Pour l’ouverture de sa saison dédiée aux femmes, l’Opéra Grand Avignon met en lumière l’une des héroïnes les plus emblématiques du répertoire verdien : Violetta Valéry, la protagoniste de La traviata. Cette œuvre qui explore les thèmes de l’amour, du sacrifice et de la société, reste toujours d’une pertinence poignante, quelque 170 ans après sa création. Plongée dans un univers à la fois glamour et tragique, cette représentation promet d’être un voyage à la fois esthétique et introspectif.
Un parti pris de mise en scène engagé mais qui peine à convaincre
Avènement d’une nouvelle formule théâtrale, La traviata constitue chez Verdi le point culminant de son inspiration romantique sur le modèle français. Il incombe à Chloé Lechat de défendre la vision du compositeur. Elle choisira de mettre en lumière la tension entre le monde glamour de la haute société et la réalité des émotions humaines. Pour cela, la jeune franco-suisse s’appuiera notamment sur les personnages féminins. Virginia Germont évoquée dans le livret a été recrée pour l’occasion. La comédienne ponctuera la soirée de par ses interventions aux accents souvent féministes ou prônant la liberté sexuelle.
L’opéra débute par la photo de la famille Germont au complet à l’occasion du mariage de la jeune cadette. Celle-ci ne manque pas de remercier son père pour ce mariage de façon extrêmement sarcastique. Retentit alors le prélude somptueusement porté par l’orchestre sous la direction de Federico Santi, son nouveau chef associé. L’orchestration subtile et raffinée de Verdi nous relate l’histoire de l’héroïne dans un ordre inversé. Tout est déjà présent : déclin, sacrifice, amour et insouciance.
La scène d’ouverture présente un salon élégant et un patio dans un appartement contemporain. De larges baies vitrées laissent entr’apercevoir une grande terrasse donnant sur la mer. La fête bat son plein et l’on se retrouve dans un entre-soi de la haute bourgeoisie. La maison de campagne du second acte se transforme en spa privé. Dans cet univers anguleux, les lignes sont rigides et l’ambiance est froide. Le dernier acte sera représenté dans les appartements privés de l’héroïne. Son immense dressing de chaussures, vestige de sa vie passée luxueuse, emplit tout l’espace, alors que la protagoniste se meurt dans son lit aux allures de monument funéraire.
Si le pari de mettre en avant une Violetta féministe, libre et agissante semble réussi, la clé d’entrée choisie par la metteuse en scène semble peu adaptée aux autres protagonistes. Bien que le postulat de départ ne soit pas inintéressant, les apparitions trop récurrentes et parfois hors de propos de la sœur n’ont pas permis de donner une dimension nouvelle aux personnages d’Alfredo et de Germont. La voix de la tradition et des valeurs familiales portée par le patriarche semble peu audible. Le fils, quant à lui, semble bien plus préoccupé par sa passion dévorante pour Violetta que par les attentes sociales et familiales qui pèsent sur lui. Les manifestations répétées de sa famille au grand complet n’y changeront rien !
Le minimalisme dans le travail scénographique et les lumières précises permettent cependant de laisser toute la place à un plateau vocal particulièrement convaincant qui sera longuement ovationné par le public.
Une Violetta incandescente et féministe
L’interprétation de Violetta Valéry par Julia Muzychenko est une véritable leçon de maîtrise vocale et théâtrale. Dès les premières notes, elle capte l’attention de l’auditoire par une précision infaillible dans tous les registres. Aucun signe de faiblesse n’altère sa performance. Chaque note, chaque tenue de souffle est parfaitement maîtrisée, révélant une artiste qui possède une pleine conscience de son instrument. Son timbre est clair, lumineux, et son agilité vocale témoigne d’une technique irréprochable, déployant avec aisance aussi bien les aigus cristallins que les graves plus sombres.
Mais au-delà de la pureté technique, la soprano donne vie à une héroïne solaire et pétillante, avec un naturel désarmant dans les scènes de frivolité du premier acte. Son sourire rayonne, ses mouvements sont fluides et légers, comme si elle incarnait l’essence même de la joie de vivre. Puis, à mesure que l’amour pour Alfredo prend forme, cette lumière se teinte d’une fébrilité touchante, révélant une femme qui vacille entre la passion et la peur. Julia Muzychenko offre ici une palette émotionnelle d’une grande finesse, faisant transparaître à travers sa voix et son jeu scénique cette dualité intime de Violetta : l’excitation de découvrir l’amour et la vulnérabilité de se savoir condamnée.
Portée par la direction d’acteurs précise de Chloé Lechat, la jeune soprano russe propose une lecture subtilement féministe de Violetta. Elle incarne une femme qui, malgré les contraintes sociales et les jugements, affirme un désir incandescent de vivre et d’être heureuse. À l’image de son costume lors de la fête chez Flora (une cage dorée), elle est animée par un désir ardent de se libérer du carcan social auquel elle doit se conformer. Sa révolte contre les injonctions patriarcales transparaît avec force, même si la protagoniste se plie finalement aux volontés de Germont.
Le dernier acte de Julia Muzychenko est bouleversant en tout point ! Bien que les accès de vigueur de la mourante semblent peu vraisemblables, ils donnent l’occasion à la jeune femme de briller, encore, dans un ultime élan de théâtralité. Alors que raisonne pleinement son fervent hymne à la joie, elle s’effondre, inerte, laissant aux autres personnages et à l’orchestre le soin de conclure la soirée. Julia Muzychenko fait de Violetta une figure à la fois sensible, libre et révoltée, dont la quête d’émancipation résonne puissamment aujourd’hui.
