L’ORFEO de Monteverdi à Crémone : Eurydice et le chat de Schrödinger

L’Orfeo de Monteverdi au Teatro Ponchielli de Crémone: une belle réussite musicale, en particulier pour Marco Saccardin, aussi bon chanteur que… joueur de luth !

Le « paradoxe du chat » est une expérience de pensée conçue par le physicien Erwin Schrödinger en 1935 pour démontrer que la mécanique quantique peut donner des résultats paradoxaux lorsqu’elle est appliquée à un système physique macroscopique. L’expérience décrit un appareil caché par un récipient dans lequel un chat est relié à un système physique déterminant sa mort si un événement subatomique s’y produit spontanément, selon une certaine probabilité et à un moment donné. Selon la mécanique quantique, tant qu’il n’a pas fait l’objet d’une observation rigoureuse, un tel système engendre la superposition de ces deux états : « événement survenu-non survenu » ; il s’ensuit que l’animal devrait également se trouver dans ce même état, avec la conséquence paradoxale que « le chat vivant » et « le chat mort » représenteraient deux états coexistants dans le même temps.

Pourquoi cette digression sur la physique à propos d’un spectacle d’opéra ? Parce que le metteur en scène de L’Orfeo de Monteverdi, représenté au Théâtre Ponchielli et inaugurant le 41e Festival Monteverdi de Crémone, à savoir Olivier Fredj, dans ses notes de mise en scène publiées dans le programme de la salle, cite précisément ce paradoxe de la mécanique quantique : « Et si Eurydice était le chat de Schrödinger ? Et si notre regard contemporain n’était pas seulement celui de ceux qui écoutent Verdi ou Debussy, mais aussi celui qui regarde la science, et en particulier la vie et la mort, modifié par les découvertes de la physique quantique ? », s’interroge Fredj. Le spectacle n’existe que pour le public qui le regarde, le théâtre est comme un miroir et le regard modifie sa réalité. De même qu’une particule subatomique change d’état si on l’observe (à l’aide de photons qui la frappent), de même le regard d’Orphée provoque la mort définitive d’Eurydice.

Après avoir vu la pièce selon cette lecture propre au metteur en scène français, on ne trouve rien qui semble concrétiser cette référence philosophique savante, sauf peut-être pour L’Espérance, qui se promène comme un verrier ambulant portant des miroirs sur son dos. La dramaturgie de cet Orphée  » quantique  » se déroule de manière conventionnellement linéaire, sans idée géniale mais avec une certaine naïveté, sans attention particulière aux acteurs, en s’appuyant sur la présence scénique naturelle des très jeunes interprètes et avec une utilisation assez sommaire  des mouvements des personnages sur scène. La scénographie de Thomas Lauret n’est pas particulièrement belle mais est néanmoins efficace : des arcades rappelant une architecture stylisée sont abaissées au moment du passage du monde des vivants à celui des morts, tandis que l’apothéose finale se déroule sur une scène vide présentant le matériel scénique. Les costumes conçus par Camilla Masellis et Frédéric Llinarès sont résolument laids et se déclinent en trois styles : des robes contemporaines en toile de sac avec des motifs argentés sur fond noir de Jean Cocteau – auteur de la pièce Orphée en 1926, puis, en 1950, du film homonymes et en 1960 du Testament d’Orphée – et enfin des vêtements de différentes époques pour les habitants des enfers. Plus intrigants sont les graphismes de Jean Lecointre, inspirés des vers de Striggio de l’acte 5 : « Benché queste mie luci | sien già per lagrimar fatte due fonti« , et les vidéos surréalistes de Julien Meyer projetées sur l’écran du fond, avec la présence constante d’un œil.

