Monnaie de Bruxelles : un nouveau dénouement (tragique) pour Turandot : pourquoi pas ? (… mais pourquoi donc ?)

Belle interprétation musicale pour cette nouvelle production bruxelloise de Turandot. Mais la lecture scénique ne tient pas toutes les promesses du premier acte…

Une femme frigide qui passe le plus clair de son temps à décapiter des hommes ; une partition on ne peut plus ancrée dans la modernité (Turandot « rompt avec les traditions romantiques du XIXe siècle pour embrasser les couleurs modernistes de son temps », rappelle judicieusement Andrew Davis dans son article du programme de salle : « Les aspects du modernisme dans Turandot de Puccini ») : rien de moins conventionnel que l’ultime chef-d’œuvre de Puccini, représenté actuellement à la Monnaie de Bruxelles pour la première fois depuis… 1979 ! Pourtant, les équipes de la Monnaie estiment qu’ « une œuvre telle que Turandot réclame une équipe artistique à l’imagination foisonnante, qui ose remettre en question les conventions les plus éculées ». S’agit-il de s’affranchir de toute « couleur locale », quand bien même la partition de Puccini regorge de sonorités et de motifs « chinois » ? Sur ce plan, le pari est tenu : rien – ou si peu de choses -, dans la mise en scène, les décors et les costumes conçus par Christophe Coppens (avec la collaboration de I.S.M. Architecten pour la scénographie), n’évoque réellement la Chine – ce qui ne nuit nullement au dramatisme de l’œuvre, ni à la peinture psychologique des personnages. Le spectacle témoigne-t-il pour autant d’une « imagination foisonnante » ? CDFD…

Le spectacle commence fort : nous sommes dans une salle de réception très chic, où des gens très chics, en fracs et robes de soirée, dansent, boivent des cocktails, dînent tout en se réjouissant des exécutions passées et à venir ordonnées par la princesse Turandot. Le contraste entre l’aspect policé et mondain de la soirée et de ses participants, et la violence des propos et idées sanguinaires qui s’y expriment est saisissant et réellement effrayant, notamment lorsqu’une porte s’ouvre sur une salle rouge, dans laquelle disparait un Prince de Perse entièrement nu – à qui on s’apprête de toute évidence à faire subir les derniers outrages… Nous sommes alors parfaitement disposés à suivre cette lecture originale, audacieuse, s’attachant à souligner le fait que le genre masculin ou les gens du peuple n’ont évidemment nullement l’exclusivité du vice et de la violence, mais que la haute société et les femmes peuvent aussi se les approprier – et même en faire une sorte de divertissement mondain.

Malheureusement, le spectacle ne tient pas toutes ses promesses. Après ce premier acte très fort visuellement et dramatiquement, le second piétine quelque peu (c’est la direction musicale d’Ouri Bronchti qui confère une vraie tension dramatique à la scène des énigmes, plus que la réalisation scénique, très statique…). Quant au troisième acte, il détourne le dénouement prévu par Puccini et ses librettistes sans convaincre vraiment ni être parfaitement clair : pendant le duo final de l’œuvre, Turandot regarde une émission dans laquelle apparaît Calaf (sa voix est déformée car retransmise par le poste de télévision) ; le Prince a visiblement été torturé à mort sur ordre de la princesse : un corps nu et sanguinolent (celui du Prince ?) sort littéralement d’une « œuvre d’art » accrochée au mur – et qui a attiré le regard du spectateur pendant toute la soirée par son côté repoussant : s’agit-il de la représentation d’un orifice corporel naturel (vulve ? anus ? l’œuvre est surmontée de cette indication : « Untitled cunt »…) ou d’une blessure faite par une balle ou par une lame ? Quoi qu’il en soit, l’homme, après être littéralement « sorti » de cet orifice, expire. La police et les médecins légistes viennent faire leur office ; Turandot est arrêtée. Altoum reste seule (car il s’agit dans cette version d’une impératrice, interprétée par la mezzo Ning Liang) à régner. Dans ces conditions, toute la partie finale du duo (qui reprend en l’inversant la scène des énigmes) est supprimée, et Turandot ne clame évidemment pas au peuple que le nom du prince est « Amour »… Pourquoi pas ? Mais en fait… pourquoi donc ? Nous ne sommes pas sûr que l’œuvre y gagne quoi que ce soit, musicalement, dramatiquement, idéologiquement.

