Sancta Susanna (Hindemith), Le Château de Barbe-bleue (Bartók), La Danse des morts (Honegger), Opéra de Nancy, 6 octobre 2024
Un triptyque inédit d’ouvrages du XXe siècle pour lancer la saison « Transgressions » de l’Opéra national de Lorraine
Et si le célèbre Trittico de Giacomo Puccini n’était pas la seule trilogie lyrique du XXe siècle ? Tel est le postulat posé par le metteur en scène anglais Anthony Almeida, lauréat voici deux ans de l’European Opera Directing Prize et habitué (déjà !) du répertoire moderne et contemporain. Il ne s’agit évidemment pas ici d’associer sur la même affiche trois Einakter pour que le tour soit joué : il faut trouver une cohérence à leur association. Aussi Almeida tend-il entre Sancta Susanna de Hindemith, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók et La Danse des Morts de Honegger un fil rouge qu’il présente comme une « odyssée de l’existence », depuis la naissance de l’héroïne de Hindemith à la mort de l’humanité chez Honegger en passant par l’union amoureuse chez Bartók. On pourra lui objecter que Susanna « naît » surtout à son désir, aussitôt synonyme de mort, mais ne boudons pas notre plaisir : il est suffisamment rare qu’une maison d’opéra sorte si allègrement des sentiers battus pour laisser sa chance à cette approche inédite. Espérons que le public finisse par faire le même pari, car il y avait quelque chose de décourageant à voir les nombreux sièges inoccupés pour cette deuxième soirée.
Comme pour proclamer l’homogénéité du spectacle, le monologue par lequel débute l’opéra de Bartók est ici proposé en préambule de Sancta Susanna, chuchoté pas toujours distinctement par une petite fille appelée à réapparaître tout au long de la soirée. Et le « rideau de nos cils » de s’ouvrir sur un plateau entièrement noir, occupé par un cube de la même couleur, ouvert à l’avant et à l’arrière, avec un sol en plan incliné et des parois latérales tapissées d’un treillage. La structure tourne sur elle-même, sans autre ornement ou accessoire que le faisceau de projecteurs blancs animant de jeux d’ombres sa surface. Le même décor, invariablement tournant, sera utilisé pour les trois œuvres.
On le sait, le Théâtre National de Lorraine, comme tant d’autres opéras hexagonaux, doit faire face depuis la saison dernière à une cure d’austérité et d’amaigrissement l’obligeant à des choix radicaux (réduire le nombre de productions, réutiliser d’anciens décors et costumes, etc.). L’Idomeneo conçu par Lorenzo Ponte à Nancy l’an dernier avait démontré que le dépouillement peut déboucher sur des visions marquantes. Ici, on est loin du less is more, et on ne peut que regretter l’austérité extrême de la proposition visuelle, puisqu’outre le décor, les costumes passent au même traitement monochrome…
Par chance, la musique des trois opéras de cette soirée offre une palette de couleurs et d’intensités nettement plus excitantes. Avec Hindemith, la musique est d’une sensualité irrespirable, dans la plus pure ligne de la Salomé de Strauss. Susanna, nonne dans un couvent, est une créature sensorielle qu’enivrent les parfums des fleurs du soir et les bruits d’un couple en train de faire l’amour dans le jardin – en l’occurrence, une novice avec un valet. Le récit que lui fait une sœur plus âgée du sacrilège qui valut à l’une des leurs, jadis, d’être emmurée vivante achève de précipiter sa folie sensuelle : comme la malheureuse, elle s’offre à la statue du Christ en croix (que le spectateur est réduit à s’imaginer), empêchée in extremis par la congrégation mais à jamais envoûtée par Satan… Le climax dramatique, au bout d’une courte demi-heure, révèle les aigus charnus et perçants d’Anaïk Morel, dont la crinière rousse enfin libérée de son voile sera l’unique manifestation de l’appel de la chair (on est loin de la nudité frontale osée par Agnes Selma Weiland à Lyon en 2012). L’irruption menaçante du chœur des nonnes et la Klementia fébrile de Rosie Aldrige, cédant presque aux vertiges du péché, sont deux des autres moments forts de cette entrée en matière lapidaire.
