Déception pour la version fantasy kitsch de L’Or du Rhin par McVicar
Das Rheingold, Scala de Milan, 10 novembre 2024
Le metteur en scène qui, habituellement, satisfait aussi bien les partisans de la modernité que ceux de la tradition, rate cette fois-ci sa cible ; mais le niveau musical de la représentation est globalement très satisfaisant.
Une mise en scène traditionnelle mais pas toujours lisible
Peu de maisons d’opéra dans le monde peuvent s’offrir la mise en scène d’un Ring, le projet le plus ambitieux jamais conçu pour le théâtre en musique : plus de quinze heures de spectacle, quatre longues soirées, des décors immenses, un orchestre gigantesque, des distributions pléthoriques[i]. Bref, une entreprise très coûteuse. À la Monnaie de Bruxelles, les deux premières parties de la production de Romeo Castellucci ont été montées, puis le théâtre – c’est du moins l’explication officielle – a découvert qu’il n’avait pas les moyens de poursuivre le cycle, qui sera achevé par Pierre Audi.
À Berlin, deux cycles désormais disponibles en DVD viennent de s’achever : la production de Dmitry Černjakov à la Staatsoper et celle de Stefan Herheim à la Deutsche Oper. Cette année, outre Bayreuth, la tétralogie wagnérienne est abordée au Royal Opera House de Londres, où Barrie Kosky poursuit son Ring commencé l’année dernière, Andreas Homoki propose sa vision du cycle à Zurich, et Calixto Bieito entamera un Ring parisien le 29 janvier. À la Bayerische Staatsoper de Munich, le Ring de Tobias Kratzer a ouvert la nouvelle saison le 27 octobre, la veille de ce cycle milanais confié à Sir David McVicar, qui revient à la Scala après son beau Calisto il y a trois ans. Le metteur en scène de Glasgow avait monté sa dernière Tétralogie à l’Opéra National du Rhin il y a dix-huit ans.
McVicar est généralement loué par les partisans d’une certaine tradition et les « modernistes » parce qu’il donne généralement aux traditionalistes ce qu’ils attendent : une action narrative claire qui suit de près le livret avec un décor et des costumes correspondant à l’époque de l’histoire, et il propose aux partisans de la modernité une mise en scène non triviale, portée par un jeu d’acteurs soigné. Cette fois-ci, il semble n’avoir convaincu ni les uns ni les autres : certes, la narration est linéaire, mais avec l’insertion de symboles parfois abscons qui n’ont pas plu au public, tandis que la mise en scène semble revenir cinquante ans en arrière, avant la version Boulez/Chéreau de 1976, cette ligne de partage des eaux inéluctable entre un avant et un après en matière de mise en scène d’opéra.
Située dans un non-temps archaïque, la scénographie, conçue par le metteur en scène lui-même et Hannah Postlethwaite, s’appuie sur quelques éléments hautement symboliques, au premier rang desquels les mains que l’on voit au fond du fleuve et qui soutiennent les évolutions des filles du Rhin. Des mains monumentales qui rappellent celles, gigantesques, vues à Bregenz dans la Carmen de Holten ou le Rigoletto de Stölzl. Dans la deuxième scène, le monde des dieux tourne autour d’un escalier qui ne mène nulle part, semblable à un monument funéraire, sur l’habituelle plate-forme tournante, tandis qu’on voit, à Nibelheim, un crâne fait de l’or extrait par des mineurs nains. D’autres mains, qui ont cette fois travaillé à la construction du Walhalla, sont celles, démesurées, des géants, tandis que la main rapace d’Alberich se détache, peinte à l’intérieur d’un cercle, dans l’image projetée sur le rideau. Moins évidente est la présence des bras virevoltants qui transforment Loge en une sorte déesse Kali. Le jeune homme nu qui incarne l’or du Rhin, violé par Alberich et apparaissant à la fin de l’opéra tout ensanglanté, est quant à lui troublant…
Dans la lecture de McVicar, le mythe des légendes nordiques se transforme en un univers fantastique plutôt kitsch dans les costumes d’Emma Kingsbury, qui met des jupes à tous les dieux, dont les formes sont agrandies hors de toute proportion, avec des effets (in)volontairement ridicules dans le cas de Froh, un croisement entre une grenouille et un joyeux compère de Windsor de taille XXXL. Le metteur en scène écossais rate également sa cible en ce qui concerne le jeu des acteurs, se reposant presque exclusivement sur les compétences individuelles des chanteurs et la présence de serviteurs/danseurs muets (la chorégraphie est signée Gareth Mole) qui meublent les merveilleux intermèdes orchestraux par des mouvements offensants devant le rideau, ou qui accompagnent les évolutions des personnages, entravés dans leurs mouvements de géants. Essentiel, dans un tel spectacle, est le rôle de l’éclairage, ici bien réalisé par David Finn. Les vidéos de Katy Tucker, en revanche, sont banales : avant le coup porté par Donner – qui fait vibrer son marteau sur l’escalier qui vient d’être achevé -, on voit des nuages immédiatement suivis de lueurs boréales évoquant un arc-en-ciel.
