Le Poème Harmonique ressuscite L’Uomo Femina, partition féministe oubliée de Baldassare Galuppi, à l’opéra de Dijon
L’Uomo Femina, auditorium de Dijon, 9 novembre 2024
Du compositeur vénitien Baldassare Galuppi, on ne connait plus vraiment aujourd’hui que les sonates pour clavecin et quelques concertos. Avec près d’une centaine d’ouvrages inscrits à son catalogue, il domina pourtant, au milieu du XVIIIe siècle, la scène lyrique vénitienne. Vincent Dumestre et le Poème harmonique créent l’événement à Dijon en exhumant une de ses partitions disparues et en confiant à Agnès Jaoui la mise en images d’un opéra malicieusement wokiste avant l’heure.
La tentation d’une île
Redécouverte pendant l’entre-deux-guerres, la figure d’Antonio Vivaldi domine l’histoire vénitienne du settecento au point d’avoir relégué dans une ombre épaisse la plupart des compositeurs qui contribuèrent à faire de la Sérénissime l’un des foyers musicaux les plus actifs du XVIIIe siècle.
À l’écart de la foule qui se presse quotidiennement entre le pont du Rialto et la place Saint-Marc, une flânerie dans les ruelles de Burano, parmi les maisons colorées des pêcheurs et les ateliers des dentelières, permet cependant de (re)découvrir la figure de Baldassare Galuppi : au centre d’un charmant campo triangulaire, tout près de l’église San Martino vescovo où il fut baptisé en 1706, un buste en bronze perpétue sa mémoire et rappelle qu’en son temps la gloire du Buranello éclipsait totalement celle du prêtre roux !
De 1729 à 1771 – date de la création de L’inimico delle donne – Galuppi domine effectivement la scène lyrique vénitienne et compose chaque année plusieurs opéras pour le théâtre San Moisè ou pour la scène du San Samuele. De cette prolifique production buffa qui ravit en son temps les aristocrates masqués du carnaval n’ont survécu que quelques titres, rarement joués, et il a fallu au musicologue français Jean-François Lattarico un flair de détective et une chance insolente pour exhumer à la bibliothèque Ajuda de Lisbonne, au début des années 2000, la partition de L’Uomo Femina créée en 1762 et disparue ensuite pendant près de 250 ans.
Mis au courant de cette redécouverte en 2014 et immédiatement séduit par l’idée de la donner à réentendre, Vincent Dumestre a consacré près d’une décennie à l’étude minutieuse de cette partition, restituant les quelques airs perdus à partir de mélodies connues de Galuppi.
D’une parfaite rigueur musicologique, la version de L’Uomo Femina aujourd’hui recréée à Dijon par le Poème harmonique donne à entendre une musique qui – quoique composée par un musicien de 56 ans – coule avec l’insolence de la jeunesse et tourne le dos à l’architecture figée du grand opera seria haendélien où se succèdent invariablement les arias da cappo sans que jamais les chanteurs n’unissent leurs voix, ou si peu. Ici, le Buranello alterne les ariettes avec des airs à la mélodie plus développée, voire avec des ensembles qui font chanter tout ou partie des six interprètes qui composent la distribution de L’Uomo Femina. À mille lieues de Griselda qui lui est pourtant contemporaine, la musique de Galuppi emprunte d’autres chemins que ceux du vieux Vivaldi pour annoncer la vigueur de Haydn et anticiper, déjà, le classicisme mozartien.
Il faut cependant en convenir : l’excitation de réentendre pour la première fois depuis le XVIIIe siècle une partition oubliée débouche sur un plaisir en demi-teinte tant la musique de Baldassare Galuppi parait sage et proprette comparée à celle de ses contemporains. L’ouvrage s’ouvre pourtant par une sinfonia enlevée dont les cordes chaloupées créent l’illusion sonore du vent qui se lève et d’un orage qui gronde avant d’éclater en tempête. Sans atteindre aux sommets de Gluck ou de Bellini dont Iphigénie en Tauride et Il Pirata commencent par deux magnifiques ouragans orchestraux, le Buranello démontre une science de l’écriture allante et théâtrale qui met l’eau à la bouche.
Las, la musique s’assagit dès que le calme revient dans l’orchestre sans que la faute n’en incombe ni à Vincent Dumestre, ni au Poème harmonique dont on perçoit bien qu’ils sont engagés à 200% dans cette entreprise d’exhumation d’un opéra oublié. Dans une fosse dont le plancher a été rehaussé pour permettre à la musique de se déployer dans l’immense espace de l’auditorium de Dijon – on peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence du lieu : pourquoi ne pas avoir programmé L’Uomo Femina dans l’écrin du Grand Théâtre plutôt qu’à l’auditorium Robert Poujade ? – le Maestro dirige ses troupes au plus près des musiciens, sans baguette, avec de larges mouvements des bras qui les embrassent tous pour mieux les entrainer à sa suite.
