Tosca, Opéra-Théâtre de Metz, vendredi 15 novembre 2024
Après La rondine qui marquait l’ouverture de sa saison et avant la Messa di gloria qui sera donnée à la cathédrale Saint-Etienne le jour anniversaire de la mort de Giacomo Puccini, l’opéra de Metz poursuit le cycle automnal qu’il consacre au maitre de Lucques avec l’inusable Tosca. Servi par une production élégante et sans esbrouffe, le chef d’œuvre de Puccini confirme qu’il est définitivement un des opéras les plus populaires du répertoire.
Noir c’est noir
On disserterait sans fin sur l’utilité de programmer une énième Tosca pour commémorer le centenaire de la disparition de son auteur. Le catalogue lyrique de Giacomo Puccini tenant tout entier sur les doigts de deux mains et ses titres pouvant (quasiment) tous prétendre au rang de chef-d’œuvre, il était difficile pour les Directeurs de maisons d’opéra de faire preuve de grande originalité cette année, sauf à systématiquement proposer de nouvelles productions des raretés de jeunesse, Le Villi ou Edgar.
En programmant La rondine le mois dernier, le Grand-Théâtre de l’Eurométropole de Metz s’est déjà intelligemment démarqué de beaucoup de scènes plus prestigieuses, certaines auréolées du label national, qui n’ont pas eu la même audace ! On peut donc donner quitus à Paul-Émile Fourny et ne pas lui tenir rigueur d’avoir souhaité poursuivre son cycle Puccini avec une œuvre plus populaire qui synthétise toutes les grandes obsessions mélodiques et dramatiques du compositeur toscan. C’est un véritable cadeau du directeur de l’institution messine à son public que cette Tosca avant que ne vienne le temps du recueillement autour de la partition de la Messa di gloria, à la cathédrale, le jour exact de la mort du Maestro.
Paul-Émile Fourny n’en est pas à sa première production de Tosca. Au début des années 2000, à l’opéra de Nice, il en avait déjà proposé une et remet aujourd’hui l’ouvrage sur le métier pour en donner au public lorrain une version plus mûre. Dans la note d’intention publiée dans le programme de salle, le metteur en scène confie en effet qu’il a cherché à recentrer le drame sur les quatre personnages principaux : la diva, le peintre, le policier et le fugitif.
Pour que ce carré de héros soit continuellement au centre de l’attention des spectateurs, il a imaginé avec le scénographe Patrick Méeüs un immense cube noir aux parois laquées, brillantes comme des miroirs ; lorsqu’il s’y déplace, chaque protagoniste y projette son reflet au sol, confusion que vient renforcer encore la présence sur scène de figurants qui symbolisent les anges gardiens de ces quatre personnages irrémédiablement condamnés à une mort violente dans les vingt-quatre heures qui suivent les sinistres accords qui tiennent lieu d’ouverture à Tosca. Silhouettes fantomatiques attachées aux pas de leurs protégés, ces anges sont les acteurs muets et impuissants du drame qui se met en place avec une rigueur d’engrenage. Le premier acte s’achève d’ailleurs sur une image saisissante : tandis que les choristes du Te Deum se dispersent immédiatement après que Scarpia s’est exclamé « Tosca, mi fai dimenticare Iddio ! », les anges demeurent seuls en scènes, saisis de panique et désorientés, incapables de s’échapper d’un piège qui s’est déjà refermé sur eux.
Les vidéos élégantes de Julien Soulier sont très intelligemment utilisées pour habiller la boite noire où se déroule le drame et ancrer l’action dans un ottocento stylisé. L’église San Andrea della Valle est bien présente tout au long du premier acte : l’architecture répétitive de ses bas-côtés, ponctuée d’œuvres d’art, inscrit le spectacle dans une topographie romaine réaliste et rassurante. La musique de Puccini se prêtant aux lents travellings cinématographiques (à l’entracte, Paul-Émile Fourny nous confie d’ailleurs être persuadé que si Puccini avait vécu quelques années de plus, il aurait probablement composé de la musique de film), cette architecture projetée s’anime, se complexifie et ouvre de nouvelles perspectives qui décuplent la profondeur du plateau pour offrir au Te Deum un décor digne de la démesure de ce finale génialement orchestré.
Au deuxième acte, l’absence de projection pour évoquer le palais Farnèse plonge la confrontation de Tosca et Scarpia dans une pénombre inquiétante qui permet au regard du spectateur de mieux se concentrer sur les visages et les accessoires sans rien d’autre qui puisse le distraire.
Le spectacle s’achève en revanche sur une réintroduction de la vidéo qui se fait alors plus monumentale : après que les rêves de fuite de Mario et Floria font naître en toile de fond un immense paysage marin (discret clin d’œil à La rondine d’octobre où, sur la même scène, Magda renonçait à l’amour de Ruggiero sur une plage, face à la mer), l’exécution de Cavaradossi et le suicide de Tosca s’inscrivent dans de grandes projections d’architecture en mouvement, ce qui contribue à donner au saut final de la diva un vertige hypnotique dont beaucoup de metteurs en scène auraient probablement aimé avoir l’idée avant Paul-Émile Fourny.
