Un inédit de Rameau, qui plus est sur un livret de Voltaire ?
On connait – mal – l’histoire, le plus souvent réduite à une Dalila traitresse, faisant avouer à Samson le secret de sa force extraordinaire, le livrant à la vengeance des Philistins qui lui crèvent les yeux et l’emprisonne à Gaza. Grâce à Dieu, sa force revenue lui permet de faire s’écrouler le temple de Dagon sur des centaines d’ennemis. Premier attentat suicide de la Bible – à la résonance très actuelle. De Haendel à Saint-Saens, les musiciens n’ont choisi que cet épisode, ce que Voltaire s’était gardé de faire.
1733 : Alors que François-Marie Arouet entre dans la quarantaine et travaille à ses Lettres philosophiques, le dijonnais a cinquante ans et se met enfin à penser opéra ; entre Hippolyte et Aricie et Les Indes Galantes, Samson avait toute sa place pour installer le compositeur en grand précurseur lyrique. La censure, à deux reprises, en a décidé tout autrement : pas assez sacré et surtout trop libre, trop sulfureux, voire révolutionnaire. Car avec un demi-siècle d’avance, ce Samson parle de liberté sur un ton et une violence qui ne pouvaient qu’effrayer jansénistes et gens de pouvoir.
Et voilà l’opéra mort-né. Comme l’annonce le programme, « Raphaël Pichon a élaboré un montage musical qui s’ajuste le plus judicieusement possible à ce scénario en puisant à diverses pages de Rameau, à commencer par celles qui proviennent avec une plus ou moins grande probabilité de Samson. », des Indes galantes aux Fêtes d’Hébé, de Zoroastre à Castor et Pollux ou Le Temple de la gloire… Et le livret a été revu et complété par Claus Guth, secondé par Eddy Garaudel. Il s’agit ici d’évoquer « la question de l’oppression, de la foi, du fanatisme et de ses impasses ». Avec le choix simple et binaire du noir et blanc dans les costumes.
Le résultat est fracassant – comme le sont les moments de batailles surlignés par une bande son amplifiée et impressionnante de brutalité mais en parfaite situation. Dans un décor unique, dévasté après l’effondrement du temple des philistins, apparait la mère affligée du héros que campe avec douleur Andréa Ferréol, instillant d’emblée une atmosphère de mélodrame, parole sur musique, loin des conventions du XVIIIe siècle.
Car ces soirées aixoises se vivent au sceau de la création. Nous n’assistons pas à un opéra de Rameau redécouvert parmi les vieux grimoires, mais à un spectacle inventé d’après le compositeur et son librettiste, soutenu par la puissante mise en scène de Claus Guth, la scénographie d’Etienne Pluss et la dramaturgie particulièrement efficace signée Yvonne Gebauer. Des grandes scènes menées avec maestria aux moments plus intimes entre Samson et Timna puis Dalila, le sens dramatique de l’ensemble est mené de façon magistrale dans un rythme très soutenu.
L’apparition de l’ange qui s’élève dans les airs (superbement chanté par Julie Roset au timbre subtil et délicat) comme la chute de Samson depuis les cintres, le lit d’amour transformé en lieu de torture du héros tout comme ces chorégraphies de Sommer Ulrickson jouant sur le ralenti, voire se figeant à plusieurs reprises pour suspendre le cours d’une tragédie annoncée : autant de moments qui resteront gravés dans des éclairages recherchés dus à Bertrand Couderc.
La mère désespérée se remémore la vie de son fils, dont la naissance est d’emblée placée sous l’augure de la mort. Son amour pour Timna, sa première femme, une philistine assassinée par ses propres coreligionnaires, « Ô crime irréparable, ô malheur effroyable ! ». Sa colère répétée l’amenant à la plus grande des brutalités. Son destin hanté par cette violence que la mise en scène met à cru. Le tout avec, sur scène, des codes et références regardant vers l’univers de Matrix ou le film Une histoire de la violence de Cronenberg.
Une distribution en situation
Aucun récitatif ne vient ralentir l’action, course à l’abîme effrénée où le Samson du baryton américain Jarrett Ott impressionne par son incarnation, sa voix profonde et une excellente diction sous laquelle perce rarement un léger accent. Il donne à son personnage une densité, une complexité, avec ses moments de doute et ceux où il semble habité par une cure d’ultra-violence vengeresse.
