Scala de Milan : un Werther psychodramatique, vocalement somptueux
Werther à la Scala : une grande soirée massenétienne, avec une lecture scénique intelligente, une superbe distribution et, dans le rôle-titre, sans doute le meilleur interprète possible aujourd’hui.
Le Werther représenté ce samedi au Théâtre alla Scala de Milan, en co-production avec le Théâtre des Champs-Elysées de Paris, présentait une mise en scène très originale de Christof Loy. Le cadre sobre et même austère est pendant tout le spectacle celui d’un foyer domestique : la maison du Bailly, aux deux premiers actes ; celle d’Albert et Charlotte dans la deuxième partie de l’œuvre. Une grande porte vitrée coulissante au milieu d’un mur couleur coque d’œuf, sépare les errances sentimentales de Werther et Charlotte, ainsi qu’Albert et Sophie du monde externe. Le metteur en scène veut mettre en exergue dès le début les mécanismes complexes de la relation entre les deux sœurs Sophie et Charlotte. Il nous montre une Sophie tourmentée de jalousie mais aussi d’émulation, qui espionne et réprimande là où elle ne peut pas égaler sa grande sœur. Les situations dictées par le livret sont respectées dans toute la première partie du drame. Le metteur en scène s’amuse à chorégraphier avec malice les mouvements des personnages secondaires qui passent brièvement au premier et deuxième actes.
En revanche, dans la partie finale, le metteur en scène choisit une adaptation très personnelle du drame, qui prend sciemment ses distances avec le synopsis original. Quittant décidément le cadre impitoyable du roman de Goethe et même celui plus romantique et audacieux de Massenet, Christof Loy transpose le triangle amoureux Werther-Charlotte-Albert au milieu d’un psycho-drame d’Ibsen, dans lequel la petite Sophie joue aussi son rôle. Plus Maison de poupée que Werther : tout le final se passe chez Albert, c’est là même que Werther accomplira le geste fatal, face à Albert qui prend connaissance des lettres de Werther avec une fureur jalouse – et à Sophie qui semble perdre la raison. Charlotte lançant les lettres compromettantes au pieds de son époux se transforme en Nora d’Ibsen, et accourt auprès de son amoureux mourant.
C’est un choix courageux que fait le metteur en scène, et nous le respectons, car on trouve des potentialités théâtrales insoupçonnées dans une œuvre très populaire que l’on croyait presque trop connaître.
Le somptueux orchestre de la Scala conduit avec fougue par le chef Alain Altinoglu, offrait à nos oreilles un exploit sonore qui nous transporte par puissance presque dans l’univers orchestral de Wagner. Toutefois le tumulte testostéronique des cuivres italiens se heurte parfois au raffinement et à la recherche timbrique toute parisienne de l’écriture de Massenet, ainsi qu’aux nuances de la déclamation des chanteurs.
La distribution vocale nous a quant à elle offert un trio idéal. Benjamin Bernheim représente probablement aujourd’hui le meilleur Werther de la scène mondiale. Après avoir chanté Des Grieux, Faust, Roméo et Hoffmann à l’Opéra de Paris, espérons que le ténor pourra bientôt offrir son incarnation de Werther au public français. Un Werther plus lyrique que dramatique, au timbre pur et clair mais néanmoins puissant, dont les phrases en mezza-voce ajoutent une poétique intimiste et rêveuse, là où le personnage voulu par la mise en scène perd inévitablement en élan héroïque. Ce même élan est en revanche incarné par la Charlotte de Victoria Karkacheva. Dotée d’une vocalité majestueuse et large, la mezzo russe a campé une Charlotte forte et impétueuse, mais sans demi-teintes. Le beau timbre et la ligne de chant homogène, ainsi que la force de l’interprétation nous offrent une véritable Walkyrie massenetienne vouée au sacrifice. Son chant est chaleureux et très convaincant dans le long monologue des lettres. Une Charlotte donc qui montre encore plus nettement le contraste avec le caractère plus ordinaire de sa jeune sœur Sophie : la belle voix et la belle présence de Francesca Pia Vitale réussissent, de façon presque inédite, à exprimer le côté enfantin du personnage avec également quelques pointes de mesquinerie – outre l’ambiguïté de son attitude avec le beau-frère Albert. Mari trahi dans son amour propre, Albert est incarné avec un vrai talent d’acteur et un beau sens du phrasé par Jean-Sébastien Bou. En fin connaisseur de l’écriture de Massenet et en phase avec l’idée du metteur en scène, le baryton a su ajouter à son personnage une complexité psychologique inédite, rendant plus central un rôle parfois ingrat et en marge du drame.
Dans les rôles comiques de Schmidt et Johann, Rodolphe Briand et Enric-Martìnez-Castignani ajoutent leur verve bouffonne en marge du drame sentimental qui se déroule en parallèle.
En fin de soirée nous sommes sortis du théâtre milanais le cœur ému par la mélodie de Massenet, avec une folle envie de chanter à tue tête tous les beaux airs de Werther !!
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Retrouvez ici Benjamin Bernheim en interview !
Werther : Benjamin Bernheim
Albert : Jean-Sébastien Bou
Le Bailli : Armando Noguera
Schmidt : Rodolphe Briand
Johann : Enric Martínez-Castignani
Bruhlmann : Pierluigi D’Aloia*
Charlotte : Victoria Karkacheva
Sophie : Francesca Pia Vitale
Katchen : Elisa Verzier
Les Enfants**:
Fritz : Maya Caiazza
Max : Matteo Germinario
Hans : Theodore Chkareuli
Karl : Alessandro De Gaspari
Gretel : Allegra Maifredi
Clara : Vittoria Montano
* Membre de l’Académie de la Scala
** Membres du Chœur de Voix blanches de l’Académie de la Scala, dir. Bruno Casoni
Orchestre de la Scala, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène et chorégraphie : Christof Loy
Décors : Johannes Leiacker
Costumes : Robby Duiveman
Lumières : Roland Edrich
Werther
Drame lyrique en quatre actes de Jules Massenet, livret d’Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, tiré du roman Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, créé le 16 février 1892 à la Wiener Staatsoper de Vienne.
Scala de Milan, Représentation du samedi 15 juin 2024.