Créée à Liège en février 2018, reprise à l’Opéra Comique un mois plus tard puis proposée à l’Opéra de Lausanne en mars 2023, la production du Domino noir imaginée par Valérie Lesort et Christian Hecq a rencontré un joli succès partout où elle s’est arrêtée. Elle retrouve aujourd’hui la maison qui vit naître le chef-d’œuvre d’Auber en 1837, et a même l’honneur d’ouvrir la nouvelle saison sous la baguette du chef et directeur maison Louis Langrée. Un choix des plus heureux si l’on en croit les applaudissements enthousiastes qui ont accueilli cette reprise en ce soir de première. Les raisons de ce formidable succès ? Une mise en scène pleine d’espièglerie et une distribution quasi idéale, parfaitement adaptée à l’œuvre.
La mise en scène tout d’abord : vive, gentiment décalée, poétique (grâce également aux beaux décors et costumes de Laurent Peduzzi et Vanessa Sannino), lorgnant parfois du côté de l’opéra-bouffe sans jamais y tomber vraiment, elle continue d’amuser (les nonnes sonnant les matines au dernier acte,), de charmer et de surprendre (le rôti de porc « chantant » à l’acte II, les statues qui s’animent à l’acte III) ; surtout, elle confère au livret de Scribe, assez indigent il faut bien l’avouer, la fantaisie, le rythme, et un minimum de tension dramatique – ce dont il est absolument dépourvu. Des jeunes hommes très entreprenants, des jeunes filles farouches mais pas trop, des religieuses assez intéressées par ce qui se passe « dans le monde », un mari jaloux qui ne se prive pas de tromper sa femme : Dieu sait à quels abîmes de lourdeur, de gauloiserie, et d’humour bien gras cette trame assez simpliste pourrait conduire aujourd’hui tel ou tel metteur en scène. Rien de tel ici, où tout reste léger, drôle (parfois vraiment très drôle !), surprenant, sans jamais dénaturer l’esprit ni l’esthétique de l’œuvre d’Auber.
La distribution, on l’a dit, frise l’idéal. On retrouve avec bonheur Anne-Catherine Gillet dans un répertoire qui lui va comme un gant. La soprano campe une Angèle drôle et mutine, et si la voix a récemment gagné une belle rondeur dans le médium, elle n’en demeure pas moins agile : la chanteuse délivre, au dernier acte, un très beau « Ah, quelle nuit, le moindre bruit… », qui lui vaut des applaudissements particulièrement nourris. Cyrille Dubois est un Horace de Massarena tout à la fois fougueux, romantique et délicieusement naïf. La diction et le style restent exemplaires, la conduite vocale également – à un ou deux aigus un peu tendus en ce soir de première (« Amour, viens finir mon supplice, / Et près d’elle guider mes pas… »). Sylvia Bergé, Laurent Montel, Marie Lenormand proposent de nouveau leurs numéros impayables en Ursule, Elfort et Jacinthe. Quant aux nouveaux venus, il se glissent avec une grande aisance dans cette production, de Léo Vermot-Desroches, Juliano de luxe, à Jean-Fernand Setti, Gil Perez effrayant lors de sa première apparition, et vraiment très drôle par la suite en geôlier du couvent dépassé par les événements. Le rôle de Brigitte n’est pas très développé mais permet néanmoins à Victoire Bunel de faire valoir son timbre chaud, qui se marie fort bien à celui d’Anne-Catherine Gillet dans le trio du premier acte. Mention spéciale enfin à Isabelle Jacques, qui parvient à tirer son épingle du jeu et à faire apprécier une voix bien projetée dans le rôle très bref de la Tourière.
Le chœur Les éléments est comme toujours impeccable de style et d’engagement scénique, et l’Orchestre de chambre de Paris confère à la partition d’Auber les couleurs qu’elle requiert : vivacité, légèreté, transparence… tout est là, mais le mérite en revient bien sûr également à Louis Langrée qui, de toute évidence, se régale avec une œuvre n’hésitant pas lorgner du côté de Rossini (la scène du II où Horace pénètre secrètement dans la chambre de Jacinthe, croyant y trouver Angèle, en chantant « L’heure, la nuit, tout m’est propice », évoque bien sûr le célèbre trio nocturne du Comte Ory, créé une petite dizaine d’années avant Le Domino noir et dont le librettiste n’est autre qu’un certain… Eugène Scribe), voire de Mozart (la scène où paraissent Jacinthe puis Perez en lieu et place d’Angèle qu’Horace croyait enfermée dans la chambre de la gouvernante semble presque un hommage aux Noces !)
Le triomphe de Louis Langrée se prolongera après le spectacle, à l’occasion d’une réception où le chef et directeur de l’Opéra Comique a reçu, des mains de François Henrot, les insignes de Commandeur dans l’Ordre des arts et Lettres sous les applaudissements d’un public admiratif et reconnaissant.
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Retrouvez sur Première Loge Opéra nos interviews d’Anne-Catherine Gillet et de Cyrille Dubois.
Angèle de Olivarès : Anne-Catherine Gillet
Horace de Massarena : Cyrille Dubois
Brigitte de San Lucar : Victoire Bunel
Comte Juliano : Léo Vermot-Desroches
Jacinthe : Marie Lenormand
Gil Perez : Jean-Fernand Setti
Ursule : Sylvia Bergé (sociétaire de la Comédie-Française)
Lord Elfort : Laurent Montel
La Tourière : Isabelle Jacques
Melchior : Laurent David
Laurent Côme, Mikael Fau, François Auger, Anna Beghelli, Sandrine Chapuis, Mathilde Méritet : danseurs et danseuses
Orchestre de chambre de Paris, Chœur Les éléments (chef de chœur Joël Suhubiette), dir. Louis Langrée
Mise en scène et réalisation des marionnettes : Valérie Lesort, Christian Hecq
Reprise de la mise en scène : Laurent Delvert
Réalisation des marionnettes : Carole Allemand
Décors : Laurent Peduzzi
Chorégraphie : Glysleïn Lefever
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Christian Pinaud
Concepteur son : Dominique Bataille
Le Domino noir
Opéra-Comique en trois actes de Daniel-François-Esprit Auber. Livret d’Eugène Scribe. Créé le 2 décembre 1837 à l’Opéra-Comique.
Paris, Opéra Comique, représentation du vendredi 20 septembre 2024.