Reprise de la production mise en scène par Olivier Py, qui ne dépasse guère l’exercice d’une simple adaptation… Mais le talent de tous les intervenants permet de (re)découvrir un des opéras les plus déroutants du XXe siècle.
Des adaptations de tout genre ont fleuri dans l’histoire de opéra et de la musique vocale. Celles de pièces de théâtre par exemple : Shakespeare revu par Verdi, Beaumarchais par Mozart; ou encore de poèmes : Hofmannsthal par Strauss, Heine par Schumann. Mais avec un opéra inspiré par une série de peinture du XVIIIe siècle exécutées par William Hogarth, Le parcours d’un débauché », Igor Stravinsky s’inscrit là encore dans l’originalité : en « faisant du neuf avec du vieux » (les peintures puisent dans le mythe faustien déjà revisité par nombre d’artistes), mais aussi en rompant avec le modernisme caractérisant sa musique grâce à des liens mélodiques évidents avec des opéras de facture beaucoup plus classique. Il s’accorde aussi les services non pas d’un seul mais de deux librettistes : Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, chacun venant moderniser les personnages des tableaux de Hogarth et nuancer la morale finale de l’œuvre (Voyez ici le dossier que Première Loge Opéra a consacré à cet ouvrage). Le spectateur ne sera donc perdu ni devant la forme, ni devant le fond : des tableaux, des récitatifs, des arias, du fantastique, le rejet d’une vie dissolue, et un épilogue mettant en lumière la morale, les marqueurs propres aux grands opéras des XVIIIe et XIXe siècles sont là. Par delà le Don Juan de Mozart et les différentes versions de Faust, on trouve ici toute la volonté d’apporter une orchestration et des harmonies nouvelles à une base classique plus ou moins attendue.
De « convenue », dans cette reprise donnée à l’Opéra Garnier, il y a toujours la mise en scène d’Olivier Py. Loin dêtre outrancière (tout juste est-elle un peu racoleuse), elle ne transcende jamais vraiment le sujet qu’elle traite. Du cadre innocent du premier tableau, où les rideaux volent doucement dans une scène intérieure intimiste, au bordel dont les néons rouges de concupiscence viennent éclairer les scènes d’orgie, enfin, à la scène de la mort de Tom Rakewell, si l’illustration est évidente et à propos, elle ne sort pas vraiment du cadre établi par les auteurs : pas de hors sujet donc, mais pas de risques non plus. On peut aussi signaler que les choix scénographiques, surtout lors du premier acte, ne viennent pas aider particulièrement les chanteurs : sur un plateau surélevé et en milieu de scène, les chanteurs, comme enfoncés dans ce décor, ne sont pas vraiment dans des conditions idéales pour déployer l’ampleur de leur voix. On retiendra beaucoup plus les jeux de lumière, crées là aussi par Olivier Py, tout en cohérence avec sa mise en scène et renforçant l’incarnation des chanteurs et danseurs dans leur rôles ou dans les principes qu’ils sont censés incarner. Même effet donné par les beaux costumes de Pierre-André Weitz, quelque part entre le XIXe siècle anglais, le cabaret allemand, le lido, et le cirque ! Anne Trulove restera toujours habillée dans des teintes claires, au contraire de Nick Shadow, grimé comme un Méphisto d’opérette, tandis que Tom Rakewell passera d’un blanc innocent à des couleurs éclatantes puis sales comme pour mieux marquer sa dégradation mentale puis physique. Les plateformes du décor s’ouvrent, s’élèvent, se divisent avec fluidité pour mieux passer d’une scène à l’autre, et donnent tout l’espace nécessaire aux choristes et danseurs pour investir le plateau – et donner leur ampleur à plusieurs moments clefs : l’orgie, le mariage, la vente aux enchères. Comme évoqué plus haut, même sans prise de risque ni grande originalité, tous les éléments constitutifs de cette production forment un ensemble très cohérent qu’il convient de saluer.
