Manon aux mille nuances de gris
Second volet de la « Manon Manon Manon » turinoise : une mise en scène extrêmement efficace et une interprétation musicale de grande qualité !
Massenet vs Puccini
Après une conférence très intéressante au Teatro dal Verme de Milan sur « Puccini sur scène aujourd’hui » organisée par l’Association nationale des critiques musicaux, deux jours après celle de Lucques où le sujet a été abordé par trois compositeurs (dont Francesco Filidei, qui fera ses débuts à la Scala avec son nouvel opéra Il nome della rosa mis en scène par Michieletto), trois surintendants (dont Mathieu Jouvin) et trois metteurs en scène (dont Valentina Carrasco qui a mis en scène La fanciulla del West au Teatro Regio il y a six mois), nous voici de retour à Turin pour le deuxième épisode de « Manon Manon Manon ».
Vient maintenant le tour du « cœur trois fois féminin » de la Manon de Massenet (sans doute le « moins infidèle » à l’original de Prévost), que Puccini affrontera directement neuf ans après sa création en 1884, avec sa Manon Lescaut. L’écoute attentive des deux versions permet de comprendre l’approche différente des deux musiciens, qui partagent une heureuse veine mélodique et qui, précisément pour cette raison, étaient considérés jusqu’à il y a peu, avec Tchaïkovski, avec un snobisme mal dissimulé par certains critiques.
Manon Lescaut de Puccini est le fruit d’un compositeur de 35 ans qui trouve sa voie après deux tentatives peu inspirées. Manon de Massenet est le quatorzième opéra d’une carrière déjà bien établie, celle d’un musicien décoré de la Légion d’honneur et professeur de contrepoint respecté, qui a supplanté Saint-Saëns dans son élection à l’Institut de France. L’envie et les malentendus l’empêchent de faire monter à Paris son Hérodiade, qui prend le chemin de Bruxelles et ne fera ses débuts dans la capitale française qu’en 1884, un mois après la création de Manon, qui connaîtra, elle, un succès prodigieux. En cela, les deux œuvres « jumelles » de Puccini et de Massenet ont un point commun : elles ont toutes deux définitivement ouvert la porte du succès à leurs auteurs respectifs. Le Français consolidera sa renommée avec Le Cid, Werther, Thaïs, Chérubin, Don Quichotte et, au cours de sa carrière prolifique, couvrira la plupart des genres et sous-genres de l’opéra : grand opéra, opéra-comique, opéra romanesque, comédie-lyrique, conte de fées, farce musicale, comédie chantée, opérette.
Les caractères de l’héroïne de Prévost sont différents chez les deux compositeurs : dans Puccini, Manon est une jeune fille rebelle, psychologiquement immature et incapable de renoncer, d’affronter la douleur de la perte. Mais c’est aussi c’est la passion désespérée d’une personne qui se sent désespérément seule. Elle reflète probablement en grande partie les tourments de son auteur. La Manon de Massenet, quant à elle, incarne l’archétype de la femme fatale, inconstante et dépourvue de sens moral, oscillant sans cesse entre frivolité et nostalgie.
Manon dans les pas de BB : une mise en scène très convaincante
C’est sur ces traits que se fonde le choix cinématographique d’Arnaud Bernard dans le deuxième volet du triptyque qui inaugure la saison du Teatro Regio de Turin. C’est en effet la figure emblématique de Brigitte Bardot dans le film La vérité (1960) de Henri-Georges Clouzot qui sert de fil conducteur à sa lecture. En effet, les premières images du film en noir et blanc nous montrent le tribunal où la belle Dominique Marceau est accusée du meurtre de Gilbert Tellier, son ex-petit ami. Sous les regards hostiles des jurés et du public, l’histoire de la vie de la jeune femme commence par de nombreux flash-back projetés sur la scène du théâtre. Le triple rideau noir découvre la scène, qu’Alessandro Camera divise en deux parties : en bas les différents décors de l’histoire, en haut, toujours présents, les juges, les avocats, les magistrats dans leur tribune.
Disons tout de suite que cette fois-ci, l’interaction avec le support filmique est bien meilleure que dans le premier volet : non seulement elle ne distrait pas de la musique (en fait elle la précède), mais elle la complète très efficacement. L’identification de la protagoniste avec l’actrice française est surprenante et les choix scéniques sont également judicieux. La cour de l’auberge d’Amiens au premier acte n’est pas très différente de celle de l’équivalent puccinien, mais ici la multiplicité des personnages et des scènes ne nuit pas car le metteur en scène emprunte à la technique cinématographique le ralenti et l’arrêt sur image pour isoler les actions des personnages individuels tandis que le reste apparaît comme suspendu dans le temps. La scène manquante dans la Manon italienne, celle de l’intimité domestique des deux jeunes gens, constitue ici le deuxième acte tandis que la première scène du troisième acte, la promenade du Cours-la-Reine, est ingénieusement rendue par le metteur en scène en la situant dans un atelier de mode avec des vitrines de vêtements (l’un est porté par Manon elle-même) et d’accessoires, et un podium pour un défilé de mode. Les élégants costumes sont conçus par Carla Ricotti dans une infinité de nuances de gris.
