La traviata à l’Opéra royal de Wallonie-Liège
Salle bondée, tonnerre d’applaudissements et présence de la reine des Belges : l’ouverture de la nouvelle saison lyrique à l’Opéra royal de Wallonie-Liège semble avoir comblé le public… Le spectacle imaginé par le metteur en scène américain Thaddeus Strassberger n’avait pourtant rien de la Traviata du siècle.
L’ai-je bien descendu ?
En matière de mise en scène lyrique, le bon goût a souvent la fragilité d’une bulle de savon et les planches des maisons d’opéra ont en commun avec les magasins de porcelaine qu’il est vivement déconseillé de s’y aventurer lorsqu’on a la maladresse pataude de l’éléphant. En assistant à cette Traviata qui ouvre la nouvelle saison lyrique de l’Opéra de Liège, on est pourtant désagréablement gêné de constater la désinvolture avec laquelle Thaddeus Strassberger s’empare du chef d’œuvre de Verdi pour en livrer une adaptation brouillonne et boursoufflée.
On cherchera en vain dans ce spectacle les références à Pier Paolo Pasolini, Busby Berkeley et Douglas Sirk convoquées dans la note d’intention du programme de salle. À cent lieues de la délicatesse des comédies musicales américaines des années 30, cette Traviata est transposée dans un immense et (trop) somptueux décor architecturé évoquant à la fois, par l’ostentation des marbres et la volée vertigineuse d’escaliers, le Palais Garnier ou le grand foyer du théâtre des Folies Bergères.
Exit en effet la demi-mondaine qui monnaie ses charmes et reçoit dans son hôtel le Tout-Paris fêtard jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Pour Thaddeus Strassberger, Violetta Valery est une meneuse de revue dont on vient reluquer les jambes au cours de grands numéros chorégraphiés qui attirent principalement des hommes désireux de se rincer l’œil et d’aller prendre gaillardement leur idole par la taille dans les coulisses lorsqu’elle change de costume. Pendant le premier acte, un habile système de décor descendant des cintres permet de créer l’illusion d’un changement d’espace : quelques secondes suffisent pour passer du cabaret aux loges des danseuses encombrées de portants et de costumes aux couleurs bariolées.
L’idée de faire de Violetta une artiste de cabaret lassée du regard concupiscent des spectateurs et aspirant à privilégier sa vie privée ne serait pas une mauvaise idée si Thaddeus Strassberger n’avait pas imaginé, pour servir d’écrin à sa mise en scène, une telle accumulation d’accessoires, de costumes, de lumières et de bric-à-brac d’un kitsch confinant souvent à la vulgarité.
Que ce soit pendant le Brindisi ou le tableau de la fête chez Flora, l’accumulation sur scène de figurants et de danseurs brouille la perception de l’intrigue au point de provoquer chez le spectateur une sorte de nausée : qu’apportent vraiment à Traviata les saucissons et les camemberts qui passent de main en main jusqu’à l’explosion des magnums de champagne dans une pluie de confetti ? Et que penser, au deuxième acte, de la collision entre une immense déesse hindoue et des danseurs en kimono ? Lorsqu’on n’arrive plus vraiment à savoir si l’on assiste à une représentation de Lakmé ou de Turandot, c’est que la mise en scène manque pour le moins de cohérence…
On reprochera enfin à Thaddeus Strassberger d’avoir totalement perdu de vue l’ancrage fondamentalement parisien – et français – de cette histoire empruntée par Verdi à Dumas fils. Alors que le nom de Paris est cité une dizaine de fois dans le libretto et que Germont évoque la mer et le soleil de Provence, le décor du deuxième acte situe le refuge de Violetta et Alfredo dans un pavillon des suburbs américaines des années 60. Frigidaire rose dragée et fauteuils turquoise ressemblent à ceux de la sitcom Bewitched (Ma sorcière bien-aimée) où Samantha coule de longues journées à mitonner des cookies en attendant que son mari Jean-Pierre rentre du bureau ! Autour de la maison déambulent de jeunes gommeux qui rentrent d’une partie de tennis et des jeunes filles vêtues de twinsets comme en portait Jackie Kennedy. On n’aurait rien à reprocher à ces silhouettes élégantes si elles ne venaient parasiter un moment où toute l’intrigue repose précisément sur le retrait du monde auquel a consenti Violetta par amour pour Alfredo.
En dépit d’une psychologie des personnages qui n’excède pas l’épaisseur d’un papier à cigarette, la mise en scène de Thaddeus Strassberger réussit néanmoins à produire quelques (trop rares) jolies images, surtout en fin de spectacle.
Après l’indigeste ballet espagnol de l’acte II, la scène au cours de laquelle Alfredo humilie Violetta est traitée comme une mise au pilori : se détachant du grand escalier marmoréen du cabaret, un praticable vient former à l’avant-scène une sorte d’échafaud dont Violetta monte dignement les marches, sans jamais courber la tête ; et c’est debout, digne comme une grande dame que les insultes n’atteignent pas, qu’elle mêle sa voix à celles des autres protagonistes du grand octuor « Oh, quanto peni ! ma pur fa cor ».