De ce spectacle sobre et élégant, dramatiquement tenu de bout en bout, on retiendra quelques images fortes, parmi lesquelles le Te Deum, chanté frontalement, dans un somptueux camaïeu de rouges, de blancs et de noirs, ainsi que la pantomime du finale du deuxième acte durant laquelle il revient à l’ange gardien de Tosca de placer sur le cœur de Scarpia le crucifix-poignard avec lequel il a été assassiné et de disposer deux candélabres de part et d’autre de son cadavre.
Sans céder à la tentation toujours un peu vaine de vouloir reconstituer le palais Farnèse et le château Saint-Ange dans ses moindres détails, à la manière des anciennes grandes superproductions du Metropolitan Opera de New York avec lesquelles aucun théâtre au monde ne pourrait rivaliser, le spectacle messin réussit in fine à conjuguer un néoclassicisme de bon aloi et une forme d’épure facilitant la lisibilité de la mise en scène dont on sait gré à Paul-Émile Fourny et auxquels le public lorrain parait avoir été particulièrement sensible.
Moi je veux mourir sur scène
Le rôle de Floria Tosca est pour toute soprano dramatique un Graal à décrocher et l’occasion d’habiter l’une des figures les plus incandescentes du répertoire. Maria Callas elle-même ne s’y était pas trompée qui, très critique à l’égard d’un personnage à la psychologie extrêmement réduite, l’interpréta cependant plus d’une cinquantaine de fois sur scène, en grava deux intégrales d’anthologie et nous légua plusieurs versions filmées du deuxième acte où elle savait puiser dans ses talents de tragédienne grecque face au Scarpia terrifique de Tito Gobbi !
À Metz, Francesca Tiburzi retrouve un rôle qu’elle a déjà chanté à Rome, Florence, Dresde, Naples, etc., et qu’elle s’apprête à étrenner, cette saison, sur la scène de l’opéra royal de Copenhague. Dans la bonbonnière de l’Opéra-Théâtre, autant dire qu’elle ne fait qu’une bouchée d’une partition qu’elle connait par cœur et d’une acoustique que son grand soprano s’approprie sans difficulté. Dès les trois « Mario ! » chantés depuis la coulisse, le personnage est là tout entier dans sa complexité, tantôt amoureuse, tantôt jalouse, toujours diva jusque dans le moindre de ses gestes. Si les deux duos du premier acte – avec Cavaradossi puis avec Scarpia – sont crânement délivrés, c’est évidemment dans le long affrontement avec le chef de la police que la chanteuse bergamasque met le plus d’engagement jusqu’à délivrer un somptueux « Vissi d’arte » chanté tout en nuances, sans précipitation, la voix prenant appui sur un souffle parfaitement contrôlé. Si quelques signes de fatigue apparaissent finalement au dernier acte (enchainé au deuxième, sans entracte entre les deux) et si le cri « Presto! Su, Mario! Mario! » n’a pas l’intensité douloureuse qu’on pourrait y entendre, on n’en tiendra évidemment aucun grief à une artiste qui ne s’économise jamais et habite sa Tosca avec fièvre.
Au début des années 2000, Aquiles Machado fut un ténor très prometteur dont le disque a préservé quelques interprétations de tout premier plan. En 2002, il enregistra notamment pour Naïve une intégrale de Le Villi qui demeure, vingt ans plus tard, une référence inégalée. Las, le métal de la voix parait aujourd’hui très altéré tandis qu’un vibrato difficile à contrôler fait à présent bouger la note à la limite de la justesse. En dépit de ces difficultés, l’artiste demeure un immense professionnel de la scène et engage dans son Cavaradossi une énergie tellurique qui lui permet, dans « E lucevan le stelle », de se transcender et de retrouver certains accents qui faisaient tout le prix des interprétations de ses débuts. Au cœur du deuxième acte, sa rébellion contre l’autorité de Scarpia et ses imprécations « Vittoria ! Vittoria ! » sont elles aussi de beaux moments de théâtre musical.
Dans une mise en scène qui n’appuie pas jusqu’à la caricature le trait de la bigoterie du chef de la police romaine, Devid Cecconi est un Scarpia impassible, d’une froideur glaciale, vêtu d’un costume de cuir noir qui lui confère des allures malaisantes de fétichiste SM. Dès son apparition au milieu de la bacchanale des enfants de chœur, il émane de son personnage une antipathie qui ne fait que grandir à mesure qu’il affiche un plaisir sadique à torturer Tosca. Vocalement, le baryton florentin est parfaitement à son affaire dans un rôle qu’il a déjà interprété dans La Mecque des amateurs de Giacomo Puccini, au festival de Torre del Lago. La noirceur du timbre convient idéalement au plus horrifique des méchants pucciniens, notamment dans la scène du Te Deum et celle du début du deuxième acte où « Ha più forte sapore la conquista violenta » donne l’occasion à Devid Ceconi de solliciter une voix ample aux aigus sonores et au medium solide.
