À l’Athénée Louis-Jouvet : un DON GIOVANNI qui renoue avec l’essence de l’œuvre

Un théâtre de 500 places, une scène de 112 m2, des chanteurs en devenir, encore peu connus mais déjà remarqués, un metteur en scène et un orchestre de talent : et si l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet et l’ARCAL détenaient là le secret d’une représentation d’opéra réussie ? Devant le succès remporté par le Don Giovanni récemment programmé dans cette salle, on serait bien tenté de le croire…

L’orchestre tout d’abord : celui du Concert de la Loge (quelque trente musiciens) peut paraître réduit à qui est habitué aux représentations de Don Giovanni données à l’Opéra Bastille, à la Staatsoper de Vienne ou au Metropolitan Opera de New York. Il est pourtant plus proche des conditions de la création (la partition originale demande 40 à 60 instrumentistes) que ne le sont les orchestres participant aux représentations des grandes scènes lyriques européennes. Ce qu’on perd peut-être en profondeur et en rondeur dans le rendu sonore, on le gagne ici en incisivité, en nervosité (les lignes haletantes des violons accompagnant le « Ah ! Chi midi mai » d’Elvira), et en lisibilité du discours musical, les lignes de chaque pupitre se répondant ou se superposant avec une clarté qu’on atteint rarement avec les grandes masses orchestrales. Fidèle à ses habitudes, Julien Chauvin dirige les forces du Concert de la Loge de son violon, qu’il n’abandonne que rarement (par exemple dans les ensembles de grande tension dramatique), obtenant des musiciens une qualité musicale et dramatique superlative. Bravo notamment au violoncelle obbligato pour ses mélismes pleins de tendresse soutenant le « Batti, batti o bel Masetto » de Zerlina, au mandoliniste pour son accompagnement si délicat et poétique de la célèbre sérénade de l’acte II, ou encore aux cuivres pour leur intervention d’une justesse et d’une précision impeccables lors du finale.

La scène de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, on la dit, n’est pas énorme – d’autant qu’elle est ce soir en partie occupée par les musiciens de l’orchestre. Mais le metteur en scène Jean-Yves Ruf, intelligemment, fait de nécessité vertu : pas de vidéos, pas de plateau tournant, pas de machinerie ni de scénographie sophistiquée, aucune débauche technique ou technologique. Une simple passerelle surélevée, un rideau, quelques accessoires, un jeu de lumières contribuant efficacement à poser le cadre et à créer des atmosphères (elles sont signées Victor Egéa), et nous voilà plongés au cœur du drame – dont cette lecture simple et efficace nous rappelle l’essence : sans transposition inutilement provocante, sans discours lourdement didactique tentant de transmettre un message sociétal dont chacun est déjà convaincu, la lecture de Jean-Yves Ruf rend toute leur complexité aux personnages – et singulièrement à Don Giovanni qui, fort heureusement, est loin de ne susciter qu’une légitime indignation face aux « violences faites aux femmes » : le « grand seigneur libertin » provoque en effet tour à tour l’interrogation, la fascination, la perplexité, la révolte, l’amusement ; bref, il refuse de se laisser enfermer dans une lecture univoque. C’est bien ce qui assure à l’œuvre de Mozart et Da Ponte son statut de « mythe artistique », faute de quoi elle se confondrait avec le  banal récit de tristes faits divers…

