Les festivals de l’été –
Le vérisme triomphe par deux fois sous les cieux lusitaniens

Lisbonne, Cavalleria Rusticana, Pagliacci, 22 août 2024.

La double affiche la plus célèbre du répertoire lyrique fait jardin comble…

En franchissant, le soir du 26 août, les portes du palais du Marquis de Pombal, à Oeiras, pour assister à la représentation de la plus célèbre double affiche du répertoire lyrique, on ne pouvait s’empêcher d’être frappé par le changement d’échelle opéré cette année par l’OperaFest Lisboa. Pour des raisons logistiques, les productions jusqu’alors accueillies dans les intimistes jardins du Musée d’art antique de Lisbonne se trouvent à présent délocalisées dans le jardin bien plus vaste de ce palais du XVIIIe siècle, à quelques kilomètres de la capitale. La jauge s’en ressent, passant de 400 à près de 900 places, occupées par un public d’une variété rafraîchissante. Quant à la scène, elle subit le même élargissement, et bénéficie des aménagements naturels du site : une grotte de style rocaille avec ses portiques et ses balcons, loin de l’étroit praticable utilisé lors des précédentes éditions. Ultime changement, et non des moindres : l’ensemble chambriste MPMP, complice habituel du festival, est ici remplacé par l’Orchestre philharmonique portugais, permettant d’aborder les partitions de Mascagni et Leoncavallo sans adaptation ou réduction.

C’est sans doute ce qui emporte d’emblée l’adhésion quand résonne le prélude de Cavalleria Rusticana : la plénitude d’un son orchestral à la fois riche et détaillé, où le drame à venir s’annonce en même temps que s’esquisse le profil émotionnel des personnages. Personnages avant tout féminins, semble dire la metteuse en scène Mónica Garnel qui choisit, au moment de la sérénade de Turiddu, d’aligner à l’avant-scène les femmes du récit, chanteuses et choristes, adoptant l’une après l’autre des poses doloristes. Saisissant tableau dessiné à contre-jour par les lumières colorées de Sérgio Moreira.

La suite relève d’une lecture plus classique, avec un plateau partagé entre la taverne de Mamma Lucia à gauche et la place du village à droite (l’église est figurée in absentia), et une alternance dans le surgissement des groupes – chœurs de villageois et villageoises, procession de Pâques avec ses pénitents – et des chanteurs solistes. Dans le rôle de Santuzza, la soprano Catarina Molder trouve un personnage à la mesure de son tempérament, oscillant de la tendresse meurtrie à la colère explosive, de la fragilité amoureuse à la piété ombrageuse. Face à elle, Christian Luján campe un Alfio touchant en mâle alpha aux certitudes vacillantes, et leur duo est un des moments forts de la soirée, comme l’est en miroir inversé celui de la volage Lola (Leila Moreso), au mezzo provocant, avec Turiddu. Le ténor espagnol Andeka Gorrotxategi brosse un portrait nuancé de l’ancien soldat tiraillé entre la femme infidèle de son présent et l’amante fidèle de son passé. Dès la sérénade introductive – donnée non pas en coulisses mais sur un des balcons de la grotte -, la souplesse et les couleurs de son instrument séduisent, et sa présence scénique enlève avec brio la séquence alliant la chanson à boire à son affrontement avec Alfio. Témoin et confidente du drame, la Mamma Lucia de Carolina Figueiredo touche par son incarnation sans affèterie, simplement humaine. La direction d’orchestre d’Osvaldo Ferreira, tendue vers le drame, parvient à serrer le cœur dans l’Intermezzo et à glacer le sang dans la déflagration orchestrale conclusive.