De Galuppi, Vincent Dumestre parait avoir fait siens les tempi sautillants, les changements de rythme et les sautes d’atmosphère qui font se succéder les scènes de comédie populaire et les moments plus dramatiques. Obéissant à la moindre inflexion du poignet de leur chef, les musiciens du Poème harmonique ont eux-aussi su trouver une sonorité orchestrale typiquement vénitienne : les cordes sont soyeuses, les pupitres des vents (cors, hautbois et flûtes) sont délicieusement acidulés et le continuo formé par la mandoline d’Alon Sariel, le théorbe de Victorien Disse et le clavecin de Benoît Hartoin glisse sous la voix des chanteurs un tapis musical chatoyant.
En dépit de ces qualités d’interprétation, la musique de Baldassare Galuppi n’imprime pas vraiment l’oreille. Jamais développées jusqu’à leur terme, rarement touchées par la grâce de l’émotion que maîtrisait autrement mieux son rival Vivaldi, les mélodies de L’Uomo Femina ne se hissent jamais plus haut qu’un agréable divertissement musical et le spectateur, enchanté d’avoir passé une agréable soirée, demeure malgré tout incapable de fredonner la moindre mélodie dans la nuit dijonnaise qui le cueille à la sortie du théâtre.
On ne nait pas femme, on le devient
Si ce n’est entièrement de la musique, d’où vient alors l’intérêt de rejouer L’Uomo Femina en 2024 après trois siècles de désamour ? À l’heure de Me Too, de #BalanceTonPorc et de l’effroyable affaire Pélicot, le livret de Pietro Chiari apparaît d’une étonnante modernité et interroge les stéréotypes de genre, le désir féminin et la caducité du patriarcat.
La société dystopique contée par L’Uomo Femina a pour cadre une île inconnue de la Méditerranée dont le gouvernement est assuré depuis des temps immémoriaux par les femmes. Les hommes y vivent sous leur domination, prisonniers du harem, principalement préoccupés de leur toilette et tenus à l’écart du gouvernement. C’est là que règne Cretidea, Messaline insulaire qui a choisi pour favori le futile Gelsomino. Mais cet ordre matriarcal est soudain bouleversé par l’arrivée des naufragés Roberto et Giannino, sauvés des eaux par Cassandra et Ramira.
Quelle place Cretidea est-elle prête à faire sur son île à ces deux individus venus d’un monde antagoniste au sien ? Deux hommes habitués au machisme occidental peuvent-ils accepter d’être réduits à de simples objets de désir sous le regard concupiscent de trois femmes de pouvoir ? Ce sont toutes ces questions – et beaucoup d’autres – que posent avec effronterie les trois actes de L’Uomo Femina sur un ton de modernité qui pourrait presque laisser croire aux esprits complotistes que cet opéra est un fake et qu’il a été composé tout exprès par l’IA pour essayer de justifier a posteriori le wokisme de notre temps.
L’excellente idée de ce spectacle est d’en avoir confiée la mise en scène à Agnès Jaoui, femme de théâtre et de convictions, qui ne s’était jusque-là aventurée dans l’univers lyrique que pour imaginer la spatialisation de Tosca pour la tournée 2019 d’Opéra en plein air. Une autre personnalité qu’elle aurait facilement pu faire dériver L’Uomo Femina vers quelque chose de scabreux, voire de vulgaire, dans le goût d’une Cage aux folles caricaturale. Mais rien de cela dans la production dijonnaise : le regard bienveillant d’Agnès Jaoui sur l’ensemble des personnages – hommes et femmes – et l’élégance de la scénographie d’Alban Ho Van confèrent au spectacle un chic et une poésie un brin surannés mais diablement efficaces.
Qu’il s’agisse des projections de tableaux classiques pour illustrer la tempête de l’ouverture, des jardins du palais de Cretidea – dans le goût de ceux de Topkapi – ou des costumes antiquisants de Pierre-Jean Larroque, d’une richesse tapissière assumée, tout dans ce spectacle fait sens et flatte l’œil pour mieux laisser l’oreille goûter la musique de Galuppi et pour permettre à l’esprit de se laisser interpeler par l’audace des situations imaginée par le librettiste Pietro Chiari.
Femme de théâtre habituée aux contraintes du huis-clos, Agnès Jaoui règle le déplacement des six personnages principaux avec une rigueur horlogère, s’autorisant même la coquetterie de rajouter sur le plateau quelques figurants – bellâtres du sérail, hoplites féminins aux cuirasses arborant des seins comme des obus… – qui ne brouillent jamais la lisibilité de son propos. Bien au contraire, les effets de foule qu’elle suscite lui permettent de créer des tableaux saisissants, comme à la fin du premier acte lorsqu’elle reconstitue malicieusement une version déconstruite du Serment des Horaces de Jacques-Louis David.
Dans la guerre des sexes que se livrent hommes et femmes au royaume de Cretidea, la metteuse en scène refuse de prendre le parti des un.e.s contre les autres. Le travail qu’elle a mené avec le costumier et la coiffeuse Julie Poulain a permis de rendre attachant chacun des personnages, qu’il s’agisse du favori Gelsomino aux allures de drag queen extraverti, du valet Giannino, travesti malgré lui qui se pique au jeu de la transidentité ou de Cassandra, femme de pouvoir qui découvre en son cœur la fragilité bouleversante du sentiment amoureux.
