Dialogues des Carmélites, Théâtre des Champs Élysées, 4 décembre 2024.
Avec une distribution exceptionnelle dans la bouleversante mise en scène d’Olivier Py, les Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc enflamment le public du Théâtre des Champs Élysées.
Qu’il est difficile de parler de manière mesurée et objective d’une œuvre que l’on connait bien parce qu’on l’a vue souvent et qu’on a autrefois écouté et réécouté son premier enregistrement dans la distribution choisie par son compositeur, si bien qu’elle est là, à jamais ancrée dans votre mémoire, auréolée des premières émotions qu’a suscitées sa découverte, et que des lambeaux du texte, accompagnés des motifs musicaux qui les portent, vous poursuivent dans votre quotidien le plus prosaïque. Comment retrouver alors une impossible virginité devant l’œuvre aimée dont on s’est fait une version idéale sur le théâtre de son imagination ? C’est ce miracle qui s’est produit pour moi mercredi 4 décembre au Théâtre des Champs Élysées.
Cette production d’Olivier Py fut créée au TCE en décembre 2013 et fit l’objet d’une reprise dont la première eut lieu en février 2018. Elle réunissait déjà Patricia Petibon, Véronique Gens, Sophie Koch et Matthieu Lécroart que l’on retrouve dans cette production-ci, mais dans des rôles différents pour Patricia Petibon, Sophie Koch et Matthieu Léocrart. Gageons que fréquenter ainsi l’œuvre de manière répétée, même dans des rôles différents, leur a permis d’approfondir leur vision du texte et la conception de leur personnage. N’ayant vu aucune des précédentes, c’est sans a priori que j’ai assisté à la production de mercredi soir mais avec une petite appréhension. Vu l’évacuation de toute référence au fait religieux ou au sacré dans les mises en scène d’opéra de nos jours et, au contraire, vu la mise en scène des Passions de Bach, qu’allait-il advenir de cette parabole de Bernanos sur la communion des saints et « la Grâce et le transfert de la Grâce » selon Poulenc, qui effectue un premier pèlerinage à la Vierge Noire de Rocamadour en 1936, déterminant pour l’orientation religieuse de sa production et la composition de son opéra ?
J’ai été vite rassuré. La mise en scène d’Olivier Py est tout simplement magnifique dans sa sobriété, sa force d’évocation, sa beauté, concept lui aussi largement battu en brèche par certains metteurs en scène, son respect du texte et de la musique, dont il se fait le serviteur. Il profite de certains interludes entre les scènes pour évoquer avec des éléments de décor la vie des religieuses ou des articles de la foi chrétienne, comme cet Agneau pascal portant bannière, symbole de sacrifice et de rédemption, et crée des images fortes. Par exemple, il installe le lit de Mme de Croissy mourante à la verticale et suggère ainsi une agonie semblable à celle du Christ, renvoyant au nom de Carmélite qu’elle n’a pas osé porter et que Blanche a choisi. Et les déplacements de ses religieuses obéissent à une chorégraphie qui suggère le rituel et, plus important, le sacré.
Cette mise en scène laisse toute sa place à la musique, et les amoureux du compositeur retrouveront la patte personnelle du compositeur et les échos, conscients ou pas, d’œuvres précédentes, de ses mélodies, de sa musique de piano et même de Sécheresses, sa très belle cantate de 1937. Le mélodiste ici s’exprime dans une déclamation souple qui doit à Moussorgski comme à Debussy sans interdire à ses personnages sous le coup d’émotions profondes et violentes les envolées lyriques et les larges intervalles de Verdi. Lorsqu’ils expriment les idées essentielles de Bernanos, certains des personnages de Poulenc retrouvent les accents du vieil Arkel dans Pélléas et Mélisande, et la scène du parloir à l’acte II, quand son frère en partance pour l’étranger vient dire adieu à Blanche, prend les accents passionnés d’un véritable duo d’amour.
La grande force de cette production, exemplaire à bien des égards, c’est l’excellence et l’homogénéité de sa distribution, et notamment de son quintette féminin. Le drame se noue dès l’entrée de Vannina Santoni (Blanche) au premier tableau, voix chaude aux aigus triomphants, incarnant force et faiblesse. Sophie Koch campe une Madame de Croissy successivement hautaine, tendre et désespérée, et Manon Lamaison déploie son joli timbre rond et pur pour le rôle de Sœur Constance qui la cantonne très souvent dans son registre aigu. Patricia Petibon révèle des qualités de tragédienne dans le rôle parfois ambivalent de Mère Marie et Véronique Gens incarne une Madame Lidoine d’une maternelle simplicité. Chez les messieurs, outre Alexandre Duhamel (Marquis de la Force), notons Sahy Ratia (Chevalier de la Force), vrai timbre de ténor mozartien, et son collègue Loïc Félix (Père confesseur) à la belle présence. Les seconds rôles, tenus par Marie Gautrot (Mère Jeanne), Ramya Roy (Sœur Mathilde), Blaise Rantoanina (Premier Commissaire), Yuri Kissin (Second Commissaire) et Matthieu Lécroart (Thierry/Monsieur Javelinot) complétaient harmonieusement cette distribution dont il faut noter l’excellente diction et la maîtrise du redoutable « e » muet de notre langue. Au final de l’opéra, après tant d’émotions de tous ordres, on peut rester sans voix et se recueillir, ou applaudir frénétiquement. Mais n’oubliez surtout pas de rallumer votre portable.
Mère Marie de l’Incarnation : Patricia Petibon
Blanche de La Force : Vannina Santoni
Madame Lidoine : Véronique Gens
Sœur Constance de Saint Denis : Manon Lamaison
Madame de Croissy : Sophie Koch
Le Chevalier de La Force : Sahy Ratia
Le Marquis de La Force : Alexandre Duhamel
Mère Jeanne de l’Enfant Jésus : Marie Gautrot
Sœur Mathilde : Ramya Roy
Le Père confesseur du couvent : Loïc Félix
Le premier commissaire : Blaise Rantoanina
Le second commissaire / Un officier : Yuri Kissin
Le geôlier / Monsieur Javelinot / Thierry : Matthieu Lécroart
Orchestre Les Siècles, Chœur Unikanti, dir. Karina Canellakis
Mise en scène : Olivier Py
Dialogues des Carmélites
Opéra en trois actes et douze tableaux de Francis Poulenc, livret du compositeur d’après Georges Bernanos, créé à la Scala le 26 janvier 1957.
Paris, Théâtre des Champs Élysées, représentation du mercredi 4 décembre 2024.