En faisant le choix de programmer Edgar, deuxième opéra de Puccini, dans sa version originale en quatre actes, l’Opéra de Nice donne aux célébrations du centenaire de la mort de l’illustre compositeur toscan dans l’hexagone une dimension d’exception bienvenue.
Une production qui joue la carte de la modernité dans le respect total des thématiques de l’œuvre
On connait le goût de Bertrand Rossi et de ses équipes artistiques pour donner aux ouvrages programmés à l’Opéra de Nice un nouvel élan afin de conquérir voire de séduire, par la façon d’en aborder les thèmes, de nouveaux publics… qui seront ceux des maisons lyriques de demain. Pour déambuler dans plusieurs théâtres d’opéra en France et à l’étranger, on sait que cette volonté – louable a priori – donne parfois des résultats mitigés et qu’un public neuf peut, hélas, passer totalement à côté d’un ouvrage du fait d’une mise en scène qui veut trop en dire et, au final, demeure absconse.
La création française d’Edgar, qui plus est dans son format initial en quatre actes, nécessitait, cent trente-cinq ans après la première exécution scaligère du 21 avril 1889, de (re)donner toutes ses chances à cet opéra, en ne lui faisant pas dire à tout prix des choses étrangères au livret de ce brave Ferdinando Fontana – (« Caro signor Fontana ! » comme chanterait Falstaff…) – dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il aura surtout eu le mérite de préparer la voie à des librettistes plus subtils, comme Giacosa et Illica ! De fait, grâce soit rendue à la metteuse en scène allemande Nicola Raab d’avoir dégagé, à partir d’un livret souvent indigent et peu vraisemblable – et ce malgré le poème dramatique et diablement romantique du cher Musset qui lui sert d’assise -, quelques lignes de fuite : la position sociale de certains individus – Edgar et Tigrana – parias des autres mais aussi parias d’eux-mêmes ; celle d’autres – Franck et Fidelia – a priori totalement intégrés dans le moule sociétal mais qui s’avèrent également broyés par la passion amoureuse qui couve en eux ; le doute persistant dans l’impossibilité de choisir qui assaille souvent l’individu livré au sentiment amoureux ; la question du pardon et de la rédemption qui peut résulter de la trahison amoureuse. Pour nourrir ces thématiques intemporelles, censées permettre à l’individu de trouver, tout simplement, sa « juste » place – et qui, à l’Opéra en particulier, donnent surtout à voir des personnages décentrés, déplacés, déconstruits – Nicola Raab s’appuie sur une scénographie dépouillée – signée Georges Souglides – et sur quelques accessoires permettant de replacer l’œuvre dans la période de sa création, celle d’un tournant de siècle qui connaît alors, en Italie, des bouleversements socio-culturels profonds (lent déclin de la société agraire, choc de l’industrialisation, Unité de la Nation qui ne se fera pas partout à la même vitesse et n’aura pas les mêmes conséquences dans le Nord et dans le Mezzogiorno…) : c’est ainsi que la poétique d’un arbre omniscient – côté jardin – dont les branches fleuries permettent, pendant le prélude du dernier acte, aux villageoises une cueillette régénérative ou celle, au deuxième acte, d’un imposant lustre apparaissant derrière la projection vidéo d’un rideau rouge de théâtre – lumières de Giuseppe Di Iorio – et dévoilant à l’occasion quelques couples de valseurs, évoquent irrésistiblement pour nous l’environnement dual des années de naissance de la Giovane Scuola italienne, partagée entre nostalgie du retour aux valeurs d’une Nature statique et décadentisme des salons. Dans cette vision de la metteuse en scène, Edgar, loin de regarder en arrière vers l’esthétique du « Grand Opéra » – et ce, malgré les didascalies situant l’ouvrage dans les Flandres médiévales et censées multiplier les coups de théâtre les plus invraisemblables ! – veut davantage se projeter dans la modernité d’une période où tout est à construire mais où tout est aussi fragile que les murs désalignés qui, côté cour, constituent le fond du décor.
Certes, un surcroit de mouvement parmi les principaux protagonistes de ce huis clos fin-de-siècle – dont le message se prolonge d’ailleurs jusqu’à nos jours, à en juger par les costumes actuels des choristes et du chœur d’enfants – n’aurait pas nui à cette « version longue » qui, justement, devait trouver dans les quatre actes de l’opéra matière à davantage de développements. Il n’empêche : de très fortes images, comme celle de Tigrana se couvrant, lors de la scène finale, du voile de la mariée morte, Fidelia, qu’elle vient d’assassiner, nous accompagnent encore alors que nous écrivons ces lignes et c’est bien à ce type de marqueurs que l’on reconnait une production importante.