Le dernier acte est dramatiquement le plus réussi : le cabaret a fermé ses portes depuis quelques saisons, la grande montgolfière de cristal du lustre de l’escalier a été décrochée, et Violetta a trouvé refuge dans ce théâtre abandonné pour mieux se connecter aux fantômes qui le hantent. La scène du carnaval « Largo al quadrupede » est interprétée comme un délire onirique qui vient tourmenter l’ancienne meneuse de revue au moment où sa santé dégradée ne lui permet plus de régner en maitresse sur les nuits parisiennes. Plus dealer que médecin, Grenvil passe là pour livrer à Violetta la drogue qu’elle a commencé à prendre aux beaux jours de sa gloire et c’est finalement d’une overdose plus que de la phtisie qu’elle finit par succomber, s’effondrant sur son grabat avec un vrai talent de tragédienne.
Il faut enfin mettre au crédit de l’équipe artistique conduite par Thaddeus Strassberger l’idée très originale – et cohérente avec la transposition de l’intrigue dans l’univers du café-concert – d’avoir fait précéder la représentation d’un bref extrait de la musique du ballet Aladino ossia la lucerna meravigliosa de Paolo Giorza créé à Venise en 1853 le même soir que Traviata. Tandis que le public liégeois et la reine Mathilde prennent encore place dans le théâtre, le rideau s’entrouvre sur le décor du cabaret et laisse entr’apercevoir un grand tableau oriental et coloré qui mêle danseurs, acrobates et la chanteuse Aurore Daubrun qui interprète par la suite le personnage de Flora.
Qui trop embrasse mal étreint
Lorsqu’une production lyrique passe à côté de son sujet, il arrive souvent que la qualité musicale du spectacle sauve la soirée et finisse par emporter l’adhésion du spectateur le plus réfractaire à la mise en scène. Las, cette Traviata liégeoise pèche également par de nombreux tics de chant qu’on pensait disparus des maisons d’opéra du XXIe siècle.
Formée à l’école de chant russe et aguerrie aux techniques belcantistes par de nombreuses collaborations avec la Scala lorsque Riccardo Muti en était le directeur musical, Irina Lungu est incontestablement familière du rôle de Violetta et internet regorge d’extraits qui témoignent de sa maitrise d’une partition qui exige à la fois un parfait contrôle du chant orné dans le finale du premier acte et un engagement dramatique absolu dans les actes II et III. Si cette familiarité demeure intacte, force est de reconnaître que la soprano moldave ne possède plus les ressources vocales nécessaires pour tenir les deux bouts du rôle et offrir aux spectateurs un portrait complet de Traviata. Le premier acte est à ce titre une épreuve pour la chanteuse : dans le premier duo avec Alfredo, la voix manque totalement du soleil et de l’italianità indispensables au chant verdien et le timbre paraît même émoussé tant il peine à passer l’orchestre. Dans « E strano » et plus encore dans « Sempre libera », le même constat s’impose : les notes aiguës sont là, délivrées fortissimo, mais le médium semble usé et la voix accuse un large vibrato qui parasite entièrement la ligne de chant verdien. Le deuxième acte convient mieux aux moyens actuels d’Irina Lungu : face à Germont, elle retrouve des accents de tragédienne, insuffle dans son chant une émotion à fleur de peau et réussit à incarner la difficulté à trancher le choix cornélien entre l’amour et le devoir. Dans « Addio del passato », l’interprète se trouve à nouveau en proie aux difficultés vocales du premier acte mais parvient à mettre une telle intensité dans son chant qu’il réussit à toucher le cœur du spectateur conscient qu’il a face à lui une artiste confrontée à la difficulté de renoncer à un rôle qu’elle a si souvent et si bien interprété. Au rideau final, Irina Lungu se présente en larmes à l’avant-scène et ouvre grands les bras pour accueillir toute l’affection que lui témoigne le public par de chaleureux applaudissements. Ces larmes sont à la fois un bonheur et une souffrance : l’avenir dira si la chanteuse inscrira à nouveau Traviata au calendrier de ses prochains engagements.
