En dépit d’une esthétique et d’une scénographie s’inspirant judicieusement d’anciennes photographies d’un Japon volontairement figé dans son étrangeté et ses natures mortes, la mise en scène d’Andrea Breth ne convainc pas et est loin de porter un plateau vocal qui déçoit.
La vision figée d’une « tragédie japonaise »
Lecture faite des divers articles du programme de salle – comme souvent très stimulants sur les intentions -, c’est donc à une déclinaison du fameux « regard éloigné » cher à la méthode ethnologique de Claude Levi-Strauss qu’il nous est donné d’assister dans cette lecture de Madama Butterfly, co-produite avec l’Opéra national de Lyon, la Komische Oper de Berlin et les théâtres de la Ville de Luxembourg. Regards éloignés, donc, des divers personnages sur celui de Cio-Cio-San (à tel point d’ailleurs que le chœur, censé au premier acte donner relief aux membres de la famille de la jeune épouse, demeure ici invisible !), des Américains sur un Japon qui, nonobstant tout impérialisme, demeure impénétrable, de la jeune ex-geisha sur son amant d’un soir dont elle ignore à peu près tout…
Regard éloigné mais également voyeuriste, dans une scénographie signée Raimund Orfeo Voigt où tout – où plutôt rien selon l’optique ici retenue – se passe dans la maison louée par Pinkerton[1] avec ses espaces enchâssés et ses parois coulissantes. À bien y réfléchir, la présence muette d’un individu de type occidental, feuilletant un journal pendant toute une partie du premier acte et quittant la pièce au moment où Sharpless et Pinkerton évoquent l’âge de la promise (quinze ans, faut-il le rappeler !), pourrait symboliser une forme de mauvaise conscience de l’Occident impérialiste face à ce qui est en train de se jouer devant nous…
Avec la collaboration d’Ursula Renzenbrink, qui signe de forts beaux costumes inspirés pour certains du théâtre japonais, Andrea Breth affirme avoir voulu préserver l’étrangeté d’une culture japonaise qui lui demeure hermétique comme elle devait l’être, selon elle, à Puccini et à ses librettistes en dépit de leur étude de l’instrumentation et de l’harmonie japonaise[2]. De même, la metteuse en scène considérant, sans doute à juste titre, que Madama Butterfly n’est pas un opéra d’action recourt à une succession d’images – souvent fort belles – proches de ces natures mortes que l’on peut observer sur certaines cartes postales et photos volontiers japonisantes, telles celles illustrant le programme de salle. Nous en retiendrons celle des grues – oiseau porte-bonheur dans la culture nippone – lentement animées par leurs porteurs, qui traversent la scène lors de climax dramatiques tels que le duo du premier acte et le chœur à bouche fermée à la fin du deuxième. Pourtant, au-delà des intentions et du propos totalement défendables, c’est du côté de ce « besoin de larmes et de mélodrame » – dont parle Andrea Breth dans ses propos d’intention – que ce spectacle reste au milieu du gué. Écrivons-le tout net : il nous a rarement été donné de voir une production du chef-d’œuvre de Puccini si dépourvue d’émotion, ce qui dans cet ouvrage relève tout de même de la gageure ! Est-ce dû au parti pris de faire mouvoir les personnages la plupart du temps avec une extrême lenteur ? Au peu de sensualité développé entre les deux principaux protagonistes lors du duo d’amour du premier acte ? Quoi qu’on puisse en penser sur le fond, cet instant demeure un moment exceptionnel d’érotisme musical, ici scéniquement bien terne. À l’absence totale de tension dramatique dans ce qui nous est proposé de voir lors de la scène de la lettre ? Aux regards vides de sens entre Suzuki et Cio-Cio-San, dont la relation pourtant essentielle au drame, est ici totalement inexistante ? À un moment bien tardif, puisqu’il s’agit de la rencontre entre les deux japonaises et Kate Pinkerton, on retrouve ces trois femmes désenchantées et brisées – à leurs degrés respectifs – s’observant, figées. L’image est forte mais ne déclenche aucune émotion, peut-être parce que le mannequin qui est censé représenter l’enfant de Butterfly, autour duquel tout se polarise lors de ce moment déchirant, n’est absolument pas mis en scène ici.
Un orchestre sous contrôle, un maestro qui canalise les émotions mais un plateau vocal qui déçoit
On connait la passion qui anime Daniele Rustioni à défendre la musique et le chant pucciniens pour lequel il en appelle à une véritable « Puccini renaissance », comme il le déclare dans les passionnants propos recueillis par Timothée Picard pour le programme de salle. Fort de sa triomphale lecture de La Fanciulla del West, il y a quelques mois à Lyon, le directeur musical de l’orchestre de l’Opéra de Lyon se présente dans la cour de l’archevêché avec un ouvrage déjà dirigé une centaine de fois et dont il connaît chaque détail, chaque inflexion, chaque contraste. Dans un souci constant – et si belcantiste ! – de faire entendre chacune des lignes vocales, Rustioni a pour impérieuse nécessité, en ce soir de première, de préserver un parfait équilibre entre la phalange lyonnaise et une distribution, certes homogène, mais sans chanteur aux organes puissants. Alors, est-il permis d’écrire que le résultat final déçoit ? Que, ce soir, l’un des maestri les plus passionnants qu’il nous ait été donné d’entendre ces dernières années ne s’élève pas à son seuil habituel d’exception ? D’où vient que, malgré l’urgence dramatique insufflée aux tempi rapides de l’introduction orchestrale et au prélude de l’acte III, malgré les poétiques dialogues noués par les vents lors du duo d’amour, les explosions sonores bien présentes après des phrases telles que « Ah !…mi ha scordata ? » ou « Lascialo giuocar. Va…fagli compagnia ! », l’allumage ne se produit pas ? Dans son propos ci-dessus référencé, Daniele Rustioni explique concrètement qu’il veut privilégier dans Puccini l’idéal d’un juste milieu entre rigueur musicale et hédonisme complaisant afin de laisser la musique totalement respirer et de trouver le bon équilibre en matière d’émotions : force est de constater que, ce soir du moins, il n’y parvient pas totalement.
