La MANON LESCAUT d’Auber referme le cycle des « trois Manon » proposé par le Teatro Regio de Turin

Auber, Manon Lescaut, Teatro Regio de Turin, 17 octobre 2024

La Manon Lescaut d’Auber conclut en beauté le cycle très original proposé par l’Opéra de Turin autour de la figure de Manon Lescaut.

La Manon Lescaut d’Auber, la plus « légère » des trois Manon proposées par le Regio de Turin

Un siècle après la publication du septième et dernier volume des Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost, « L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » est mise en musique pour un ballet-pantomime sur un texte d’Eugène Scribe et une musique d’Halévy. Lorsque, toujours sur un livret de Scribe lui-même, Manon Lescaut devient un opéra-comique, son auteur Daniel François Esprit Auber a 74 ans. L’œuvre, créée le 23 février 1856 à la salle Favart, s’inscrit dans une longue et fructueuse carrière (47 titres, dont 38 sur le livret de Scribe) commencée en 1805 et qui ne s’achèvera qu’en 1869, deux ans avant la mort du compositeur.

Élève de Cherubini, Auber lui succède comme chef d’orchestre au Conservatoire de Paris grâce à Louis Philippe, tandis que Napoléon III le nomme maître de chapelle impériale. Son style très personnel, caractérisé par une légèreté, une vivacité et une élégance typiquement françaises, se retrouve dans sa Manon Lescaut : il est clair qu’après cet opéra-comique, Massenet et Puccini n’avaient pas à craindre de se confronter à l’œuvre de l’Abbé Prévost. La Manon d’Auber est en effet une machine à chanter sans grande profondeur psychologique et, dans les deux premiers actes, la musique fait entendre une série de motifs s’apparentant parfois au style de l’opérette, sur les vers ironiques d’un livret frivole. – « Me voler ma maîtresse | et son amour… d’accord! | Mais, mon souper, Monsieur, | ah! c’est vraiment trop fort ! » s’exclame le marquis d’Hérigny, l’un des deux personnages insérés par Scribe dans l’intrigue mais absents des autres livrets : le marquis d’Hérigny (un Scarpia qui se rachète à l’article de la mort), et Marguerite, l’alter ego sage et bourgeois de Manon. Scribe et Auber, conditionnés par le genre même de l’œuvre et les lieux où elle serait jouée (des théâtres où l’on montait précisément des opéras-comiques), privilégient les aspects brillants de l’histoire et l’écriture virtuose de la protagoniste, si bien que leur Manon Lescaut devient une affaire de « guinguette, goguette et grisette[i] », comme le chante le chœur du premier acte.

Au cours des trois premières années, l’œuvre a été représentée 63 fois avant d’être oubliée et de renaître 120 ans plus tard dans un enregistrement de 1975 avec Mady Mesplé. En 1984, elle fut reprise au Filarmonico de Vérone avec Mariella Devia. Signalons également les reprises de l’Opéra Comique en 1990 avec Élizabeth Vidal, et de l’Opéra de Liège avec Sumi Jo en 2016.

La fin d’un cycle « cinématographique »

La production présentée sur la scène du Regio, dirigée par Guillaume Tourniaire et mise en scène par Arnaud Bernard, conclut le projet « Manon Manon » du théâtre de Turin. La volonté du metteur en scène d’associer à chaque titre d’opéra un film français se heurte ici au fait que, curieusement, en dehors de la Manon de Clouzot, il n’existe pas d’autre Manon, pas même dans le cinéma muet : La Manon Lescaut de 1926 (avec Marlene Dietrich parmi les personnages secondaires) est une production allemande, alors que la filmographie italienne est riche : en 1911 sort un film muet avec Francesca Bertini, 1940 voit paraître la Manon Lescaut de Carmine Gallone avec Alida Valli et Vittorio De Sica, et 1954 Gli amori di Manon Lescaut de Mario Costa avec Myriam Bru et Franco Interlenghi. Arnaud Bernard s’est alors tourné vers l’étranger avec le film d’Alan Crosland de 1927, qui devait à l’origine s’intituler Manon Lescaut, mais qui est sorti plus tard sous le titre When a Man Loves (Quand un homme aime). Les acteurs que nous voyons ici sont le charmant John Barrymore et la douce Dolores Costello.

Comme les deux autres opus en noir et blanc, celui-ci utilise le cinéma comme clé d’interprétation, des extraits de films étant projetés pendant l’entr’acte tandis que l’histoire représentée sur scène représente le tournage d’un film muet sur un plateau rappelant « le pavillon aux vitraux » de Georges Méliès à Montreuil, avec le réalisateur en chapeau melon et moustache, des assistants de studio diligents et des cameramen. Au troisième acte, tout le dispositif disparaît et l’on entre directement dans le film avec la mort de Manon – une fin tragique qui fut une première en son temps à l’Opéra-Comique – se déroulant devant une forêt luxuriante, toujours en noir et blanc, représentée dans le style du Douanier Rousseau. Le final incongrument « oratoire » d’Auber, avec la rédemption de la jeune fille frivole qui « s’élève vers l’Éternel », donne au metteur en scène l’occasion de clore ce cycle de trois épisodes en faisant monter sur scène les personnages des deux opéras précédents – auparavant, le Pierrot Jean-Louis Barrault des Enfants du Paradis avait été aperçu au balcon de la maison louisianaise – pour chanter le chœur final, tandis que sur trois écrans apparaissent les visages des trois personnages féminins de cinéma avec lesquels Arnaud Bernard a voulu illustrer ces trois facettes de Manon. Ici, les inserts cinématographiques fonctionnent beaucoup mieux que dans Manon de Puccini, avec leurs légendes ingénieuses et leur jeu emphatique, expliquant ce qui manque dans le livret, anticipant ou commentant ce qui va être vu, se révélant beaucoup moins envahissants, et même parfaitement efficaces dans le développement dramaturgique de l’histoire. Comme dans d’autres spectacles, le magnifique travail du scénographe Alessandro Camera, de la costumière Carla Ricotti et de l’éclairagiste Fiammetta Baldiserri est admirable.