Musicalement, c’est avant tout le triomphe des chœurs (légèrement chahutés au rideau final ; il se sont pourtant montrés éclatants et à la hauteur de cette partition exigeante) et de l’orchestre, comme toujours impeccable. Le chef Ouri Bronchti ne devait initialement diriger que quatre soirées. Suite à la défection de Kzushi Ono (pour raisons de santé), c’est finalement l’ensemble des représentations qui lui ont été confiées. Une décision pour le moins heureuse :  Ouri Bronchti a parfaitement su mettre en valeur le côté rutilant, chatoyant de l’orchestre puccinien, révéler certains détails de l’orchestration sans jamais perdre de vue la progression dramatique de l’œuvre, souligner, enfin, toute la modernité de cet ultime opus puccinien.

Vocalement, la distribution réserve quelques belles surprises. Bravo au trio de ministres particulièrement bien chantant : Pang (Alexander Marev), Pong (Valentin Thill), Ping (Leon Košavić), avec une mention spéciale pour ce dernier (belle évocation nostalgique de sa petite “maison dans le Honan”…). Le vétéran Michele Pertusi (très exactement quarante ans de carrière !) fait entendre une ligne de chant encore étonnamment ferme et campe un Timur digne et émouvant. Les premières interventions de Venera Gimadieva laissent craindre un matériau vocal un peu trop léger pour Liù. Mais une projection vocale efficacement conduite lui permet finalement de surmonter l’orchestre puccinien ; la soprano russe campe une Liù émouvante et convaincante, malgré un fâcheux décalage rythmique au début de sa mort (heureusement habilement rattrapé). Calaf est sans doute l’un des meilleurs rôles de Stefano La Colla : le ténor peut y faire valoir une projection arrogante et des aigus fiers, sans pour autant renoncer aux nuances indispensables à “Non piangere, Liù”. Dommage que, comme la plupart de ses collègues, il n’ait pas résisté à extrapoler dans le haut de la tessiture sur la réplique “Ti voglio tutta ardente d’amore!” – d’autant que ce ne sera pas l’aigu le plus éclatant de la soirée…

Le rôle impossible de la Princesse de glace échoit à la soprano polonaise Ewa Vesin, récemment applaudie en Tosca à Toulon. La chanteuse se sort avec les honneurs de ce rôle éprouvant entre tous : les aigus assassins de l’acte II sont bien là (quitte à relâcher un peu la diction dans le dernier “Gli enigmi sone tre”, ce qu’on lui pardonne aisément !), les graves également, de même que l’émotion : l’interprète prend soin en effet de ne pas proposer une interprétation “monolithique” du personnage. Enfin et surtout, le grain de la voix est très particulier, ce qui fait qu’on dresse l’oreille dès que la chanteuse intervient… Une qualité qui lui permet de ne pas grossir les rangs des “hurleuses” plus ou moins anonymes qui interprètent trop souvent le personnage.

Les artistes

La Principessa Turandot : Ewa Vesin
Il Principe Ignoto (Calaf) : Stefano La Colla
Liù : Venera Gimadieva
L’Imperatore Altoum : Ning Liang
Timur : Michele Pertusi
Un Mandarino : Leon Kosavic
Pang / Il Principe di Persia : Alexander Marev
Pong : Valentin Thill

° MM Lauréat

Orchestre symphonique, chœurs (dir. Emmanuel Trenque) et académie des chœurs de la Monnaie ; Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie (s.l.d. de Benoît Giaux), dir. Ouri Bronchti

Mise en scène & costumes : Christophe Coppens
Décors : Christophe Coppens & I.S.M.ARCHITECTEN
Éclairages : Peter van Praet
Dramaturgie : Reinder Pols

Le programme

Turandot

Dramma lirico en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, créé à la Scala de Milan le 25 avril 1926.

Monnaie de Bruxelles, représentation du mardi 18 juin 2024.