À Nantes, une passionnante (re)découverte : Il piccolo Marat de Pietro Mascagni

Voilà une formidable initiative de la part de Nantes-Angers opéra : la première française d’un opéra oublié de Mascagni[1]. Son Cavalleria rusticana (1890) cache d’autres grandes réussites, de l’Ami Fritz (1891) à Iris (1898) et Parisina (1913). Ses deux dernières partitions lyriques, Nérone, sacrifiant, en 1935, à la mode romanisante d’un fascisme victorieux, et Il piccolo Marat, en 1921, sont totalement délaissées.

Une œuvre de son temps

La Révolution française n’a pas bonne presse à l’opéra. D’André Chénier de Giordano (1896)[2] à Dialogues des Carmélites de Poulenc (1952), la Terreur est à l’ordre du jour, jusqu’à installer la guillotine sur scène. Dans le monde lyrique, la Révolution sera sanguinaire ou ne sera pas. Réduite à quelques clichés tire-larmes, le parti pris idéologique est très fort : rien sur les acquis, tout sur le sang versé. Mascagni lui-même décrétait que l’élément constitutif de son opéra était, bien avant la musique, « le sang » ! Nous sommes loin d’un regard historique.

Qu’en est-il avec ce Piccolo Marat de Mascagni, daté de 1921 ? Créé à Rome, il fut aussi donné à Vérone, Milan, Pise et Turin, mais aussi à Buenos Aires ou Montevideo, avec le célèbrissime ténor Beniamino Gigli. Tant de succès italiens interrogent, au cœur d’une période particulièrement troublée et violente, temps de climat révolutionnaire où l’exemple de la Révolution russe d’octobre 1917 inspire des réactions opposées, temps de la naissance et de l’ascension fulgurante d’un fascisme porté par les classes dirigeantes.

Ce brulot anti-révolutionnaire n’est-il pas, dans ce contexte historique brûlant, un manifeste politique, démontrant une fois de plus, avec une musique des plus dramatiques et un livret clairement réactionnaire, que la révolution mène au crime, à la violence la plus abjecte, celle des noyades de Nantes et des « mariages républicains[3] » ?

Ainsi posé l’enjeu idéologique de cet opéra – toujours d’actualité – qu’en est-il de l’œuvre et de sa création française ? En trois actes, qui prennent donc de grandes libertés avec la réalité historique, Mascagni propose une fresque où la violence est partout, avec une partition inégale.

Les bons, les brutes et la Révolution

Les airs sont courts, rares en fait, peu individualisés. Rien de commun avec Puccini (qui à ce moment travaille à sa Turandot), ni avec les propres opéras de Mascagni comme Isabeau, ou Parisina. Il s’agit d’une action qui avance, inexorable ? Pas tout à fait, car il y a une happy end où le méchant est tué, où les bons se sauvent en bateau sur la Loire.

Le premier acte débute de façon spectaculaire avec une scène de foule qui glace les sangs. Tout commence par une prière à la Vierge (la religion catholique étant d’ailleurs très marquée dans le livret) qui exprime la douleur d’un peuple affamé, se changeant en cris de colère et de vengeance : « À la lanterne, mort aux tyrans, mort aux Marat ». Ces Marat, ce sont le reflet de la véritable « Compagnie Marat », un des deux bras armés avec les « Hussards américains », soldats venus des Îles, de Jean-Baptiste Carrier dans sa répression aveugle. Alors apparait celui que l’opéra nomme l’Ogre (sans jamais nommer Carrier) qui méprise la foule : « Peuple stupide, plèbe ingrate ! ». Musicalement, c’est un moment très fort de l’opéra, véritable maelström orchestral et vocal, débouchant sur le constat terrible fait par cet Ogre pervers : « Trop de bouches et pas assez de pain. » Alors, décision est prise de passer à l’acte et de noyer les prisonniers. On le voit, c’est du lourd…

Ajoutez-y un soldat idéaliste (personnifiant le vrai Jullien) broyé par la violence aveugle, une histoire d’amour entre Mariella, une fille du peuple, et un aristocrate rien moins que prince, se faisant connaitre comme le petit Marat afin de tromper l’Ogre et pouvoir libérer sa mère de la prison où elle croupit avant son exécution. Voilà pour l’intrigue, que les deuxième et troisième actes creusent de façon particulièrement dramatique, très sombre et parfois originale dans ce discours durchkomponiert et dans l’emploi des instruments.