De la cohérence, donc, et un ensemble d’artistes tous en grande forme, à commencer par Ben Bliss, incarnant le débauché héros de l’opéra. Le ténor américain fait montre d’un bel abattage de comédien, et d’une voix particulièrement agile même si un peu serrée en tout début. Il a l’occasion par la suite d’offrir de très beaux moments comme dans l’air « Love… too frequently betrayed » et surtout dans les duos avec Golda Schutz. Impeccable d’expressivité, avec des aigus chauds empreints naturellement aussi bien d’espérance que de tristesse, la soprano se distingue par une excellente projection vocale : elle élève à elle seule la scène de l’hôpital où Tom Rakewell se morfond, à un moment lumineux de sensibilité plutôt que de complaisance dans la noirceur… Une noirceur incarnée avec aisance par le baryton Iain Paterson, dans le rôle de Nick Shadow dont la nature diabolique omnisciente transparaît à chaque apparition, et notamment dans ses derniers échanges avec Tom Rakewell lorsqu’il le maudit après avoir manqué de gagner son âme, combinant alors autant d’élégance vocale que d’expressivité. Là encore, on ne peut que saluer, comme pour tous les interprètes, cette fusion d’une excellence vocale et d’un grand talent d’acteur. Il est impossible de ne pas mentionner dans ce registre la comète Jamie Barton, faisant ici ses débuts à l’Opéra de Paris dans le rôle de Baba la Turque, femme à barbe, quelque part entre Divine et Marilyn Monroe, caractérisée par des graves plongeants suivis d’aigus retentissants, exécutés à la perfection, comme pour mieux illustrer sa nature de femme très masculine, réapparaissant en costume lors de la vente aux enchères. La mezzo-soprano américaine fait des étincelles, avec un charisme éclatant, justement reconnu par le public parisien qui lui fera une ovation. Cette scène de vente aux enchères, complètement débridée, nous permet de mentionner, issus du Chœur de l’Opéra national de Paris Ayumi Ikehata et Frédéric Guieu, tous deux excellents dans leur jeu de surenchère, tandis que se déchaîne le tout aussi excellent Chœur de l’Opéra national de Paris, au son bien homogène et équilibré, dirigé d’une main de maître par Ching-Lien Wu. Belle prestation également pour Clive Bayley, au timbre profond dans le rôle de Trulove, et pour Vartan Gabriellan, dont le timbre expressif fait impression dans ses interventions trop courtes, ainsi que pour Rupert Charlesworth et Justina Gringyté, dans une apparition là aussi trop brève mais marquante en tant que Mother Goose, tenancière de bordel initiant Tom Rakewell à une vie de plaisirs faciles.
Le tout est tenu avec précision et un grand souci d’équilibre par la cheffe Susanna Mälkki, dirigeant un Orchestre national de Paris aux couleurs harmonieuses et ne prenant jamais le pas sur les chanteurs.
À défaut de surprise, on se prendra facilement au jeu devant un spectacle de très bonne facture grâce entre autre à la générosité de tous les interprètes. Sans risque certes… mais de haut niveau !
Tom Rakewell : Ben Bliss
Nick Shadow : Iain Paterson
Trulove : Clive Bayley
Ann Trulove : Golda Schultz
Mother Goose : Justina Gringytė
Baba the Turk : Jamie Barton
Sellem : Rupert Charlesworth
Keeper of the madhouse : Vartan Gabrielian
Voice from the crowd : Ayumi Ikehata, Frédéric Guieu
A voice : Laurent Laberdesque
Chœurs et orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Susanna Mälkki
Mise en scènes et lumières : Olivier Py
Décors et costumes : Pierre-André Weitz
The Rake’s Progress (La Carrière du libertin)
Opéra en trois actes composé par Igor Stravinsky entre 1948 et 1951 sur un livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, inspiré en partie de la série de huit peintures A Rake’s Progress de William Hogarth.
La création eut lieu le à La Fenice de Venise.
Opéra de Paris (Palais Garnier), représentation du samedi 30 novembre 2024.