Un retournement de situation digne d’une comédie moliéresque et un chœur final au texte très didactique achèvent de faire de L’Uomo Femina un divertissement efficace, suffisamment audacieux pour être dans l’air du temps et assez subtil pour ne pas tomber dans un wokisme trop sentencieux.
Les maris, les femmes, les amants
Sur le plateau, le jeune casting réuni par l’opéra de Dijon et le Maestro Dumestre sert parfaitement le propos d’une partition inédite et militante à la fois.
Le brelan de dames qui règnent sur l’île des amazones sont toutes les trois parfaitement distribuées. Issue du Jardin des Voix 2017 et déjà entendue la saison dernière à Dijon dans Armide, Eva Zaïcik prête à Cretidea son beau timbre de mezzo aux couleurs chaudes. L’aplomb de son interprétation et l’autorité naturelle de son chant en font une souveraine crédible jusque dans ses faiblesses. Du chant baroque, elle maitrise la grammaire de manière éprouvée et trouve dans la musique de Galuppi la pointe de fantaisie qui semble convenir à sa propre personnalité.
Dans le rôle plus effacé de Ramira, Lucile Richardot impressionne par la profondeur d’un timbre qui flirte avec la tessiture d’alto. Sur scène, elle confirme à Dijon l’excellente impression que nous avait fait son enregistrement de cantates de chambre de Scarlatti avec le claveciniste Philippe Grisvard l’an dernier : la voix est opulente, les graves parfaitement timbrés et son agilité dans les passages virtuoses particulièrement bluffante !
Victoire Bunel complète avantageusement ce trio féminin : un peu plus clair que celui de ses partenaires, son timbre de mezzo s’accommode d’un personnage d’amoureuse contrariée mais suffisamment sage pour accepter les coups du sort. Dans les passages dramatiques comme dans les scènes plus buffe, l’émission s’appuie sur un souffle contrôlé tandis que ses talents de comédienne lui permettent de colorer sa voix de nuances toujours subtiles.
Malmenés par le livret de Pietro Chiari, les hommes du casting sont parfaitement servis par la musique de Galuppi et font jeu égal avec leurs homologues féminines, à commencer par Anas Séguin qui se prête de bon cœur à la mise en scène qu’a imaginée pour lui Agnès Jaoui. Favori excentrique portant perruque choucroutée et talents hauts, ce gaillard au timbre de baryton viril n’a pas son pareil pour incarner L’Uomo Femina qui donne son titre à la partition. Sans surjouer la féminité, cet artiste au début de carrière prometteur réussit à donner au personnage de Gelsomino une ambiguïté physique et vocale qui fait tout le sel de son interprétation saluée au rideau final par des applaudissements nourris.
Victor Sicard et François Rougier forment enfin le traditionnel tandem maître-valet qu’on retrouve dans tant de pièces et d’opéras du XVIIIe siècle ! Baryton au timbre clair, le premier est un Roberto tout d’un bloc, campé dans une masculinité rigide et surannée et mal disposé à laisser s’exprimer la part de féminité qui sommeille en lui. Son chant est engagé, propre, et augure d’une suite de carrière prometteuse s’il continue d’être aussi exigeant et rigoureux dans le choix des rôles qu’il aborde. Dans une veine plus comique, le second est impayable dans son personnage de valet déconstruit prêt à s’accommoder des nouveaux codes masculins en vigueur chez Cretidea. Sa vocalité de ténor de caractère lui permet d’instiller dans son chant une dimension comique qui contribue à faire de son personnage l’un des plus attachants du spectacle.
Si L’Uomo Femina ne saurait constituer la redécouverte musicologique de la décennie, le spectacle cosigné par Vincent Dumestre et Agnès Jaoui contribue néanmoins à faire (re)découvrir le talent de compositeur lyrique de Baldassare Galuppi et une œuvre dont la modernité ravira autant de spectateurs qu’elle en agacera d’autres. À Caen (15 et 16 novembre) puis à Versailles (13 et 15 décembre), cette production rencontrera à n’en pas douter un accueil aussi enthousiaste qu’à Dijon et convaincra peut-être d’autres maisons d’opéras de redonner une chance aux fantaisies vénitiennes du Buranello.
Cretidea : Eva Zaïcik
Ramira : Lucile Richardot
Cassandra : Victoire Bunel
Roberto : Victor Sicard
Giannino : François Rougier
Gelsomino : Anas Séguin
Le Poème Harmonique
Direction musicale : Vincent Dumestre
Chef de chant et clavecin : Benoît Hartoin
Mise en scène : Agnès Jaoui
Scénographie : Alban Ho Van
Costumes : Pierre-Jean Larroque
Lumières : Dominique Bruguière
Coiffure & maquillage : Julie Poulain
Assistante à la mise en scène : Stéphanie Froeliger
Assistant lumières : Nicolas Faucheux
L’Uomo Femina
Dramma giocoso en trois actes de Baldassare Galuppi sur un livret de Pietro Chiari. Créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise.
Auditorium de Dijon, représentation du samedi 9 novembre 2024.