Un orchestre et une direction inspirés
Initialement, cette tétralogie devait être dirigée par Christian Thielemann, mais il a déclaré forfait et a été rapidement remplacé par non pas un, mais deux chefs d’orchestre. Les six représentations sont donc également réparties entre Simone Young, qui s’est essayée à l’intégralité du Ring à Vienne, et Alexander Soddy, qui l’a dirigé à Mannheim et qui fait aujourd’hui ses débuts à La Scala. Lors de la retransmission en direct sur le portail LaScalaTv le 3 novembre, c’est la cheffe australienne qui tient fermement les rênes de l’orchestre du théâtre avec une interprétation narrativement continue, sans magie mais précise, avec un rapport calibré entre la fosse et la scène et une attention aux chanteurs. Pour les trois dernières représentations, Alexander Soddy, interprète wagnérien acclamé et assistant de Young en son temps, a pris le relais. Le chef d’orchestre anglais de 41 ans n’a pas dénaturé le cadre interprétatif, mais y a ajouté sa grande personnalité avec une lecture dramatique mais non emphatique, nuancée et transparente. Dès le mi bémol initial, imperceptible, entonné dans l’obscurité totale – impression malheureusement gâchée par la lumière des nouveaux écrans sur les dossiers… – on comprend tout de suite qu’il s’agit d’une soirée spéciale avec un orchestre en état de grâce, où l’on perçoit une attention particulière à la couleur instrumentale avec une identification claire des différents leitmotivs qui s’intègrent harmonieusement dans la narration. S’enchaînent ainsi le thème liquide et sinueux des filles du Rhin, celui, scintillant, de l’or, celui, sinistrement insinuant du Nibelung, et ainsi de suite tout au long de la soirée jusqu’au final triomphal qui augure bien de la suite musicale du cycle.
Un beau plateau vocal
Le second visionnage du spectacle, cette fois-ci en direct, confirme les impressions reçues lors de la diffusion vidéo concernant la distribution, dont la quasi-totalité sont des spécialistes wagnériens. Michael Volle était et reste un grand Wotan malgré quelques fatigues surmontées grâce à un phrasé fermement sculpté. Mais dans Das Rheingold, les interventions de Wotan sont relativement brèves ; attendons de retrouver le chanteur confronté aux très longues phrases du même personnage dans la prochaine Walküre. Indubitable, en tout cas, est la présence scénique du chanteur et je ne parle pas de l’encombrant costume, et le personnage est déjà très bien dessiné dans ses composantes contradictoires. Alberich est son principal antagoniste dans cette première partie, et le baryton islandais Ólafur Sigurdarson offre du personnage une belle interprétation, même si le timbre est un peu trop léger et que la scène de la malédiction n’a pas la dimension tragique que l’on trouvera ailleurs – mais ici la faute en revient à la mise en scène qui ne tire pas le meilleur parti de ce moment dramatique.
Le timbre peu agréable et la ligne de chant fragmentée du Loge de Norbert Ernst ont valu au chanteur des huées de la part du public, qui voulait sans doute exprimer son désaccord face à l’interprétation caricaturale de son rôle ; mais là encore la faute n’incombe pas au pauvre chanteur, qui fait les frais de choix scéniques peu compréhensibles. Okka von der Damerau et Olga Bezsmertna incarnent Fricka et Freia, la première avec une belle intensité expressive et la seconde avec un timbre frais et lumineux. Le mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (vétéran d’un rôle chanté avec efficacité dans d’innombrables productions) est exemplaire, c’est le meilleur acteur sur scène.
Les deux géants Fasolt et Fafner, juchés sur des échasses et portant des masques, trouvent dans les voix de Jongmin Park et Ain Anger une juste autorité, notamment le premier, plus humain et et aux accents quasi douloureux dans son engouement pour Freia, tandis que le chant du second s’exprime de façon plus rude et sauvage. Les frères Donner et Froh sont magnifiques, incarnés respectivement André Schuen au timbre somptueux et Siyabonga Maqungo à la belle voix lyrique et lumineuse. Vocalement impeccables et d’une personnalité vocale distincte, les trois filles du Rhin sont chantées par Andrea Carroll (Woglinde), Svetlina Stoyanova (Wellgunde) et Virginie Verrez (Flosshilde).
Attendons le Rheingold de Bieito, la Walküre de Kosky tout en regrettant de ne pas pouvoir voir la suite du Ring imaginé par Castellucci. Mais au regard de ce premier volet, sans doute ne faut-il pas trop attendre du cycle conçu par McVicar. C’est bien dommage de la part d’un metteur en scène toujours très admiré… Au moins pourra-t-on continuer d’admirer les performances musicales, si les mêmes artistes sont confirmés dans les trois journées du Ring !
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Wotan : Michael Volle
Donner : Andrè Schuen
Froh : Siyabonga Maqungo
Loge : Norbert Ernst
Alberich : Ólafur Sigurdarson
Mime : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Fasolt : Jongmin Park
Fafner : Ain Anger
Fricka : Okka von der Damerau
Freia : Olga Bezsmertna
Erda : Christa Mayer
Woglinde : Andrea Carroll
Wellgunde : Svetlina Stoyanova
Flosshilde: Virginie Verr
Chœurs et orchestre de la Scala, dir. Alexander Soddy
Mise en scène : David McVicar
Décors : David McVicar et Hannah Postlethwaite
Costumes : Emme Kingsbury
Lumières : David Finn
Video : Katy Tuckler
Chorégraphie : Gareth Mole
Arts martiaux / arts du cirque : David Greeves
Das Rheingold (L’Or du Rhin)
Prologue en un acte du festival scénique L’Anneau du Nibelung, livret du compositeur, créé le 22 septembre 1869 à Munich (Königliches Hof- und National Theater).
Représentation du dimanche 10novembre 2024, Scala de Milan