L’intensité dramatique et théâtrale monte encore d’un cran, mais dans un registre bouffe, avec un Pagliacci de haut vol, régal pour la voix et pour les yeux. Sur fond de Volkswagen Combi orange et d’un assemblage de malles-cabines, la scénographie de Patrícia Costa – splendides costumes bariolés, notamment – rejoint les fulgurances foutraques et poétiques d’un Kusturica ou d’un Fellini. Quant au chant, il partage la même séduction. Dès le Prologue, le baryton Jorge Martins place la barre très haut, happant le public en cinq minutes de monologue avec ce mélange de hâblerie et de rouerie. Catarina Molder montre une fois de plus que l’étendue de son registre théâtral – amoureuse éperdue avec Silvio, indifférente et cruelle avec Tonio mais aussi éclatante de verve clownesque – égale celle de ses moyens vocaux – son « Stridono lassù » est une merveille. L’élégance presque aristocratique du timbre de Rui Baeta n’empêche pas le beau duo entre Nedda et Silvio de vibrer de fièvre passionnée. Jorge Martins est un Tonio idéal, redoutable cousin de Iago affublé de la bosse d’un Richard III. Sa présence scénique et sa riche palette vocale font un sort à toutes les facettes de son personnage, aussi menaçant que pathétique. On retient du Beppe de Bruno Almeida sa belle sérénade à Colombine, et du Canio d’Andeka Gorrotxategi la parfaite maîtrise de l’arc dramatique conduisant son personnage (qu’il incarnait pour la seconde fois, après une prise de rôle à Malaga en 2022) de l’air bravache d’« Un tal gioco » au cri de révolte de « No, Pagliaccio non son », en passant par un « Vesti la giubba » bouleversant sans être racoleur. Mais pour nous, la réussite la plus éclatante de cette soirée est à mettre au crédit des chanteuses et chanteurs du chœur. Il est rare, lors d’une soirée d’opéra, de s’attarder sur la prestation – muette ou non – d’une de ces silhouettes que tant de metteurs en scène peinent à animer, et d’y trouver constamment matière à s’émouvoir. Or, par la magie de la direction de Mónica Garnel et de son assistante Anna Lepännen, pas un instant les choristes ne sont pris en défaut d’inexistence. Le meilleur exemple survient lors de la scène finale – le « théâtre dans le théâtre » – où la trentaine de choristes figurant le public, au lieu d’être relégués à l’arrière-plan, viennent prendre place au bord de la scène, tandis que Colombine et Arlequin jouent derrière eux. C’est alors un festival de micro-scènes ponctuées d’expressions hilarantes ou poignantes, en un moment étrange où spectateurs fictifs et spectateurs réels se font face. On pense aux enfants du Guignol dans Les Quatre Cents Coups de Truffaut… Ainsi une nouvelle dimension s’ajoute-t-elle à la mise en abyme voulue par Leoncavallo. Ainsi une soirée d’opéra se grave-t-elle pour toujours dans notre mémoire.

 

Les artistes

Cavalleria Rusticana

Turiddu : Andeka Gorrotxategi
Santuzza : Catarina Molder
Alfio : Christian Luján
Mamma Lucia : Carolina Figueiredo
Lola : Leila Moreso

 Pagliacci
Canio : Andeka Gorrotxategi
Nedda : Catarina Molder
Tonio : Jorge Martins
Silvio : Rui Baeta
Beppe : Bruno Almeida

Orchestre philharmonique portugais, dir. Osvaldo Ferreira
Coro Operafest Lisboa, Cheffe de chœur : Filipa Palhares
Mise en scène : Mónica Garnel, assistée d’Anna Lepännen
Scénographie, costumes et accessoires : Patrícia Costa
Lumières : Sérgio Moreira

Le programme

Cavalleria Rusticana (1890)
Opéra en un acte de Pietro Mascagni (1863-1945) sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci, d’après la nouvelle éponyme de Giovanni Verga, créé le 17 mai 1890 au Teatro Costanzi de Rome.

Pagliacci (1892)
Opéra en un prologue et deux actes de Ruggero Leoncavallo (1857-1919), livret du compositeur, créé le 21 mai 1892 au Teatro Dal Verme de Milan.

Festival d’opéra de Lisbonne, représentation du jeudi 22 août 2024.