TRISTAN les yeux fermés…

Quelle est la recette pour massacrer Tristan et Isolde, un des plus beaux opéras de toute l’histoire de la musique ? Simple, écouter ce que dit l’assistante du metteur en scène (Philippe Grandrieux) à la conférence avant le spectacle.

  1. Il ne faut surtout pas voir les acteurs sur scène. Ils évolueront donc sur un plateau nu plongé dans une quasi pénombre. Et pour les voir encore moins, un énorme écran blanc couvrira tout le devant de la scène sur lequel seront projetées des images allant de l’érotisme à la pornographie à la limite de la nausée – et ce tout au long des trois actes. De sorte que si on ne connaît pas l’œuvre, on ne sait jamais qui chante.
  2. On nous explique aussi que l’action n’a aucune importance et doit être bannie : exit la scène du philtre d’amour, exit l’arrivée du roi Marke, exit le duel avec Melot… Pas de jeu de scène, les chanteurs devront déambuler sur scène tantôt en se prenant la tête dans les mains tantôt en se laissant tomber à terre de temps à autre.
  3. Last but not least, on nous assène qu’il n’y aura aucun surtitre car le texte n’a aucune importance. C’est oublier que Wagner a écrit et la musique et le livret dans une totale adéquation, et ce qui fait de Tristan un chef d’œuvre.

On se pose alors une question essentielle : comment mépriser à ce point et une œuvre et surtout un public qui ne connaît pas forcément sur le bout des doigts une œuvre musicale, quelle qu’elle soit ?

Dès le prélude où l’on voit une femme une aux gestes lascifs, une décision s’impose : fermer les yeux pour se concentrer sur la musique et profiter des voix. Et de ce côté-là, on est gâté.

Daniel Johansson, ténor suédois, et un habitué des grands rôles wagnériens : Tannhäuser à Essen, Parsifal à Genève. Il est ici un Tristan idéal. À une voix d’une puissance inouïe, il apporte toutes les nuances et subtilités possibles. Le monologue du troisième acte donne le frisson par sa justesse et sa puissance, une puissance d’autant plus décuplée que la salle s’est maintenant vidée de la moitié des spectateurs, ayant quitté la salle à la fin du deuxième acte.
Carla Filipcic Holm, soprano argentine, a déjà chanté à plusieurs reprises le rôle écrasant d’Isolde. Sa voix est d’une grande expressivité, puissante, même si par moments un peu métallique, notamment au premier acte. Après plus de quatre heures de spectacle, sans signe de fatigue, soutenue par une direction d’orchestre admirable, la mort d’Isolde est d’une grande beauté même si on ne saisit pas bien les deux derniers mots essentiels de l’opéra : « höchste lust » (Pure joie).  C’est le seul moment de l’opéra qui ne soit pas pollué par les images : on est dans la pénombre totale. Le public subjugué observera un moment de silence après les dernières notes, pour déclencher un tonnerre d’applaudissements.
Comment avec deux voix aussi belles ne pas évoquer le duo d’amour du deuxième acte, monument de l’art lyrique, le plus long de toute l’histoire de la musique (quarante-cinq minutes) ? Quelle beauté ! – et que de métier pour arriver à cela. On est confondu par cet équilibre total avec l’orchestre, l’émotion nous submerge en face de ces moments d’absolu qu’on aimerait voir durer encore et encore, le mouchoir à la main.

Nicolai Elsberg, basse danoise, campe le roi Marke, premier rôle wagnérien à ma connaissance de sa carrière. La voix est belle et juste, très puissante, avec par moments des ruptures de volume, le chanteur étant peut-être décontenancé par la mise en scène.
Sasha Cooke, mezzo américaine assure avec talent le rôle de Brangäne. On a cependant parfois l’impression que sa ligne de chant impeccable est mise à mal par le jeu scénique qui lui est imposé (elle doit notamment tomber sans cesse par terre…).
Cody Quattlebaum (baryton) dans le rôle de Kurwenal, Lancelot Lamotte (ténor), Melot, Oliver Johnston (ténor) le jeune marin, et Ronan Airault (baryton), le timonier, tous de très bon niveau, complètent cette belle distribution. Il est regrettable qu’aux saluts on ne sache vraiment qui applaudir puisqu’à aucun moment on n’aura pu voir le visage des interprètes (tout au plus aura-t-on peu apercevoir leurs silhouettes).

Les chœurs de l’Opéra – augmentés du Choeur accentus – sont comme d’habitude excellents, placés de part et d’autre du dernier balcon. L’orchestre enfin, dont tous les pupitres ont admirablement ciselé toutes les beautés de cette partition monumentale, était placé sous la baguette éclairée de Ben Glassberg : ce sont tous les musiciens qui monteront sur scène pour recevoir l’ovation de la moitié du public. Huées générales en revanche pour le metteur en scène – qui n’attendait sans doute que cela.

Les artistes

Tristan : Daniel Johansson
Isolde : Carla Filipcic Holm
Brangäne : Sasha Cooke
Le Roi Marke : Nicolai Elsberg
Kurwenal : Cody Quattlebaum
Melot : Lancelot Lamotte
Un Berger / Un Jeune Marin : Oliver Johnston
Un Timonier : Ronan Airault

Danseuse : Vilma Pitrinaite

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Orchestre Régional de Normandie, Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, dir. Ben Glassberg

Vidéos
Réalisation : Philippe Grandrieux
Danseuses : Nathalie Remadi, Vilma Pitrinaite, Eleni Vergeti
Montage : Philippe Grandrieux, Corinne Thévenon
Post production : Thomas Lavergne

Coproduction Opera Ballet Vlaanderen, Opéra de Rouen Normandie

Le programme

Tristan und Isolde

Action en trois actes de Richard Wagner, créée à Munich le 10 juin 1865.

Opéra de Rouen Normandie, représentation du samedi 15 juin 2024.