Salzburg, Don Giovanni, 9 août 2024
Reprise à Salzbourg de Don Giovanni dans la lecture de Romeo Castellucci : un spectacle accueilli triomphalement par le public !
Les choix musicaux de Teodor Currentzis
La version choisie par Teodor Currentzis est celle de Vienne, sans le duo Zerlina-Leporello de l’acte II, mais avec le finale de Prague. D’autres pages sont insérées entre les numéros de Mozart, notamment une longue musique précédant la scène du cimetière. Après l’abaissement du diapason à 430 Hz, les choix dynamiques du chef gréco-russe sont poussés à l’extrême, avec des récitatifs très » joués » et de longues pauses, qui trouvent un pendant dans les « dilatations visuelles » adoptées par le metteur en scène. Les arias qui suivent les récitatifs sont attaquées de façon soudaine, et les variations dans les reprises sont riches. Avec les improvisations de Maria Shabashova au pianoforte, Currentzis ne fait que réactiver une pratique musicale de l’époque de Mozart : à cet égard, Currentzis fait de la pure philologie – même si les improvisations et les variations ne sont souvent pas exactement dans le style du XVIIIe siècle.
Romeo Castellucci : reprise du spectacle de 2021
Romeo Castellucci réintroduit lui aussi le drame du XVIIIe siècle dans la pratique théâtrale d’aujourd’hui, redonnant un sens dramatique aux pratiques souvent muséales de nombreuses représentations modernes. Comme l’écrivait Dino Villatico, ses mises en scène ne sont jamais une illustration plus ou moins convaincante du drame, mais une sorte de discours parallèle ou souterrain qui commente le texte joué. Castellucci prend la liberté de porter à la scène une interprétation qui révèle des facettes cachées ou peu explorées du texte. Le metteur en scène italien est invité à Salzbourg pour la deuxième fois après sa Salomé de 2018, et il aborde une œuvre de Mozart pour la troisième fois après Die Zauberflöte (Bruxelles, 2018) et le Requiem (Aix-en-Provence, 2019). L’histoire de Don Giovanni est à ce point connue que, dans sa lecture, Castellucci – qui prend en charge comme toujours tous les aspects de la partie visuelle : mise en scène, décors, costumes et éclairages – bouleverse tous les mécanismes narratifs grâce à la dramaturgie de Piersandra di Matteo. Ici, la solitude du chevalier est absolue, sa sérénade est un numéro totalement solipsiste et, dans le finale, il achève son autodestruction, désespérément recherchée jusqu’alors, en restant seul et nu, recouvert de blanc telle une statue classique ou celles de Pompéi, en quoi se transforment également les autres personnages. Dans cette vision totalement pessimiste du « dramma giocoso« , le metteur en scène privilégie le premier terme et, dans le finale, « l’antichissima canzon« , chantée par le chœur dans la fosse au lieu des personnages sur scène, devient une cantate qui conclut solennellement une tragédie. L’aspect « ludique » est confié aux innombrables gimmicks qui ponctuent la représentation : les enfants de Donna Elvira qui terrorisent Don Giovanni ; le gag qui suit le « Lasciar le donne » de Leporello ; les tenues toujours différentes avec lesquelles se présente Don Ottavio, dont le caractère fat et débauché est souligné par des déguisements féminisants qui frisent le ridicule : le voici amiral, avec maquette de bateau radiocommandée et éventail de plumes, Pierrot avec un caniche, croisé, etc. Dans sa volonté de surprendre, le metteur en scène réussit à étonner le public lorsque, pendant l' »air du champagne », tout l’orchestre se soulève dans les airs avec un effet saisissant.
Le décor fixe représente l’intérieur d’une église qui, au début, plongée dans le silence, est complètement dépouillée de son mobilier : bancs, toiles, statues, autel. Au moment où le grand crucifix descend du mur, l’ouverture commence. Une chèvre traversant la scène et une femme nue se cachant derrière les piliers confirment que ce qui reste est un espace « déconsacré », qu’il n’y a pas de dimension spirituelle dans ce drame tout existentiel. Lors de sa première apparition, Don Giovanni entre en scène de manière menaçante, un marteau à la main, mais il n’est pas destiné au Commandeur – lequel mourra d’une crise cardiaque : ce marteau souligne en fait la figure iconoclaste du Chevalier. Bientôt un voile descend et la gaze rend les images floues, oniriques ; tout est d’un blanc éblouissant, les détails sont à peine discernables, comme enveloppés dans un brouillard.
Leporello est le seul à sortir de ce voile dans le finale : libéré de son maître, il peut l’observer avec détachement à travers ce diaphragme. Don Giovanni et Leporello sont identiques dans leurs vêtements et leurs mouvements, la seule différence étant la chaîne que Leporello porte en guise de ceinture, celle avec laquelle le maître tient son serviteur « enchaîné ». S’ils sont vêtus de blanc, Donna Elvira ose un peu de couleur dans ses vêtements, mais Donna Anna est en noir, apparaissant comme une figure portant le masque de la tragédie ; elle incarne en fait l’une des furies (« Come furia disperata | ti saprò precipitar« ) qui l’accompagnent. Et ce sont des furies en noir qui, comme les Bacchantes, mettent en pièces le corps du pauvre Masetto. Le « Vedrai carino » de Zerlina s’adresse en fait aux morceaux d’un mannequin, et non au corps torturé du marié : la sexualité est déshumanisée et Don Giovanni rêve du « rafraîchissement » que la belle à la fenêtre peut lui apporter en caressant une échelle en aluminium. L’élément féminin est représenté par 150 Salzbourgeoises de tous âges, valides ou invalides, créant une masse intimidante, comme le chœur endossant le rôle de juge dans la tragédie grecque. Ce sont encore leurs corps, couverts de voiles noirs, qui forment le cimetière du deuxième acte.