La partie la plus convaincante de l’interprétation reste la composante musicale, confiée à Francesco Corti au clavecin et à la direction de Il Pomo d’Oro, qui met en sons la partition du Divino Claudio avec une élégante liberté d’expression, un adoucissement magistral du dessin rythmique, ponctué d’intenses pauses expressives, et une recherche attentive de la couleur, rehaussant ainsi la légèreté du phrasé et plaçant le mot au centre de tout. Une certaine sobriété de touche l’amène à ne pas exalter la somptuosité de la toccata initiale, que l’on aurait peut-être préféré voir répétée, comme il est de tradition, en augmentant son intensité sonore.

Tous les interprètes sont très jeunes et proviennent du concours I Concorso Cavalli Monteverdi, comme son lauréat le baryton Marco Saccardin, dont Première Loge avait repéré le talent dans les courtes interventions de Lesbo dans l’Agrippina donnée à la Seine musicale en janvier dernier. Il interprète ici le rôle-titre d’une voix fine et bien projetée, avec un style déjà amplement acquis et une grande endurance dans un rôle l’obligeant presque toujours à être présent sur scène. Avec son timbre grave, il réussit à mettre en valeur l’aspect humain et viril du personnage, particulièrement émouvant dans la complainte sur les « champs de Thrace » au moment de quitter les Enfers. Moins précises sont les agilités requises dans le duo final avec son père Apollon, où le jeune Giacomo Nanni (également Berger et Troisième Esprit) n’est pas non plus tout à fait à l’aise dans les coloratures. Jin Jiayu (La Musica, Euridice) possède une voix d’une pureté et d’une luminosité cristallines. Celle de la Messaggera de Margherita Sala est bien timbrée et expressive. La Proserpina et le Pluton de Paola Valentina Molinari et Rocco Lia, ce dernier ayant déjà été entendu en tant qu’Homme d’armes dans la Zauberflöte et Fiorello dans le Barbiere di Siviglia à Turin, forment un beau couple. Le Charon d’Alessandro Ravasio est également une basse prometteuse. La distribution est complétée par la mezzo-soprano Laura Orueta (Speranza), la soprano Emilia Bertolini (Ninfa), le ténor Roberto Rilievi (Primo pastore, premier esprit), le ténor Matteo Straffi (Secondo pastore, deuxième esprit) et le contre-ténor Sandro Rossi (Terzo spirito). Le chœur Cremona Antiqua, dirigé par Diego Maccagnola, a été admirable.

Lors de la deuxième représentation, le public a chaleureusement applaudi tous les interprètes, avec une insistance particulière pour le protagoniste Marco Saccardin, qui avait entre-temps démontré ses talents de musicien polyvalent en se mettant au luth dans le finale de l’opéra : Orphée, satisfait par Apollon, reprend l’instrument avec lequel il avait entrepris le voyage aux enfers pour l’amour de sa fiancée Eurydice.

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Les artistes

Orfeo : Marco Saccardin
La Musica/Euridice : Jin Jiayu
Messaggera : Margherita Sala
Proserpina : Paola Valentina Molinari
Speranza : Laura Orueta
Ninfa : Emilia Bertolini
Caronte : Alessandro Ravasio
Plutone : Rocco Lia
Apollo/Pastore 4/Spirito 3 : Giacomo Nanni
Pastore 1/Spirito 1 : Roberto Rilievi
Pastore 2/Spirito 2 : Matteo Straffi
Pastore 3 : Sandro Rossi

Il Pomo d’oro, Monteverdi Festival – Cremona Antiqua Choir (chef de choeur : Diego Maccagnola), dir Francesco Corti.
Clavecin : Francesco Corti

Mise en scène et costumes : Olivier Fredj
Décors : Thomas Lauret
Costumes : Camilla Masellis, Frédéric Llinarès
Lumières : Nathalie Perrier
Créateur de contenus visuels : Jean Lecointre
Vidéo : Julien Meyer

Le programme

L’Ofeo

Favola in musica S.V. 318, sur un livret d’Alessandro Striggio en 5 actes, musique de Claudio Monteverdi. Créée à Mantoue le 24 février 1607.

Teatro Amilcare Ponchielli (Crémone), représentation du 21 juin 2024.