Léa Desandre chante une Timna sensuelle et volontaire avec ce timbre de mezzo qui, au fil des ans, a pris une ampleur charnelle, profonde, rare. Poignante dans « Il n’est plus d’alarme en ce triste séjour », elle rayonne dans la scène du mariage, joyeusement chorégraphiée.
Lors de sa grande scène avec Samson, la Dalila incandescente de Jacquelyn Stucker a creusé un sens aigu de la dramatisation, passant d’une froide humanoïde à une femme lionne rugissante, avant de plonger dans l’horreur des conséquences de sa dénonciation. Sa magistrale interprétation de « Tristes apprêts, pâles flambeaux », cet air venu tout droit de Castor et Pollux, a fait passer un souffle glacé sur la scène du Théâtre de l’Archevêché.
La noirceur du rôle d’Achisch, en chef de clan philistin prêt à toutes les basses œuvres, est parfaitement mise en valeur par le jeu et l’interprétation de la basse argentine Nahuel Di Pierro. Enfin le ténor Laurence Kilsby enflamme le rôle d’Elon, celui que la violence incontrôlée de Samson amène à changer de camp pour rejoindre les philistins – avant d’en être la victime. Dans ce climat exacerbé, lorsqu’après l’énucléation de Samson réapparait Julie Roset, son ange n’a plus rien de triomphant : il lui manque une aile et son « clair flambeau du monde » nous bouleverse car en total contraste avec le champ désolé d’une action ravageuse.
À la tête de son ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon fait feu de tout bois
Le chœur, très souvent sollicité, a été d’une cohésion parfaite, impressionnant dès son entrée des « voix plaintives » puis dans les grands moments de foule. L’orchestre, ductile, précis, charnu, n’a pas ménagé ses effets. Raphaël Pichon l’a entraîné dans la pure virtuosité avec des danses aussi rapides que diaboliques. Il a choisi aussi de distendre le temps avec des tempos parfois étirés, jouant sur contrastes et silences tenus. Flûtes et bassons ne furent pas les seuls à se tailler la part du lion. Force percussions et cordes graves se sont parfois mêlés à une amplification et des sons d’aujourd’hui qui, loin de dénoter, ont renforcé le tragique et l’inquiétante étrangeté du héros plongé dans cette histoire de la violence. Les puristes s’en étonneront – mais il ne faut jamais oublier la nouveauté, la radicalité même de l’écriture de Rameau qui trouve ici une résonance : celle d’un art actualisé. Jusqu’à cette fin abrupte, radicale et si peu dans les codes de l’opéra d’un XVIIIe siècle encore marqué par Lully. Le spectateur, ébahi, en ressort enthousiaste : voilà une (re)création qui laisse sans voix.
Samson : Jarrett Ott
Dalila : Jacquelyn Stucker
Timna : Lea Desandre
Achisch : Nahuel di Pierro
Elon : Laurence Kilsby
L’Ange : Julie Roset
Premier juge / un convive : Antonin Rondepierre
La mère de Samson : Andréa Ferréol
Samson jeune : Gabriel Coullaud-Rosseel
Un sans-abri : Pascal Lifschutz
Danseurs et danseuses : Gal Fefferman, Theo Emil Krausz, Victoria McConnell, Manuel Meza, Rouven Pabst, Francesco Pacelli, Dan Pelleg, Marion Plantey, Evie Poaros, Robin Rohrmann, Victor Villarreal, Marko Weigert
Figurants : Alexandre Charlet, Arnaud Fiore, Jacky Kumanovic
Chœur et orchestre Pygmalion
Direction et conception musicale : Raphaël Pichon
Chef de chant, clavecin : Ronan Khalil
Mise en scène, concept et scénario : Claus Guth
Scénographie : Étienne Pluss
Costumes : Ursula Kudrna
Lumière et vidéo : Bertrand Couderc
Chorégraphie : Sommer Ulrickson
Conception son : Mathis Nitschke
Collaboration à l’écriture : Eddy Garaudel
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Chef de danse : Evie Poaros
Samson
Libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson, un opéra perdu de Jean-Philippe Rameau et un livret de Voltaire inspiré de la Bible (Livre des Juges), créé le 4 juillet 2024 au Festival d’Aix-en-Provence.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du lundi 15 juillet 2024.