On retrouve la mezzo-anglaise dans Le Château de Barbe-Bleue face à un Joshua Bloom d’une autorité vocale impressionnante. Par un séduisant renversement des rôles, Anthony Almeida orchestre le glissement progressif du désir vers l’oppression : l’amour entier de Judith se fissure bien vite pour laisser paraître une femme intransigeante, dominatrice, alors que Barbe-Bleue révèle une fragilité étonnante. Belle idée que l’apparition finale de ses autres épouses parmi lesquelles Judith erre comme perdue dans une forêt, sous le regard impuissant de l’homme qu’elle s’apprête à rejoindre. Avec son physique à la Cassavetes, Bloom renvoie à un imaginaire cinématographique où l’on retrouve aussi, par moments, le Bergman de Scènes de la vie conjugale. Dommage que le diminuendo bouleversant des dernières mesures s’accompagne des grincements de la cage tournante…
La très rare Danse des morts de Honegger conclut la soirée sur une légère dissonance. Si la musique de l’ex-Six emporte l’adhésion par ses carrures franches, ses sonorités sauvages, que la baguette de Sora Elisabeth Lee dompte avec autorité, le texte de Claudel (féminisé pour les besoins de la thématique « Héroïne ») souffre d’une prosodie alambiquée et d’un lyrisme qui a mal vieilli, malgré les vaillants efforts de Claire Wauthion en Récitante. En revanche, on est conquis par la manière de bacchanale qui voit un chœur zombiesque émerger de sous la cage et, campé à l’avant-scène, haranguer la salle en samplant Dansons la Carmagnole, le Dies Irae, Sur le pont d’Avignon et Nous n’irons plus au bois… Après ce mash-up aussi terrifiant que jouissif, la déploration du baryton Yannis François constitue un magnifique moment de méditation.
Si l’œuvre proclame in fine le Triomphe de l’Église sur l’Enfer, on reste perplexe quant à son insertion dans ce triptyque de circonstance. Éloge de la sororité ? Hymne féministe ? C’est ce que semblent dire les retrouvailles des « héroïnes » de cette soirée parmi les figures de cette danse macabre, sous le regard mutin d’une petite fille incarnant tout ensemble le passé et l’avenir de la Femme. Mais les intentions d’Anthony Almeida demeurent voilées de mystère…
Sancta Susanna
Sancta Susanna : Anaïk Morel
Sœur Klementia : Rosie Aldridge
Une servante : Apolline Raï-Westphal
Un valet : Yannis François
Une vieille nonne : Soliste du Chœur de l’Opéra
Le Château de Barbe-bleue
Judith : Rosie Aldridge
Barbe-Bleue : Joshua Bloom
La Danse des morts
Alto : Anaïk Morel
Soprano : Apolline Raï-Westphal
Baryton : Yannis François
Catherine : Claire Wauthion
Une fillette : Salma-Faïrouz Jacquot-Anseur, Adèle Thirion (en alternance)
Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Sora Elisabeth Lee
Chef de chœur : Guillaume Fauchère
Mise en scène : Anthony Almeida, assisté d’Alixe Durand Saint Guillain
Scénographie et costumes : Basia Bińkowska
Lumières : Franck Evin
Collaboration au mouvement : Rosabel Huguet
Sancta Susanna (1921)
Opéra en un acte de Paul Hindemith sur un livret d’August Stramm, créé à Franfort le 26 mars 1922
Le Château de Barbe-bleue (1911)
Opéra en un acte de Béla Bartók sur un livret de Béla Balazs d’après Charles Perrault, créé à l’Opéra de Budapest le 24 mai 1918.
La Danse des morts (1938)
Oratorio d’Arthur Honegger sur un livret de Paul Claudel, créé à Bâle le 2 mars 1940.
Opéra national de Lorraine, Nancy, representation du dimanche 6 octobre 2024.