Une très belle adaptabilité de l’orchestre et du chœur

À la tête de l’orchestre du Teatro Regio, peu habitué à ce répertoire mais à la hauteur de l’événement, Guillaume Tourniaire dirige avec élan et vivacité, restituant l’éclat de la partition et la transparence de l’orchestration. Quelques décalages entre la fosse et les voix sur scène, notamment dans les ensembles concertants, seront sûrement résolus lors des reprises. Bravo, comme toujours, au chœur dirigé par Ulisse Trabacchin, qui a interprété avec une précision chronométrique le chœur du premier acte déjà mentionné. Et, en tout cas, félicitations, ainsi qu’à l’orchestre, pour s’être adaptés facilement et en peu de temps à ces trois opéras si différents en termes de style, de tonalité et de facture.

Une distribution équilibrée

Le rôle créé par Marie Cabel est ici confié à la voix agile de Rocío Pérez, soprano espagnole dont on a récemment admiré l’Olympia dans Les Contes d’Hoffmann vénitiens, et applaudie en Gilda en 2021 à l’Opéra de Lorraine. Sa voix n’est pas énorme en terme de volume, mais sa technique lui permet de manier avec aisance l’agilité que requièrent les couplets de la célèbre « Bourbonnaise », cheval de bataille des sopranos coloratures, dans la scène chez Bancelin, ou dans l’aria du deuxième acte – où la diction reste cependant perfectible et à laquelle manque l’esprit de vie pétillant que le personnage doit exprimer pour susciter l’émerveillement et l’enthousiasme du public. Les dialogues parlés sont acceptables, même s’ils constituent une pierre d’achoppement pour tous les chanteurs dans ce genre si particulier faisant alterner numéros musicaux et passages joués.

Dans cette version, le personnage de Des Grieux est vocalement moins important qu’il ne le sera chez Massenet ou Puccini : il ne lui revient que deux duos et aucun air en solo. La prestation du ténor Sébastien Guèze est élégante même si elle manque un peu de personnalité. La part du lion, dans l’opéra d’Auber, échoit au Marquis d’Hérigny avec trois interventions solistes importantes. Le baryton argentin Armando Noguera fait preuve d’une grande personnalité et d’un grand charisme, malgré quelques limites dans le registre le plus grave de la tessiture. La basse Francesco Salvadori est quant à elle efficace en Lescaut. Parmi les nombreux personnages secondaires qui peuplent l’œuvre, il convient de mentionner la savoureuse Mme Bancelin de Manuela Custer, le Renaud de Guillaume Andrieux, la Marguerite de Lamia Beuque, le vif Gervais d’Anicio Zorzi Giustiniani et le Monsieur Durozeau de Paolo Battaglia. Plusieurs artistes du Regio Ensemble participent également à cette production : Tyler Zimmermann (Un sergent), Mark Kim (Un bourgeois) et Albina Tonkikh (Zaby).

Le public de la première a été très chaleureux : il est enfin venu nombreux après les tristes défections ayant affecté certains spectacles précédents. Le travail reste cependant à poursuivre pour faire revenir l’ancien public et en conquérir un nouveau ! La qualité et la nouveauté des propositions, comme cela a été démontré, est une condition nécessaire mais malheureusement pas suffisante pour remplir le théâtre d’une ville qui ne peut pas autant compter que Milan et Venise sur un afflux massif de touristes étrangers…

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[1] « Qu’Horace en goguette, | Courant la guinguette, | Verse à sa grisette | Le falerne si doux » sont les vers d’une vieille chanson de Marc-Antoine Désaugiers bien connue des Parisiens de l’époque.

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Les artistes

Manon Lescaut : Rocío Pérez
Des Grieux : Sébastien Guèze  
Le marquis d’Hérigny : Armando Noguera
Lescaut : Francesco Salvadori
Marguerite : Lamia Beuque
Madame Bancein : Manuela Custer
Monsieur Durozeau : Paolo Battaglia
Renaud : Guillaume Andrieux
Zaby : Albina Tonkikh
Un sergent : Tyler Zimmermann
Un bourgeois : Juan José Medina

Chœur (Chef de Chœur : Ulisse Trabacchin) et orchestre de Teato Regio de Turin, dir. Guillame Tourniaire

Mise en scène : Arnaud Bernard
Collaborateur du metteur en scène : Yamal das Irmich
Décors : Alessandro Camera
Costumes : Carla Ricotti
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Vidéo : Marcello Alongi

 

Le programme

Manon Lescaut

Opéra-comique en trois actes de Daniel François Esprit Auber, livret d’Eugène Scribe d’après L’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut d’Antoine-François Prévost, créé au Théâtre national de l’Opéra-Comique, Paris, le 23 février 1856.

Teatro Rgio de Turin, représentation du 17 octobre 2024.