S’il est à la scène un Angelotti parfaitement crédible, Joé Bertili n’en a pas encore exactement le gabarit vocal. Le chanteur guadeloupéen possède effectivement un timbre de basse encore un peu clair pour interpréter l’ancien consul de la République romaine. Avec les années, son registre des graves s’étoffera et ce bel artiste pourra alors aborder sans complexe des rôles écrits par Verdi ou Puccini pour ce type de vocalità.
Parmi les rôles secondaires, on aura remarqué la poésie angélique qu’Adélaïde Mansart sait mettre dans les couplets du berger, au début du troisième acte, et l’allure veule qu’Orlando Polidoro prête au personnage de Spoletta auquel convient idéalement son timbre de ténor un peu nasillard. Mais de tous les comprimari, c’est indubitablement le sacristain dégingandé d’Olivier Lagarde qui tire le mieux son épingle du jeu. Outre qu’il porte la soutane romaine comme une seconde peau et qu’il se déplace avec la grandiloquence des échassiers, suscitant à chacune de ses apparitions la sympathie du public, il possède surtout une voix grave joliment timbrée et une projection que plusieurs de ses partenaires pourraient lui envier. On serait curieux de rapidement réentendre cet intéressant chanteur-acteur dans un titre d’Offenbach ou le quintette des contrebandiers de Carmen.
Composées du Chœur de l’Opéra-Théâtre et du Chœur d’enfants spécialisé du Conservatoire à Rayonnement Régional de l’Eurométropole de Metz, les deux scènes de foule du premier acte sont d’un effet saisissant tant l’osmose entre les deux formations parait cohérente et naturelle. Remarquablement préparés, les enfants prêtent leurs voix aux servants d’autel avec une fraicheur confondante, sans oublier les choristes adultes qui contribuent à faire du Te Deum un moment musical toujours très impressionnant.
Dans la fosse, le chef américain Nir Kabaretti dirige Tosca avec toute la science puccinienne que lui a transmise son maitre Zubin Mehta à qui on doit par ailleurs une superbe gravure de l’œuvre à la tête du New Philharmonia, en 1973, avec Placido Domingo, Sherrill Milnes et Leontyne Price. Sous sa baguette et son œil attentif à tous les musiciens installés jusque dans les loges d’avant-scène, l’Orchestre national de Metz Grand Est trouve des couleurs chatoyantes et livre de la partition de Puccini une version délibérément théâtrale. Dans le grand duo d’amour du premier acte, violons et violoncelles tissent sous les voix des chanteurs un tapis tantôt frémissant, tantôt grandiloquent, mais qui ne cède jamais aux facilités vulgaires d’une certaine tradition vériste.
À défaut de pouvoir citer tous les pupitres, on retiendra surtout la précision de la caisse claire qui accompagne Cavaradossi à l’échafaud et les vents sautillants du prélude du dernier acte. Dans ce grand tableau impressionniste qui décrit le lever du soleil sur la campagne romaine, Nir Kabaretti se révèle un chef attentif aux nuances et un musicien délicat, sensible aux nuances pianissimi dans une partition où de grands épanchements lyriques lui permettent par ailleurs de lâcher les chevaux de l’orchestre sans jamais les laisser hors de contrôle.
Au rideau final, le public messin réserve une ovation nourrie à l’ensemble des artistes et témoigne, par son enthousiasme, de l’efficacité inusable de la partition de Tosca. Un siècle après sa disparition, Giacomo Puccini demeure incontestablement l’un des compositeurs préférés des dilettantes qui – à n’en pas douter – se presseront nombreux, le 29 novembre, à la cathédrale de Metz, pour faire mémoire du maitre de Lucques le jour exact de l’anniversaire de sa mort, à Bruxelles, en 1924.
Floria Tosca : Francesca Tiburzi
Mario Cavaradossi : Aquiles Machado
Le baron Scarpia : Devid Cecconi
Cesare Angelotti : Joé Bertili
Un sacristain : Olivier Lagarde
Spoletta : Orlando Polidoro
Le pâtre : Adélaïde Mansart
Sciarrone : Nathanaël Kahn
Un geôlier : Jean-Sébastien Frantz
Les anges : Marie Lissnyder, Thiago Menezes, Thibault Pogorzelski, Lucas Vadillo
Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz
Cheffe de chœur : Nathalie Marmeuse
Chœur d’enfants spécialisé du Conservatoire à Rayonnement Régional de l’Eurométropole de Metz
Direction : Annick Hoerner
Orchestre national de Metz Grand Est
Direction musicale : Nir Kabaretti
Mise en scène : Paul-Émile Fourny
Scénographie et lumières : Patrick Méeüs
Costumes : Giovanna Fiorentini
Nouvelle conception vidéo : Julien Soulier
Chef de chant : Bertille Monsellier
Assistante à la mise en scène : Noah Vannei
Tosca
Opéra en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après la pièce de Victorien Sardou. Créé au Teatro Constanzi à Rome le 14 janvier 1900.
Opéra-Théâtre de Metz, représentation du vendredi 15 novembre 2024