Dans les deux rôles du fils et du père Germont, Dmitry Korchak et Simone Piazzola – habitués de la scène liégeoise – ont exactement les mêmes qualités… et les mêmes défauts ! L’un comme l’autre possède en effet des timbres séduisants, sonores et lumineux, qui conviennent idéalement à l’écriture verdienne des années de galère[1]. En Alfredo, le ténor russe sait user du velours de son timbre et démontre un engagement dramatique total, que ce soit dans l’aria bucolique qui ouvre le deuxième acte comme dans l’explosion de colère « Ah ! ell’è alla festa ! ». Le baryton italien a lui aussi dans le gosier un timbre idéal pour interpréter Verdi : la voix est ronde, chaude dans les graves mais capable d’aigus vif-argent et le chanteur réussit à passer l’orchestre sans paraître manifester le moindre effort. Lorsqu’on est gâté par la nature d’instruments aussi délicats, pourquoi faut-il donc que Dmitry Korchak et Simone Piazzola cèdent tous les deux aux tics les plus éculés du chant lyrique ? Points d’orgue chantés systématiquement fortissimi et aigus tenus jusqu’à la limite du craquage provoquent certes l’hystérie d’une partie du public mais paraissent dater d’un autre temps.
Le reste de la distribution réunie sur la scène de l’Opéra de Liège assume très honorablement les rôles de comprimari dont Verdi a entouré ses trois protagonistes principaux. Davantage qu’une Aurore Daubrun assez effacée – y compris dans le tableau de Aladino ossia la lucerna meravigliosa – dans le rôle de Flora, on retiendra l’élégante Amina de Marion Bauwens quoique la mise en scène du deuxième acte la cantonne à s’affairer en cuisine ! Affublé d’un costume pailleté aussi kitsch que ceux du pianiste Liberace, Francesco Pittari est un Gastone survitaminé et bien en voix tandis que le timbre sombre et les talents de comédien de Pierre Doyen font de lui un impeccable Douphol. Au dernier acte enfin, Luca Dall’Amico ne possède que quelques répliques en docteur Grenvil mais elles suffisent à marquer les esprits et à donner envie de réentendre ce timbre de basse aux riches harmoniques dans un rôle plus exposé.
Essentiels au premier acte comme dans le tableau de la fête chez Flora, les chœurs de l’Opéra royal de Wallonie-Liège sont d’une homogénéité parfaite et délivrent des aventures de Piquillo « un bel gagliardo, biscaglino mattador » une version enfiévrée et parfaitement idiomatique.
Dans la fosse, c’est un bonheur de constater combien le Directeur musical Giampaolo Bisanti réussit à faire fructifier le travail entamé avec les musiciens par sa prédécesseuse, Speranza Scappucci. L’Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie-Liège est une Rolls Royce dont l’élégance éclate aux oreilles dès les premiers accords du prélude du premier acte : peu de phalanges en Europe sont effectivement capables d’aligner des pupitres de cordes aussi soyeuses ni des clarinettistes aussi expressifs que Gianluigi Caldarola et Odile Cottet. Au pupitre, le chef italien impose à ses musiciens une battue ample mais rigoureuse, toujours attentive au confort des chanteurs et au respect de l’équilibre fosse/plateau. Dans les passages que la mise en scène situe au cabaret, Giampaolo Bisanti fait sonner l’orchestre de manière exagérément sonore et pompière, comme s’il s’agissait d’un orphéon : on suppose qu’il s’agit là d’un choix esthétique convenu avec Thaddeus Strassberger. Mais dans les scènes plus intimes et le grand duo Violetta/Germont, le chef sait trouver des accents d’un lyrisme bouleversant, sans mièvrerie ni vulgarité, témoignant par là d’une totale familiarité avec l’essence même du grand style verdien.
En dépit d’un accueil public enthousiaste et de longues minutes de rappel, il parait difficile d’adhérer à l’ensemble des choix esthétiques de la mise en scène et de valider les nombreuses carences vocales du spectacle. Outre la qualité de la direction musicale du Maestro Bisanti, on préférera donc retenir de cette ouverture de saison lyrique à Liège les sourires illuminant les visages des mélomanes heureux de se retrouver après l’été, le miroitement des ors du Grand Foyer Grétry et l’élégance de la reine Mathilde habillée par Natan d’une robe cocktail en crêpe georgette corail.
——————————————————–
[1] On considère traditionnellement que les « années de galère » s’étendent de Nabucco (1842) au début des années 1850.
Violetta Valery : Irina Lungu
Alfredo Germont : Dmitry Korchak
Giorgio Germont : Simone Piazzola
Flora Bervoix : Aurore Daubrun
Annina : Marion Bauwens
Gastone : Francesco Pittari
Il barone Douphol : Pierre Doyen
Il dottore Grenvil : Luca Dall’Amico
Il marchese d’Obigny : Samuel Namotte
Giuseppe : Jonathan Vork
Un domestico di Flora : Bernard Aty Monga Ngoy
Un commissionario : Marc Tissons
Orchestre et Chœurs de l’Opéra royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Chef des chœurs : Denis Segond
Mise en scène, décors et lumières : Thaddeus Strassberger
Costumes : Giuseppe Palella
Chorégraphie et assistant à la mise en scène : Antonio Barone
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice à Venise le 6 mars 1853.
Opéra royal de Wallonie-Liège, représentation du vendredi 13 septembre 2024.