Une lecture pop du mythe flirtant avec le contresens, mais la révélation d’un talent
Confier l’un des cinq opéras les plus donnés au monde à un metteur en scène novice dans l’art lyrique est à la fois une occasion en or et un piège redoutable. Tant de lectures préalables ont gravé notre mémoire et imprégné nos rétines, tant de triomphes et plus encore de fiascos ont jalonné le parcours de l’œuvre dans les théâtres du monde entier, tant de noms prestigieux y sont rattachés… À la question de cet héritage potentiellement encombrant, voire paralysant, s’ajoutent ses corollaires : Que trouver à dire de nouveau, quand toutes les interprétations semblent avoir été épuisées ? Et chercher à tout prix la nouveauté n’est-elle pas la meilleure façon de se fourvoyer ?
C’est à ces interrogations qu’a forcément dû se confronter João Pedro Mamede en travaillant à ce Don Giovanni commandé par l’OperaFest Lisboa. Pour compliquer sa tâche, le jeune (32 ans) comédien et metteur en scène de théâtre devait en outre composer avec les conditions particulières imposées par le contexte : l’amphithéâtre en plein air de la Fondation Calouste-Gulbenkian, avec ses partenaires impromptus (le site est situé sur le couloir aérien de l’aéroport de Lisbonne) et ses contraintes horaires (obligeant à aménager l’acte II, travail d’orfèvre signé Catarina Molder).
Le résultat ? Une approche médiane, ni exagérément tributaire de la modernité (quelques smartphones s’invitent pendant l’ouverture, avec selfies et « swipe gauche/droite » d’applis de rencontre), ni prisonnière d’un classicisme sans surprise. À l’image de ce décor unique : une sorte de labyrinthe de blocs assemblés autour d’un banc, que les jeux de lumière de Sérgio Moreira métamorphosent en murailles, en salle de banquet ou en jardin à la française aux massifs asymétriques. Le terrain de jeu intrigue, semble devoir faire obstacle aux déplacements des chanteurs mais se révèle finalement idéal pour accueillir le sombre marivaudage de Mozart et Da Ponte.
Dans ce dédale où les personnages entrent et sortent à vue, les premières dissonances ne tardent pas à se faire entendre. L’étrangeté des costumes – à l’exception du smoking désormais classique dévolu au rôle-titre – semble tirer l’opéra vers une sorte de féerie façon Flûte enchantée, et le brouillage des repères se poursuit avec un duel qui n’en est pas un – alors que le Commandeur met en joue Leporello, Don Giovanni l’abat froidement d’une balle dans le dos. Mais c’est surtout la caractérisation des personnages féminins qui laisse perplexe. Dans sa note d’intention, Mamede explique : « L’objet-Giovanni instille chez les autres la conscience de leurs désirs les plus enfouis, mais la liberté qu’il professe peut déboucher sur l’extravagance. » C’est justement cette extravagance qui semble avoir été privilégiée chez les deux tragédiennes de l’œuvre, Donna Anna (violée puis rendue orpheline par Don Giovanni) et Donna Elvira (abandonnée par le séducteur après qu’il l’a arrachée d’un couvent pour l’épouser). À l’exception d’une émouvante déploration de la première (Patrícia Modesto, au soprano chatoyant) devant le cadavre de son père, son jeu de scène consistera deux heures durant à se dépouiller de tout instinct vengeur pour n’être apparemment guidée que par une pulsion de vie et de fête. Même sentiment avec l’Elvira de Rafaela Albuquerque, traité comme un personnage de comédie-bouffe difficilement crédible. Pendant l’air du Catalogue, enlevé avec un bel aplomb canaille par le baryton Luís Rodrigues, elle campe une femme au bord de la crise de nerfs tapant du pied, l’air exaspéré, au récit des infidélités de son époux, tirant sur une clope, se rafraîchissant à coup de brumisateur, buvant de