Le rendu du parloir de Saint-Sulpice est également très réussi, les boiseries sévères de la salle d’audience représentant ici la sacristie où Manon va chercher son homme, devenu entre-temps abbé. Une fois de plus, l’acte IV est bondé et mouvementé, s’ouvrant sur la salle de jeu de l’hôtel de Transylvanie. C’est là que Guillot de Morfontaine, rejeté par Poussette, Javotte et Rosette, s’en prend à Manon jusqu’à l’abus sexuel, ce qui, ajouté à l’accusation de tricherie au jeu, pousse Manon à le tuer d’un coup de revolver – comme la Manon de Puccini l’avait fait avec Geronte di Ravoir – reproduisant fidèlement ce qui se passe dans le film de Clouzot, où l’on voit BB en prison, dans l’attente de son procès, se couper les veines du poignet avec un morceau de miroir. La dernière scène du théâtre montre un lit d’hôpital où Manon est sur le point de rendre son dernier souffle. Cette fois, les juges sont absents de la scène, toute consacrée à Manon et Des Grieux, qui tente inutilement de ranimer la jeune fille : « N’est-ce plus ma main que cette main presse ? », la même phrase que Manon avait utilisée pour arracher le jeune homme à sa soutane. C’est sur cette phrase poignante que se termine « l’histoire… de Manon… Lescaut ! ».
Une fort belle distribution
Ce n’est pas le seul thème récurrent de l’œuvre qu’Evelino Pidò met en lumière avec un soin tout particulier accordé aux couleurs instrumentales, mais sans tomber dans une langueur exagérée, tout en respectant les élans passionnés de la partition. Les moments lyriques et les moments brillants sont réalisés avec beaucoup d’équilibre et de sens dramatique, et une grande attention est portée aux voix, toutes de qualité, les chanteurs s’engageannt avec conviction et cohérence dans les choix dramaturgiques du metteur en scène. Le personnage de Manon d’Ekaterina Bakanova marche donc fidèlement dans les pas de Bardot. Vocalement, elle commence par un « Je suis encore toute étourdie » dans lequel elle décrit avec bonheur la fraîcheur et la naïveté du personnage – ainsi que sa résignation initiale à être enfermé dans un couvent. Le chant gagne en intensité sentimentale lors des adieux à la « petite table » à l’acte II, mais une certaine fatigue se fait jour un plus tard lorsque la voix doit atteindre les sommets d’un air oscillant entre frivolité et passion. Le ténor brésilien Atalla Ayan, qui m’était jusqu’à présent inconnu, commence par éprouver quelques difficultés, puis se reprend et parvient à délivrer de belles mezze voci expressives dans les duos avec Manon, en arrivant à dessiner avec autorité le personnage de Des Grieux grâce à la beauté du timbre et à la projection de sa voix. Björn Bürger est un Lescaut plein de vie, tout comme Thomas Morris se révèle un acteur efficace dans le rôle de l’odieux Guillot de Morfontaine, tandis que Roberto Scanduzzi est un Comte Des Grieux si noble et élégant qu’il frôle l’abstraction. Dans les autres rôles secondaires, les membres du chœur du théâtre sont employés de manière fructueuse, prouvant qu’ils ont tiré le meilleur parti de leur préparation qui leur a été proposée : la diction du français, notamment, s’est améliorée de manière incommensurable au cours des dernières années. Sachons-en gré au surintendant !
Le public n’était peut-être pas très nombreux, mais il s’est montré extrêmement généreux dans ses applaudissements, et les spectateurs étaient unanimes : « Cette Manon est bien meilleure que l’autre »…
Manon Lescaut : Ekaterina Bakanova
Le Chevalier Des Grieux : Atalla Ayan
Le comte Des Grieux : Roberto Scandiuzzi
Lescaut : Björn Bürger
Guillot de Morfontaine : Thomas Morris
Monsieur de Brétigny : Allen Boxer
L’hôtelier : Ugo Rabec
Pousette : Olivia Doray
Javotte : Marie Kalinine
Rosette : Lilia Istratii
Un garde : Alejandro Escobar
Un autre garde : Leopoldo Lo Sciuto
Un marchand : Roberto Miani
M de Chansons : Franco Rizzo
M de Elixir : Giovanni Castagliuolo
Un cuisinier : Andrea Goglio
Une commerçante : Junghye Lee
Orchestre et Chœur du Teatro Regio Torino, dir. Evelino Pidò
Chef de chœur : Ulisse Trabacchin
Mise en scène : Arnaud Bernard
Collaborateur du metteur en scène : Stephen Taylor
Décors : Alessandro Camera
Costumes : Carla Ricotti
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Vidéo : Marcello Alongi
Mouvements chorégraphiques : Tiziana Colombo
Assistante scénographie : Andrea Gregori
Assistante costumes : Margherita Platè
Assistant lumière : Oscar Frosio
Manon
Opéra-comique en cinq actes de Jules Massenet, livret de Henri Meilhac et Philippe Gille d’après l’abbé Prévost, créé à l’Opéra-Comique de Paris le 19 janvier 1884.
Teatro Regio de Turin, représentation du samedi 5 octobre 2024