Une interprétation très investie

Sarah Schinasi assure une mise en espace simple mais efficace, où tout se déroule sur le devant de la scène. Or l’orchestre étant déployé derrière les chanteurs, aucun ne peut suivre le chef qu’ils ont dans le dos. Tous chantent par cœur. Chacun s’adapte avec efficacité et rares sont les décalages tant le professionnalisme des musiciens est évident. Si le chœur montre des moments de faiblesse par manque d’homogénéité et quelques stridences, l’Orchestre national des Pays de la Loire montre de réelles qualités dans une partition que toutes et tous découvraient deux jours auparavant seulement. Le peu de temps de répétition pour trouver les dosages et couleurs souhaités n’empêcha pas une exécution soignée, malgré la direction musicale parfois flottante de Mario Manicagli, aux gestes plus amples que précis. Reste que les grands moments dramatiques étaient efficaces, tout comme les rares temps d’intimité.

C’est donc l’Orco, l’Ogre d’Andrea Silvestrelli qui intervient le premier, mettant à nu un timbre ingrat, une technique chancelante, une voix engorgée. Son difficile premier acte sera en partie rattrapé dans les deux suivants et son air de fureur du troisième acte impressionne : « Que la tempête de la terreur se jette sur ce monde infâme » dans un déferlement orchestral étouffant.                

Mascagni lui-même décrétait que le petit Marat ne chantait pas mais « hurlait ». Ce n’est pas ce que fait  Samuele Simoncini dans ce rôle à la tessiture exigeante. Il assume pleinement le drame avec une vraie vaillance vocale. Dans les rares moments de tendresse offerts par cette partition, en duos avec Mariella, il couvre toutefois sa partenaire par sa projection. Mariella, personnage touchant vivant dans « la maison de la peur », comme elle le chante, est interprétée avec assurance et engagement par la soprano Rachele Barchi dont le vibrato est parfois un peu large et dont le volume sonore est un peu en retrait.

Trois autres rôles comptent dans cet opéra : la mère du petit Marat, chantée par la mezzo Sylvia Kevorkian; le Soldat de Matteo Lorenzo Pietrapiana, à la présence vocale et scénique bienvenue ; enfin le Charpentier de l’autre baryton, Stravos Mantis, plus sombre et très en voix. C’est sans doute lui qui fit le plus d’effet en ce soir de de première.

Voilà une œuvre à découvrir, en souhaitant d’autres reprises prochaines.

Retrouvez le dossier de Première Loge sur l’œuvre ici !

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[1] Pour écouter cet opéra, rares sont les enregistrements. Celui de 1961, avec la grande Viriginia Zeani et son mari Nicola Rossi-Lemeni, est de loin préférable. On peut en trouver un extrait ici : https://www.youtube.com/watch?v=CX_CYNFzl-o

[2] Voir ce film de 1910 reprenant le scénario de l’opéra : https://www.youtube.com/watch?v=ePnMmJgBJ9A

[3] En prélude à la représentation, la conférence passionnante de Jean-Clément Martin rappelait à bon escient le flou historique entourant l’ampleur de ces terribles massacres, bien réels, ainsi que la définition de ces terrifiants « mariages républicains » : il s’agissait d’attacher, nus, un homme et une femme, avant de les noyer dans la Loire. Jean-Clément Martin replaçait aussi les enjeux mémoriels : non, contrairement à ce que chante l’opéra, Robespierre n’est pas le responsable des massacres nantais. C’est lui qui fit pression sur le Comité de salut Public afin d’envoyer un jeune soldat de 19 ans, Marc Antoine Jullien, pour dresser un bilan des exactions. Jullien faillit y perdre la vie, revint avec un rapport accablant pour Carrier – qui échappa de peu à la guillotine, participa à la conspiration contre Robespierre le 9 Thermidor, mais finit sous le couperet de la Veuve, à 38 ans, en décembre 1794.

Les artistes

Le petit Marat : Samuele Simoncini
Mariella : Rachele Barchi
L’Orco : Andrea Silvestrelli
La Mère : Sylvia Kevorkian
Le Soldat : Matteo Lorenzo Pietrapiana
Le Charpentier : Stravos Mantis
L’Espion : Alessandro Martinello
Le Voleur : Simone Rebola
Le Tigre : Gian Filippo Bernardini
Une Voix : Bo Sung Kim*
Une Voix interne : Carlos Torres Montenegro*
Une interne et le porteur d’ordre : Agustin Perez Escalante*
Le prisonnier, l’évêque : Nicolas Brisson*
*Choristes d’Angers Nantes Opéra

Orchestre national des Pays de la Loire, dir. Mario Manicagli
Chœur d’Angers Nantes Opéra, dir. Xavier Ribes
Mise en espace : Sarah Schinasi

Le programme

Le petit Marat

Drame en 3 actes de Pietro Mascagni, livret de Giovacchino Forzano et Giovanni Targioni-Tozzetti, créé le 2 mai 1921  au Teatro Costanzi de Rome.
Opéra de Nantes, représentation du mercredi 2 octobre 2024.