grandes goulées d’alcool (?) pour finir par vomir bruyamment… La belle idée de mise en scène – les conquêtes de Don Giovanni (bionda, bruna, bianca, grassotta, magrotta, grande, piccina…) apparaissent dans le dédale et viennent narguer Elvira – s’en trouve quelque peu ruinée. Le costume chatoyant d’Elvira – avec fleur dans les cheveux, façon Carmen – et la disparition de son poignant « Ah, taci ingiusto cor… » contribuent à la cantonner dans ce personnage cartoonesque. On frôle enfin le contresens lorsqu’on la voit se trémousser (twerker en l’occurrence) avec Donna Anna lors du Trio des Masques puis dans la scena ultima, impatiente de rejoindre Don Giovanni dans la bacchanale infernale où il semble prendre du bon temps…
Plus nuancée est la caractérisation de Zerlina, parfaitement campée par la mutine Cecilia Rodrigues, en symbiose totale avec le Masetto de Tiago Amado Gomes. Si la voix de ce dernier met un moment à franchir l’orchestre, il fait montre d’une présence scénique subtile, très crédible en homme du peuple s’opposant physiquement au « Grand seigneur méchant homme ». On regrette que, selon un cliché longtemps ancré dans le personnage de Don Ottavio (le « mâle bêta » de l’opéra), le metteur en scène ait choisi d’en accentuer les ridicules pour le rendre aussi peu crédible en opposant de Don Giovanni qu’en amant de Donna Anna. Le ténor Alberto Sousa se tire honorablement de ce rôle exagérément ingrat…
À l’autre extrémité du spectre, Don Giovanni trouve en la personne du baryton colombien Christian Luján un interprète formidable. Non content d’avoir le physique du rôle, il en a l’assurance vocale, la capacité de projection, et des nuances permettant de se montrer enjôleur ou menaçant, colérique ou faussement flatteur… On aurait aimé davantage de complicité avec Leporello, son souffre-douleur préféré, mais ce n’est qu’un détail dans un tableau globalement enthousiasmant. Et l’idée de le montrer se suicidant après avoir retiré sa main de celle du Commandeur (marmoréen Nuno Dias) pour finir à demi-nu dans une orgie de l’Au-Delà est, cette fois, totalement convaincante.
Artisans de cette grande réussite musicale, les musiciens de l’Orchestre de chambre portugais manifestent un réel sens du drame, initié dès le ré mineur tonitruant de l’Ouverture. On est saisi par la capacité du chef Pedro Carneiro à faire sonner son ensemble et à lui impulser une vivacité jamais prise en défaut. Mention spéciale, enfin, au talentueux Simão Bárcia, musicien de la scène jazz/rock/électro lisboète, dont la guitare électrique volubile remplaçait le traditionnel clavecin des récitatifs. Certaines de ses improvisations conféraient aux dialogues une dimension pop tout à fait séduisante… Pour ce genre d’inspirations, l’OperaFest Lisboa se révèle, décidément, un rendez-vous unique dans le paysage lyrique estival.
Don Giovanni : Christian Luján
Leporello : Luís Rodrigues
Le Commandeur : Nuno Dias
Donna Anna : Patrícia Modesto
Donna Elvira : Rafaela Albuquerque
Don Ottavio : Alberto Sousa
Zerlina : Cecília Rodrigues
Masetto : Tiago Amado Gomes
Orchestre de chambre portugais, dir. Pedro Carneiro
Guitare électrique : Simão Bárcia
Chœur de l’OperaFest Lisboa
Cheffe de chœur : Filipa Palhares
Mise en scène : João Pedro Mamede, assisté de Rafael Gomes
Décors : Daniela Cardante
Lumières : Sérgio Moreira
Costumes : Patrícia Costa
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Mozart sur un livret de Lorenzo Da Ponte, créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États de Prague.
Lisbonne, Operafest, représentation du 31 août 2024.
1 commentaire
Merci d »avoir mentioné Simão Bárcia, dont le nom n’apparait nulle part! Il est un compositeur de valeur et a méritê votre mention. MERCI