Songs and Fragments au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence est un diptyque qui rassemble Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et Kafka-Fragmente de György Kurtág, deux cycles exposant sur scène une voix soliste, avec la participation de l’Ensemble intercontemporain.
Songs and Fragments est présenté comme un « théâtre musical ». La soirée, sans entracte, compile en effet deux cycles assez similaires en ce qu’ils rassemblent des morceaux assez courts, interprétés comme des sketches : huit « chants pour un roi malade », puis quarante « fragments » tirés de l’œuvre de Franz Kafka. Ces cycles – il n’est pas anodin de rappeler qu’ils sont composés entre 1969 et 1987 – ne reposent en rien sur une narration évidente ; l’ambiance est difficile à classer, entre absurde et expressionnisme – comme l’est le fameux Jakob Lenz, opéra sur la folie de Wolfgang Rihm de 1979. C’est aussi un lointain écho au Pierrot Lunaire de 1912, tant pour la succession des fragments, l’atmosphère hallucinée et l’ensemble instrumental qui deviendra un archétype contemporain ; Pierrot dans lequel la violoniste Patricia Kopatchinskaja a brillé en 2021 à Aix, avant de montrer une nouvelle fois toute sa virtuosité et son enthousiasme en cette année 2024. Issus des compositeurs dits post-sériels Peter Maxwell Davies (1934-2016) et György Kurtág (1926-), ces deux cycles sont d’esprit atonal avec des escapades dans les tonalités populaires, signes, diront certains, de la postmodernité.
Côté dramaturgie, il faut d’emblée souligner le travail extraordinaire de la lumière (sous la direction de Urs Schönebaum) : de très nombreuses techniques de face/latérale, plongée/contre-plongée, sur telle ou telle partie du corps, contraste entre clarté du soliste sur scène et fond noir, etc. sont utilisées, avec une grande précision, et servent admirablement le spectacle, l’expressivité des corps, des visages, des mouvements. De même, la mise en scène de Barrie Kosky assisté de Dagmar Pischel est riche et pleine de rebondissements, laissant subodorer tout un monde de significations alors que les textes sont incertains, lapidaires, aphoristiques, ou plus longs, et de natures bien différentes, des paraboles, des épanchements, assemblés sans ordre apparent…
Le thème de la soirée oscille entre la folie et… la marche… Un cheminement certes non linéaire, avec ses bifurcations inattendues… En somme, un kaléidoscope ne cessant de faire défiler des tableaux et des expressions étonnantes et souvent incompréhensibles dès l’abord.
La soirée commence par les Eight Songs for a Mad King (1969) pour voix d’homme et ensemble de Peter Maxwell Davies, sur un livret de Randolph Stow d’après des propos de George III d’Angleterre (1738-1820). La musique se concentre sur la période d’aliénation mentale du monarque, à la fin de sa vie, où la démence prend de multiples visages ; le roi voulait par exemple apprendre à chanter à ses oiseaux. La structure en huit chansons renvoie aux mélodies qu’il jouait avec un orgue mécanique.