C’est sans doute aussi parce que le plateau vocal réuni n’est pas tout à fait au niveau des attendus d’un festival du niveau de celui d’Aix-en-Provence, surtout dans ce type de répertoire !
Si le Goro occidentalisé de Carlo Bosi, grand habitué transalpin des rôles de composition n’appelle aucun reproche vocal, il est, par ordre d’apparition en scène, le premier qui aura sans doute souffert du peu de caractérisation auquel le contraint la mise en scène. De fait, de l’oncle bonze de la basse sud-coréenne Inho Jeong, certes peu impressionnant du strict point de vue vocal, jusqu’à la Kate Pinkerton d’Albane Carrère, en passant par le Yamadori du ténor suédois Kristofer Lundin, aucun des personnages secondaires ne retient l’attention et semble, tout comme le chœur de l’Opéra de Lyon – fort bien préparé par son chef Benedict Kearns – ne pas avoir retenu l’intérêt de la metteuse en scène. C’est, en revanche, l’inverse pour les sept comédiennes et comédiens-danseurs qui, dans leurs jeux de masques inspirés du théâtre japonais, passent souvent au premier plan de cette production.
Déception que celle du Sharpless du baryton belge Lionel Lhote, à la voix qui semble bien légère pour le rôle mais qui est surtout, ici, peu émouvant, dans un rôle pourtant normalement pétri de bienveillance. De même, on s’est souvent demandé au cours de cette soirée où étaient passés les moyens vocaux de Mihoko Fujimura, l’une des plus impressionnantes Fricka et Brangäne que nous ayons entendues sur scène, singulièrement étrangère à son personnage, lui aussi pourtant si émouvant. Que dire du Pinkerton du ténor britannique Adam Smith qui, malgré une volonté de vaillance, est doté d’une voix à l’émission ingolata, à l’aigu bien nasal, ce qui ne nous élève guère vers les hauteurs du duo du premier acte, surtout face à une partenaire aussi sensible qu’Ermonela Jaho.
Comme le maestro Rustioni, la soprano albanaise fait partie des grandes habituées du répertoire puccinien et du rôle de Cio-Cio-San avec lequel elle fait ses débuts au festival d’Aix-en-Provence. Objectivement, ce n’est pas l’Ermonela des grands soirs qu’il nous a été donné d’entendre lors de cette première, celle qui, il y a quelques mois, nous avait littéralement subjugué sur la scène de l’Opéra de Nice, déjà dans de larges extraits de Madama Butterfly. Dans une production la livrant souvent à elle-même – ce qui est difficilement concevable quand on dispose d’une interprète pouvant atteindre les sommets mélodramatiques que l’on sait ! – cette si émouvante artiste délivre une interprétation pourtant sans accrocs où, malgré une assise parfois limitée dans le grave, le contre-ré bémol de l’air d’entrée n’est pas escamoté et se termine bien diminuendo, où le « Un bel dì, vedremo » est parfaitement ciselé et ressenti dans ses moindres inflexions et où l’air final « Tu, tu, piccolo iddio » n’accuse aucune fatigue après quelque deux heures de présence scénique constante. Avec Daniele Rustioni, Ermonela Jaho fait partie de ces artistes qui donnent le meilleur d’eux-mêmes lorsqu’ils ressentent être pris dans la puissance d’une respiration commune.
C’est son absence qui fait, sans doute, que ce soir nous ne nous sommes pas attardés à la sortie de Madama Butterfly…
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[1] Une vision totalement différente des deux dernières productions de l’ouvrage auxquelles nous avons assisté depuis le début de cette année Puccini, à Nice (Daniel Benoin) et à New-York (Anthony Minghella), où tout ou presque se passait à l’extérieur de la maison, face à la baie de Nagasaki.
[2] Ce qui n’est tout de même pas négligeable si l’on en juge par la connaissance poussée que Luigi Illica, esprit érudit et déjà librettiste de Mascagni pour Iris (1898), opéra symboliste et japonisant, avait de la collection d’instruments nippons traditionnels du baron florentin Alessandro Kraus.
Cio-Cio San : Ermonela Jaho
Suzuki : Mihoko Fujimura
Kate Pinkerton : Albane Carrère
F.B. Pinkerton : Adam Smith
Sharpless : Lionel Lhote
Goro : Carlo Bosi
L’Oncle Bonze : Inho Jeong
Yamadori : Kristofer Lundin
Le commissaire impérial : Kristjàn Jóhannesson
Chœur de l’Opéra de Lyon, direction : Benedict Kearns
Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
Mise en scène : Andrea Breth
Scénographie : Raimund Orfeo Voigt
Costumes : Ursula Renzenbrink
Lumières : Alexander Koppelmann
Madama Butterfly
Tragédie japonaise en trois actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après la pièce de David Belasco Madame Butterfly, basée sur une nouvelle de John Luther Long (1898), créée au Teatro alla Scala, Milan, le 17 février 1904.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du vendredi 5 juillet 2024
1 commentaire
Le premier (ou la première) metteur (ou metteuse) en scène qui avait remplacé l’enfant de Butterfly par une poupée avait eu une idée. Mauvaise à mon avis, mais enfin, une idée. Toutes celles et tous ceux qui ont fait de même par la suite……….