Jean-Yves Ruf, par ailleurs, a su tirer habilement parti des singularités physiques et vocales des différents interprètes. La jeune carrière de trois d’entre eux est suivie avec attention et intérêt par Première Loge Opéra depuis quelques années : Adrien Fournaison, dont nous avons récemment applaudi un fort beau récital donné au Musée d’Orsay ; Timothée Varon et Marianne Croux, qui ont fait un passage remarqué à l’Académie de l’Opéra de Paris (Thimothée Varon nous avait alors accordé une interview, à retrouver ici).
Le jeune baryton français est séducteur en diable, tout à tour enjôleur, léopardin, brutal – mais aussi hilarant lorsqu’il fait faire à Leporello les gestes censés convaincre Elvira de son repentir. Vocalement, il affronte crânement les difficultés du rôle, déjouant les embûches rythmiques de « Fin ch’han del vino » et phrasant poétiquement sa sérénade, dont le second couplet est élégamment chanté piano. Son Leporello est un Adrien Fournaison au timbre et au chant étonnamment nobles pour ce rôle de valet. C’est peut-être ce qui a conduit le metteur en scène à faire de Leporello non pas le serviteur plein de truculence que l’on a l’habitude de voir, mais plutôt un personnage lunaire, sorte de Pierrot quelque peu dépassé par la folle succession d’événements dans laquelle l’entraîne son maître. Mathieu Gourlet traduit parfaitement, par son chant et son jeu scénique, la naïveté un peu brutale de Masetto : la voix est sainte, projetée avec assurance, et elle se distingue parfaitement des deux autres voix « graves » de la partition, auxquelles il faut encore ajouter celle du Commandeur, ici interprété par un Nathanaël Tavernier caverneux à souhait. Si le timbre frais et léger d’Abel Zamora semble convenir idéalement au répertoire de l’opéra-comique, le jeune ténor français a aussi d’évidentes affinités avec le répertoire mozartien : en témoigne le beau Tamino chanté tout récemment à Levallois. Dans l’Ottavio très touchant qu’il propose, Abel Zamora fait valoir de belles qualité de souffle, un legato soigné et un sens des nuances très appréciable : belle idée que d’avoir chanté les trois « Morte – morte mi dà ! » successifs d’abord à pleine voix, puis piano, puis pianissimo !

Côté féminin, les satisfactions sont également au rendez-vous, d’abord avec la Zerlina pleine de fraîcheur et à la ligne vocale très soignée de Michèle Brant. C’est la première fois que nous entendions Margaux Poguet (Elvira) : le timbre de cette soprano possède des couleurs très personnelles, immédiatement vectrices d’émotion, et si dans le « Ah, chi mi dice mai » la voix reste un peu sur la réserve dans le registre aigu, elle se libère très vite pleinement, ce qui nous vaudra des « Ah, fuggi il traditor » et « Mi tradi » de très belle facture.  Qui plus est, la chanteuse se révèle être une très belle tragédienne. Enfin, Marianne Croux, dont on garde un très beau souvenir des interprétations mozartiennes données dans le cadre d’un concert proposé par l’Académie de l’Opéra de Paris en septembre 2020, possède de Donna Anna la soif vengeresse, le désespoir, la tendresse – sans compter la virtuosité, au rendez-vous dans un « Forse un giorno » pris dans un tempo particulièrement rapide. Il faut à ces chanteurs ajouter ceux du chœur (réduit : un chanteur par pupitre !) :  Inès Lorans (soprano), Alexia Macbeth (mezzo), Corentin Backès (ténor), Samuel Guibal (baryton-basse), impeccables dans leurs courtes interventions.

Le public – en particulier les jeunes, comme à Saint-Étienne mardi dernier à l’occasion de Thaïs –, ne réfrène pas son enthousiasme ! Il est des soirées dont on sort revigoré et rassuré quant à l’avenir de l’art lyrique : à n’en pas douter, ce samedi 23 novembre est bien de celles-là !

Les artistes

Don Giovanni : Timothée Varon
Donna Elvira : Margaux Poguet
Donna Anna : Marianne Croux
Don Ottavio : Abel Zamora
Le Commandeur : Nathanaël Tavernier
Leporello : Adrien Fournaison
Zerlina : Michèle Bréant
Masetto : Mathieu Gourlet
Le chœur : Inès Lorans, Alexia Macbeth, Corentin Backès, Samuel Guibal

Le Concert de la Loge, dir. Julien Chauvin

Mise en scène : Jean-Yves Ruf
Scénographie : Laure Pichat
Costumes : Claudia Jenatsch
Lumières : Victor Egéa
Assistant à la mise en scène : Julien Girardet
Diction italienne : Barbara Nestola
Maquillage : Elisa Provin

Projet porté par l’ARCAL

Le programme

Don Giovanni 

Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États de Prague.
Paris, Athénée – Théâtre Louis Jouvet, représentation du samedi 23 novembre 2024.