Accompagné dans la fosse par l’Ensemble intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, auquel s’ajoute un dijeroddo, un appeau (de canard semble-t-il), le roi – nommé ici « un homme » -– incarné par Johannes Martin Kränzle, apparaît dès la levée du rideau dans son plus simple appareil, avec seulement un slip blanc et quelques accessoires comme des strass et faux-cils sur le côté gauche du faciès, ou un fil de fer qui représente entre autres un serpent, symbole que l’on retrouve symétriquement à la fin de la soirée. Ces Eight Songs sont connus pour l’utilisation extrême de la voix, singeant le bruitisme des fous (voix hyper grave vs. sons de fausset, registres expressifs de la folie, etc.), ainsi que pour la forme ouverte présente dans sa partition. Le baryton Kränzle excelle dans ces vocalités non-classiques, au point qu’on se demande s’il est musicien ou comédien, dans la tradition des tréteaux. La liberté conférée à l’interprète est grande et la réussite tient en grande partie de sa présence scénique. Partant dans des soliloques invertébrés, il parle souvent aux bouvreuils représentés par des instruments différents. A la fin, il casse son violon (dont Kränzle joue d’ailleurs fort honnêtement) ; ce massacre est typique du rock de son époque. Au passage, parmi les modes et clichés actuels, ce spectacle partage avec Pelléas et Mélisande, donné au même moment à Aix : une chanteuse toute nue sur scène, la simulation pornographique de l’acte sexuel…
La soirée de poursuit avec les Kafka-Fragmente pour soprano et violon de György Kurtág, sur des textes de Franz Kafka. Cette fois c’est « une femme », incarnée par Anna Prohaska, qui mime des marches et démarches variées, « Comme un chemin en automne : à peine l’a-t-on balayé, qu’il se recouvre de feuilles mortes » (I.2). Elle est debout, allongée, hurlant, murmurant, etc. Sur scène, une seule violoniste, derrière son pupitre, sur le côté : ses modes de jeu et figures sonores sont d’une diversité inouïe ; ils soutiennent de façon souvent figuraliste les propos et les inflexions vocales. Hormis quelques aigus, toujours bien placés, mais peu timbrés, l’ensemble de la voix d’Anna Prohaska est impressionnant de variété et de justesse, au sens moderne du terme. Elle module l’intimité du journal personnel de Kafka, aux accents hétéroclites : parfois criés « sans répit » (I.4.), en berceuse ou en lyrisme : « …ce fut une très longue histoire d’amour… » (IV.2.) ; avec des effets théâtraux saisissants : « les spectateurs se figent quand le train passe devant eux. » (I.10.) Parfois, ce sont des maximes et jeux d’esprit suscitant les sourires du public : « Sur la canne de Balzac : je brise tous les obstacles. Sur la mienne : tous les obstacles me brisent… » (I.15), ou des vérités philosophiques : « Il n’existe pas d’Avoir, juste un Être » (III.1) brusquement confrontées au « coït comme punition… » (III. 2).
Cette année encore, le Festival d’Aix-en-Provence propose au public des pièces exigeantes et novatrices, interprétées de façon magistrale. Les deux chanteurs en solo, Kränzle et Prohaska ainsi que la magnifique violoniste, Patricia Kopatchinskaja, et dans une moindre mesure, l’Ensemble intercontemporain, sont à ce point investis physiquement et spirituellement dans leur performance exigeante, que l’auditeur sent qu’il assiste à une interprétation qui fera date pour ces pièces emblématiques et rarement jouées sur scène. Et il le manifeste par des bravo franchement exprimés et réitérés, avant de retrouver, au sortir du petit théâtre à l’italienne, la douce nuit d’été et les fragrances des lauriers roses.
Eight songs for a mad king
Un homme : Johannes Martin Kränzle
Ensemble Intercontemporain, dir. Pierre Bleuse
Assistant à la direction musicale : Levi Hammer
Kafka-Fragmente
Une femme : Anna Prohaska*
Une violoniste : Patricia Kopatchinskaja
*Ancienne artiste de l’Académie
Mise en scène : Barrie Kosky
Assistante à la mise en scène : Dagmar Pischel
Espace et lumière : Urs Schönebaum
Songs and Fragments:
Eight songs for a mad king
Théâtre musical pour voix d’homme et ensemble de Peter Maxwell Davies, livret de R. Staw d’après des propose de George III, créé le 22 avril 1969 au Queen Elizabeth Hall de Londres.
Kafka Fragmente
Pour soprano et violon, de György Kurtag, sur des textes de Franz Kakfka, opus 24, créé le 25 avril 1987 aux Wittener Tage für neue Kammermusik, Witten (Allemagne)
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du mercredi 10 juillet 2024