Un plateau vocal de belle envergure porté par une direction d’orchestre survoltée et sensible à la fois
Qu’Edgar soit un opéra de chef n’étonnera guère quand on connait l’environnement musical dans lequel baignait, pendant ses années de jeunesse, un Giacomo Puccini trentenaire, goûtant avec délectation la musique de ses contemporains français (Massenet, si présent par exemple dans le duo de l’acte II entre le héros et Tigrana, tout inspiré qu’il est de l’acte de St Sulpice dans Manon), russe (Tchaïkovski est une référence souvent présente dans la partition) et allemand (comment ne pas succomber au wagnérisme ambiant dans les années passées au Conservatoire de Milan aux côtés de son compagnon Mascagni soumis aux mêmes influences ?). Magnifique laboratoire musical de l’œuvre à venir, la partition d’Edgar trouve en Giuliano Carella, dont le goût pour ce répertoire fin-de-siècle n’est plus à prouver, le plus ardent paladin. Sous sa baguette, l’orchestre philharmonique de Nice répond superbement aux moindres inflexions et aux nuances les plus infinies d’une partition qui en regorge, entre préludes, intermezzi, introductions orchestrales, musique de requiem ! On aurait tort de ne pas associer à cette éclatante réussite d’ensemble les performances particulières des musiciens de la petite harmonie auxquels reviennent souvent d’insuffler toute la poésie d’airs tels qu’« Orgia, chimera dall’occhio vitreo », l’un des moments les plus émouvants de l’opéra. Avec cette battue, fosse et plateau sont à l’unisson, ce qui permet, même dans les moments de paroxysme musical, de ne jamais mettre en difficulté ni les solistes ni le chœur – ici, un personnage à part entière, renforcé pour l’occasion par des choristes supplémentaires – attentif et parfaitement préparé par Giulio Magnanini. Formons des vœux pour que le maestro Carella retrouve de nouveau cette partition qu’il n’avait jamais encore dirigée et qui lui va comme un gant !
Avec un tel tapis sonore et un chef aux petits soins, les solistes réunis dans cette distribution, non épargnés par la longueur d’un ouvrage de près de trois heures – Puccini sera plus concis dans les opus suivants ! – sont tous de très bon niveau. Si le Gualtiero de Giovanni Furlanetto s’acquitte sans encombre de son rôle de vieux père,Dalibor Jenis – qui avait déjà incarné Franck, le malheureux prétendant éconduit de Tigrana, pour un concert donné à Radio France en 2014 et gravé en CD – confère, par un chant nuancé et une belle projection vocale, une certaine épaisseur psychologique à son personnage.
C’est Tigrana qui retire le plus grand profit de la version retenue dans cette exécution puisque Puccini avait confié son rôle, lors de la création milanaise, à un authentique soprano dramatique et lui avait attribué pas moins de quatre airs ! Familière des emplois du répertoire du romantisme tardif, la soprano livournaise Valentina Boi[1] se tire avec les honneurs d’un rôle particulièrement tendu dans l’aigu, qui doit également mettre en évidence une assise solide dans le bas médium (« Ah ! Se scuoter della morte »). Ici, on peut mieux percevoir combien le Puccini de cette période s’inscrit dans une filiation verdienne assumée (proche par exemple de certains brindisi) mais regarde aussi de l’autre côté des Alpes, vers la musique capiteuse écrite par Jules Massenet pour Hérodiade ou Manon. Avec le personnage de Fidelia, on retrouve ce qui va, dans l’avenir, assurer le succès international de Puccini : un lyrisme à fleur de peau (« Nel villaggio di Edgar » et surtout bien sûr le célèbre « Addio, mio dolce amor ») qui permet au public niçois de saluer triomphalement la performance de la soprano russo-ukrainienne Ekaterina Bakanova dont la voix égale sur tout l’ambitus vient à bout des nombreuses difficultés du rôle.
Omniprésent sur scène, le rôle-titre nécessite une vocalité de ténor spinto – les moments de vigueur vocale y sont en effet nombreux ! – non dépourvue de l’art belcantiste du chant nuancé, en particulier dans le côté lumineux indispensable à des phrases telles que « O soave vision di quell’alba d’april ! » à l’acte II. On retrouve l’ensemble de ces qualités dans l’organe de Stefano La Colla, ténor livournais familier de la plupart des grands rôles pucciniens et véristes, dont les moyens vocaux, ici particulièrement mis à l’épreuve, ne faiblissent jamais dans ce qui apparaît définitivement comme l’un des rôles les plus ardus du compositeur toscan !
Applaudissements nourris pour un spectacle dont on peut remercier les équipes artistiques de l’Opéra de Nice d’avoir cru en la pertinence et qui aura permis de célébrer Giacomo Puccini avec une authentique originalité.
Pas si fréquent pour ne pas être redit.
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[1] Valentina Boi incarnait tout récemment Mariella dans Il Piccolo Marat donné à Nantes-Angers Opéra.
Edgar : Stefano La Colla
Fidelia : Ekaterina Bakanova
Tigrana : Valentina Boi
Frank : Dalibor Jenis
Gualtiero : Giovanni Furlanetto
Chœur de l’Opéra de Nice, direction : Giulio Magnanini
Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice, direction : Philippe Négrel
Orchestre philharmonique de Nice, direction : Giuliano Carella
Mise en scène : Nicola Raab
Décors et costumes : Georges Souglides
Lumières : Giuseppe Di Iorio
Edgar, drame lyrique en quatre actes créé au Teatro alla Scala, Milan, le 21 avril 1889
Musique : Giacomo Puccini (1858-1924)
Livret : Ferdinando Fontana (1850-1919) d’après La Coupe et les lèvres d’Alfred de Musset (1810-1857)