Une distribution jeune et engagée au service de l’ouvrage
Pour sa prise de rôle en Alfredo Germont, Jonas Hacker livre une interprétation convaincante et nuancée. Si son personnage reste un peu en retrait lors du premier acte, laissant davantage la place à sa complice, c’est dans le second acte que son Alfredo révèle toute son ardeur juvénile. Jeune homme fougueux et épris, il envoute l’auditoire avec son timbre clair et des aigus particulièrement bien projetés. Son naturel sur scène renforce la crédibilité de ce jeune amoureux passionné. En harmonie avec sa partenaire, les retrouvailles extatiques des deux amants apparaissent comme suspendues. Tous deux savourent cet instant fugace de bonheur, alors qu’une partie du public en larmes a déjà pris conscience de la terrible réalité.
Serban Vasile incarne Giorgio Germont avec une noblesse et une élégance rares. Le baryton roumain réussit à dépasser le simple cadre du père autoritaire, soucieux de l’honneur familial, pour insuffler à son personnage une humanité profonde et touchante. Il nuance son interprétation avec une palette d’émotions vibrantes et un chant élégant, où chaque mot et chaque geste révèlent les dilemmes intérieurs de Germont. Ce n’est pas seulement l’homme rigide de la tradition que nous voyons, mais un père aux prises avec des sentiments de compassion, d’hésitation et même de regret. Les couleurs méditerranéennes de la voix de Serban Vasile servent parfaitement le personnage proposé. Le duo avec Julia Muzychenko autour duquel le second acte est structuré prend une ampleur nouvelle. La progression de la relation entre Germont et Violetta se tisse sous nos yeux avec une fluidité naturelle, presque cinématographique. De l’appréhension initiale, ils avancent vers une complicité teinte de tendresse à l’image des liens souvent dépeints par Verdi. L’orchestre, toujours présent sans être envahissant, suit magnifiquement cette dynamique.
Les seconds rôles ont été remarquablement bien distribués, mais ce sont les deux personnages féminins qui se détachent particulièrement : Albane Carrère incarne une Flora chaleureuse et pleine de vie, tandis que Sandrine Buendia brille en Annina, à la fois charismatique et dévouée.
Le chœur, dirigé avec brio par Alan Woodbridge, se montre particulièrement convaincant, une nouvelle preuve de sa polyvalence à toute épreuve ! Sa joie de se produire sur scène et de défendre cet ouvrage est véritablement communicative. Toujours en mouvement, les choristes chantent et dansent avec une énergie débordante, incarnant la fête à merveille. À plusieurs reprises, ils exécutent une série de gestes martelés et saccadés. Peut-être une évocation d’un détachement, d’une uniformisation des comportements, voire d’une superficialité ambiante ? Si ces choix chorégraphiques, parfaitement exécutés, intriguent, l’intention sous-jacente demeure cependant floue pour le public. La scène de la partie de cartes au troisième acte se révèle particulièrement réussie. Le chœur, habité par une curiosité pernicieuse, parvient à transmettre une tension palpable autour de la table de jeu. La réaction collective face aux événements se fait sentir avec une intensité croissante, et la violence de l’indignation contre le comportement d’Alfredo frappe par sa force.
Le spectacle proposé ce soir par l’Opéra Grand Avignon nous livre une version contemporaine et engagée de La traviata. La distribution, jeune et impliquée donne vie à cette grande histoire d’amour et de mort ou les sentiments apparaissent toujours plus intimes et émouvants.
À l’occasion des 200 ans de l’opéra, cette fête se veut populaire et partagée ! Les scolaires ont envahi l’ensemble du théâtre et une retransmission simultanée et gratuite s’est vue proposée sur la place Saint-Didier. Sous une météo clémente et confortablement installés sur des transats, entre 400 et 500 personnes ont pu se joindre, temporairement ou plus durablement, à la célébration. Avec de telles initiatives, l’opéra a encore de beaux jours devant lui !
Violetta : Julia Muzychenko
Alfredo : Jonas Hacker
Germont : Serban Vasile
Flora : Albane Carrère
Annina : Sandrine Buendia
Docteur Grenvil : Geoffroy Buffière
Gaston : Kenny Ferreira
Baron Douphol : Gabriele Ribis
Marchese d’Obigny : Dominic Veilleux
Giuseppe: Cyril Héritier
Domestico : Alain Iltis
Commissionario : Saeid Alkhouri
Comédiennes : Jacqueline Cornille, Alice Lestienne, Paloma Donnini
Orchestre national Avignon-Provence, dir. Federico Santi
Chœur de l’Opéra Grand Avignon, dir. Alan Woodbridge
Mise en scène : Chloé Lechat
Assistanat à la mise en scène : Dagmar Pischel
Décors/Conception vidéo : Emmanuelle Favre repris par Anaïs Favre
Costumes : Arianna Fantin
Lumières : Dominique Bruguière reprises par Pierre Gaillardot
Chorégraphie : Jean Hostache
Dramaturgie : Judith Chaine
Études musicales : Frédéric Rouillon
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après Alexandre Dumas fils, créé le 6 mars 1853 à La Fenice de Venise.
Opéra Grand Avignon, représentation du vendredi 11 octobre 2024.
1 commentaire
Très beau compte-rendu d’un spectacle des plus réjouissants, où l’engagement d’un plateau vocal de haut vol a permis l’inimaginable… celui de rendre crédible et émouvant un second acte intense et remarquablement humain. Cet acte généralement faible donne à la Traviata d’Avignon une cohérence, une puissance et une unité rarement aussi bien réalisées. Les voix remarquables du trio dans un beau décor aux lumières exemplaires font passer les excès d’une mise en scène caricaturale. Belle soirée !