Bruxelles, Siegfried, 27 septembre 2024
Le Ring bruxellois se poursuit… sans Romeo Castellucci, remplacé par Pierre Audi, mais avec une distribution vocale et un orchestre de tout premier ordre !
Ç’aurait dû être l’événement majeur des saisons 23-24 et 24-25 de la Monnaie. Hélas, la Tétralogie imaginée par Romeo Castellucci s’est révélée irréalisable sur un plan matériel, la Monnaie se trouvant (dixit Peter de Caluwe, directeur général et artistique) « dans l’incapacité de monter ces projets dans les délais et le cadre budgétaire impartis. » Si le Prologue et la première journée du Ring ont bien été donnés la saison passée dans la vision du metteur en scène italien, c’est à Pierre Audi que le théâtre fait appel cette saison pour terminer cette Tétralogie, avec un Siegfried donné en ce début de saison et un Crépuscule qui sera proposé au public bruxellois en février prochain.
Pierre Audi doit donc monter deux œuvres particulièrement lourdes et complexes en un temps record, mais le metteur en scène franco-libanais n’en est pas à ses premières armes avec la grande fresque wagnérienne, qu’il a déjà montée avec succès entre 1997 et 1999. Pierre Audi se propose de « s’inspirer de ce qu’il a déjà fait par le passé », tout en modifiant « certaines choses dont il a aujourd’hui, bien des années après, une autre perception » (programme de salle). Force est de constater que le metteur en scène a su mettre à profit sa connaissance de l’œuvre mais aussi son savoir-faire professionnel pour proposer, malgré les délais très courts qui lui ont été imposés, un spectacle cohérent et dans l’ensemble séduisant. Il y a bien ici ou là quelques détails dispensables (le « scalp » de Sieglinde conservé par Mime, l’ours en peluche de Siegfried, Mime urinant dans le narcotique qu’il destine à Siegfried,…) ; mais les différentes composantes de l’œuvre, qui participe aussi bien du Märchen que du récit mythologique ou du roman de formation sont habilement prises en compte. La dimension « conte fantastique » du livret notamment n’est nullement oubliée, avec ces dessins d’enfants représentant quelques éléments clés de l’intrigue projetés au début de l’œuvre, ou encore la figure de l’oiseau, présente sur scène par le biais d’une actrice mimant de façon amusante les répliques chantées par la soliste vocale. La scénographie de Michael Simon est sobre, avec une immense sphère irrégulière (une météorite ?) que les beaux éclairages de Valerio Tiberi viennent teinter de lueurs sombres, dorées, rouges, vertes, évoquant ainsi tour à tour le monde souterrain, le trésor gardé par Fafner, le combat de Siegfried avec le dragon, ou encore la forêt du second acte. C’est peut-être le dernier tableau qui est le plus réussi, avec ces lumières glacées évoquant le sommeil de mort dans lequel est plongée Brünnhilde, et l’apparition de cette dernière, hiératique, figée telle une statue de pierre jusqu’au baiser de Siegfried qui lui rendra la vie.
Mais la réussite de la soirée est avant tout musicale. Alain Altinoglu, qui obtient un véritable triomphe à l’issue de la représentation, impressionne par sa lecture tout à la fois puissante et jamais inutilement, superficiellement « tape-à-l’oreille ». L’habileté à créer des ambiances est remarquable (le « cauchemar » de Mime au premier acte, le mystère nocturne et inquiétant du prélude de l’acte II, l’apparition progressivement irradiante de la lumière au moment du réveil de Brünnhilde), comme est remarquable la fusion des motifs dans le discours musical, le chef évitant de « faire un sort » à tel ou tel leitmotiv mais prenant soin au contraire de les fondre dans un continuum tout à la fois puissamment poétique et efficacement dramatique : du grand art, d’autant qu’Alain Altinoglu est secondé par un orchestre de la Monnaie des grands jours, chaque pupitre rivalisant de précision et de beauté sonore !
La distribution, enfin, se confirme comme l’une des plus intéressantes du moment – et ce jusque dans les quelques rôles assez épisodiques que comporte l’œuvre. Ainsi, Nora Gubisch campe-t-elle une Erda digne et noble. Liv Redpath, que nous avions beaucoup appréciée en Sophie sur cette même scène, possède toute la légèreté et la poésie requises par le chant de l’Oiseau. Scott Hendricks, déjà applaudi en Alberich dans Die Walküre la saison passée, propose une intéressante incarnation vocale et scénique du Nibelung, double « humain » de Wotan (dont il possède les mêmes habits noirs et le même chapeau…), avec tout ce que l’humain peut comporter d’ombre et d’inquiétant – ce que symbolisent d’étranges mains, façon Freddy des Griffes de la nuit, seul détail qui le distingue véritablement, physiquement, du Voyageur. Wilhelm Schwinghammer, voix sombre superbement projetée, enfin, est un superbe Fafner, inquiétant dans ses premières interventions, touchant dans les répliques qui précèdent sa mort.
Restent les quatre rôles principaux, particulièrement exigeants comme chacun sait… Là aussi, le niveau se révèle excellent. Peter Hoare met un point d’honneur à rendre son Mime particulièrement agaçant et détestable, mais il n’en néglige pas pour autant la qualité du chant comme c’est parfois le cas avec d’autres interprètes donnant trop nettement la priorité au théâtre. Ingela Brimberg confirme les très bonnes impressions qu’elle nous a laissées dans les rôles wagnériens où nous l’avons déjà entendue, telle la Brünnhilde de Die Walküre (à Bordeaux en 2019, ou à Bruxelles en janvier dernier) ou encore la Senta du T.C.E. (en 2023) : la voix est large, puissante, mais capable de belles nuances qui rendent le personnage humain et émouvant. Gábor Bretz est décidément l’un des très bons Wotan du moment : la silhouette et la voix sont peut-être plus jeunes que celles habituellement observées dans le rôle du dieu des dieux… L’incarnation n’en est pas moins profonde et habitée, portée par une voix richement colorée et une excellente diction. Magnus Vigilius, enfin, triomphe en Siegfried : la projection vocale est d’une facilité étonnante, les principales difficultés du rôle sont surmontées et le chanteur, au terme du véritable marathon que constitue le rôle-titre, arrive au duo final sans signes de fatigue vocale, ou si peu ! Surtout, la voix possède des couleurs fraîches et juvéniles rarement entendues dans ce rôle, où trop d’interprètes, une fois passée l’épreuve de l’air de la forge, se contentent d’éructer le reste de leurs répliques, sans aucun égard pour les nuances ni le phrasé. Rien de tel ici : Magnus Vigilius, par le soin qu’il apporte à son incarnation du personnage, parviendrait presque à nous rendre sympathique un personnage d’ordinaire assez peu attachant !
La soirée se solde par un triomphe pour l’ensemble des interprètes, et une standing ovation pour Alain Altinoglu. Rendez-vous le 4 février pour la première du Crépuscule !
Siegfried : Magnus Vigilius
Mime : Peter Hoare
Der Wanderer : Gábor Bretz
Alberich : Scott Hendricks
Fafner : Wilhelm Schwinghammer
Brünnhilde : Ingela Brimberg
Erda : Nora Gubisch
Stimme eines Waldvogels : Liv Redpath
Orchestre symphonique de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène : Pierre Audi
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Décors : Michael Simon
Costumes : Petra Reinhardt
Éclairages : Valerio Tiberi
Siegfried
Opéra en 3 actes de Richard Wagner, créé le 16 août 1876 à Bayreuth.
Monnaie de Bruxelles, représentation du samedi 28 septembre 2024.