La mise en scène de Castellucci n’est pas dépourvue de symbolisme et d’autocitations : le piano qui tombe d’en haut et se désagrège – mais sur lequel il est encore possible de gratter les notes de la basse continue – ou le carrosse noir qui perd une roue lorsque Don Giovanni se rend compte que son jeu de séduction avec Zerlina est miné par Donna Elvira, ou encore le catalogue de Leporello qui devient non pas une mais deux photocopieuses, la seconde descendue des cintres comme le magnétophone Revox dans son Moses und Aron. D’autres sont plus énigmatiques, comme les déchets qui remplissent la scène dans le premier finale avec le vieil homme barbu en bikini à fleurs.
Dans son horror vacui, Castellucci, pour remplir l’immense scène du Großes Festspielhaus, accumule les gags et les objets en quantité parfois excessive, mais dans l’ensemble c’est un spectacle très intriguant, même s’il n’a pas le rythme qu’on attend de la folle journée d’un libertin. La première partie est nettement plus réussie que la seconde, et l’entrée des jeunes époux Zerlina et Masetto est magnifique, avec les pommes qui roulent sans fin sur la scène tandis que l’une d’entre elles retourne à l’arbre de la tentation…
Currentzis, dans sa direction, prend les libertés habituelles, mais fait ressortir les caractéristiques particulières de la partition, telles que les sons quasi rugueux et sales de certaines interventions des bois, la transparence des cordes et des bois, le dynamisme des tempi vifs, le ton rêveur des tempi lents. Son Mozart, comme il l’a démontré avec le Requiem interprété en mars à Turin, est toujours surprenant et souvent éclairant.
Une distribution séduisante – surtout côté femmes
Davide Luciano campe un Don Giovanni séduisant mais intériorisé. Il s’agit du même interprète que dans la production originale, faisant preuve d’une grande endurance – il est presque toujours sur scène – et d’une grande sensibilité : le beau timbre chaud se plie à des subtilités que nous avons rarement entendues et la présence scénique est sûre sans être écrasante. Tous les autres interprètes masculins sont nouveaux, mais si le Commendatore de Dmitrij Ul’ianov est physiquement et vocalement autoritaire, Kyle Ketelsen, chanteur raffiné et intelligent qui fut le Don Giovanni de Barrie Kosky à Vienne en 2021, est ici un Leporello un peu en retrait et vocalement souvent couvert par l’orchestre. Le Masetto de Ruben Drole ne brille pas non plus par son timbre, trop terne. Trop exsangue et peu convaincu par le rôle que lui assigne le metteur en scène, le Don Ottavio de Julian Prégardien résout excellemment les difficultés de son premier air, mais se montre moins convaincant dans le second.
La distribution féminine est meilleure. Nadežda Pavlova, qui il y a trois ans connaissait quelques incertitudes d’intonation, montre ici au contraire une grande confiance dans l’agilité vocale et dans la tessiture de Donna Anna, dont elle préfère l’élément bel cantiste à l’élément tragique, séduisant ainsi le public qui l’acclame ! Federica Lombardi revient dans le rôle de Donna Elvira et semble ici un peu fatiguée, bien qu’elle dessine une Donna Elvira passionnée et décidée, même si pas toujours contrôlée vocalement… La Zerlina vive et lumineuse d’Anna el-Khashem a apporté une pleine satisfaction.
Alla fine standing ovation del pubblico. Nella città natale di Mozart non si ha il timore di mettere in scena i suoi capolavori interpretandoli e facendoli diventare uno spettacolo di oggi: choccante e da discutere – come sempre dovrebbe essere il teatro. Anche il teatro musicale.
Le public a réservé une ovation au spectacle au moment des saluts. Dans la ville natale de Mozart, on ne craint pas de mettre en scène ses chefs-d’œuvre en les (ré)interprétant et en en faisant un spectacle d’aujourd’hui : interrogeant les spectateurs et susceptible d’engendrer réflexions et discussions. N’est-ce pas ce que devrait toujours permettre le théâtre, y compris le théâtre musical ?
Don Giovanni : Davide Luciano
Le Commandeur : Dmitry Ulyanov
Donna Anna : Nadezhda Pavlova
Don Ottavio : Julian Prégardien
Donna Elvira : Federica Lombardi
Leporello : Kyle Ketelsen
Masetto : Ruben Drole
Zerlina : Anna El-Khashem
Utopia Orchestra, dir. Teodor Currentzis
Chœur Utopia, ténors et basses du Salzburg Bach Choir, chef de chœur : Vitaly Polonsky
Mise en scène, décors, costumes et lumières : Romeo Castellucci
Dramaturgie : Piersandra Di Matteo
Chorégraphie : Cindy Van Acker
Don Giovanni
Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo da Ponte, créé à Prague le 29 octobre 1787.
Festival de Salzburg, représentation du vendredi 9 août 2024.