C’est une fois de plus la belle performance musicale qui l’emporte. C’est elle qui a pleinement convaincu le public romain, lequel a fait de cette soirée un vrai succès en applaudissant chaleureusement les artistes.
Il y a deux ans, la version vénitienne originale de Simon Boccanegra (1857) a été entendue au Festival Verdi de Parme ; aujourd’hui, pour l’ouverture de la saison du Teatro dell’Opera de Rome, nous revenons à la deuxième version de l’oeuvre, la version définitive et la plus couramment jouée. L’auteur, mécontent du résultat en 1857 (surtout du livret de Francesco Maria Piave), retourna donc à son « fils bossu[i] » pour lui donner un nouveau visage, littéraire surtout, en confiant la révision du texte à Arrigo Boito et en changeant une grande partie de la musique. La nouvelle version est jouée à Milan en mars 1881, mais entre-temps il y a eu Un ballo in maschera, La forza del destino, Don Carlos, Aida – sans parler de Tristan, du Ring, de Carmen… – et Verdi n’est plus le même compositeur… La Scala de l’époque n’aimait pas les choix stylistiques que nous admirons aujourd’hui dans Simon : cette histoire toute en tristesse et en regrets, ces personnages tout sauf héroïques, l’harmonie sophistiquée mais trouble, un sens mélodique loin de la veine enthousiasmante des premiers Verdi, la couleur sombre et opaque de l’instrumentation, les quelques arias écrites à des fins dramatiques et non pour plaire au public. D’où l’absence de virtuosité vocale, ou plutôt le choix d’une vocalité modelée sur le mot qui rend les moments de Fiesco (« A te l’estremo addio, palagio altero »), Simon (« Plebe ! Patrizi ! Popolo dalla feroce storia ! ») ou Paolo (« Me stesso ho maledetto ! ») mémorables par leur monumentalité sculpturale. À la seule jeunesse sont accordés quelques moments plus lyriques : un doux cantabile l’aria d’Amelia/Maria (« Come in quest’ora bruna ») ou des phrases plus impétueuses pour Gabriele Adorno (« Sento avvampar nell’anima »).
Michele Mariotti revient dix-sept ans après son premier Simon Boccanegra à Bologne, et est maintenant au sommet de sa carrière. Dès les premières notes merveilleusement distillées pendant le court prélude – moins d’une minute et demie -, on sait que cette soirée sera toute particulière… Dans ce prélude étonnant, pas de thème que nous entendrons à nouveau au cours de l’opéra, pas de motif annoncé appelé à être développé ; nous n’entendons qu’un lent balancement dans un allegro moderato tenu par les violons avant qu’à la mesure 9, les bois (basson, trombone, cor) ne fassent leur entrée sur une longue note. Le tout pianissimo, dans une atmosphère de grande pureté – une atmosphère « liquide ». S’agit-il du miroitement de la mer ? De la surface calme des eaux ? Qui sait… Verdi ne cherche pas tant à décrire qu’à « faire entendre la mer », fond sonore sur lequel se découpent les contours d’une ville éternellement en ébullition. Mariotti souligne ainsi la nouveauté d’une écriture qui aboutira à Otello : une alternance de styles déclamatoire, conversationnel et intime, avec de grands contrastes et un orchestre respirant avec les personnages – faisant entendre une parfaite osmose entre les différents instruments, y compris les cuivres dans les climax dramatiques que constituent l’acclamation du nouveau doge ou l’insurrection avortée (acte II).
Un quatuor de chanteurs exceptionnels alterne avec la première distribution. Claudio Sgura, qui a excellé récemment à Lyon dans La fanciulla del West, est un Simon Boccanegra de grande envergure, dans tous les sens du terme. Interprète à la palette expressive variée, il dispose d’un instrument vocal respectable qu’il sait moduler selon les occasions, comme dans ce « Figlia ! » nuancé et longuement tenu. Le personnage, dans l’interprétation ainsi proposée, apparaît très humain et empreint de douleur : ses accès de rage ou de désespoir sont marquants, mais plus intenses encore sont les moments d’affection et de mélancolie exprimés, avec un phrasé d’une grande douceur. La soprano russe Maria Motolygina est une interprète aux moyens vocaux considérables, parfois même un peu trop pour le rôle, au beau timbre, à la technique maîtrisée et avec une expressivité lui permettant d’incarner une Maria/Amelia vive et sensible.
Toujours aussi autoritaire et élégant, Riccardo Zanellato, déjà très applaudi dans ce rôle à Parme ou Liège, doit faire face à la tessiture très basse de Jacopo Fiesco, personnage qu’il parvient à imposer par la noblesse de son phrasé et la sensibilité de son interprétation. Belle surprise avec Anthony Ciaramitaro, un Gabriele Adorno au timbre splendide, chaud et riche en nuances, et à la capacité expressive remarquable ! Gevorg Hakobyan, baryton arménien, réussit à donner à son Paolo Albiani la stature du futur Jago. Le reste de la distribution est particulièrement satisfaisant : Luciano Leoni (Pietro), Caterina D’Angelo (la servante d’Amelia) et surtout Enrico Porcarelli, qui donne une importance particulière à son rôle de capitaine des arbalétriers. La contribution du chœur du théâtre dirigé par Ciro Visco a été excellente.
Richard Jones, dont on se rappelle certaines mises en scène importantes et ingénieuses, semble ici travailler à l’économie : sa direction ne brille pas par une tension dramatique particulière, le jeu étant laissé au bon vouloir des chanteurs ; l’atmosphère propre à l’ouvrage est presque absente du décor : on ne sait pas si l’action se situe entre les deux guerres (références au totalitarisme avec la tête monumentale du dernier acte) ou après la guerre (costumes d’Anthony McDonald et de Luis F. Carvalho qui font référence aux ouvriers portuaires pour la plèbe, mais sont « bourgeois » pour les patriciens tandis que le doge et les conseillers du sénat portent des costumes « d’époque « . Les décors de McDonald oscillent entre le didactique et le symbolique : la piazza à la De Chirico du prologue ne rappelle la ville de Gênes qu’en raison du phare ; le « salon de passage » du palais Grimaldi est situé au pied d’un phare parmi des rochers noirs et pointus ; la chambre du doge au deuxième acte se confond avec un grenier sordide décoré d’une misérable tapisserie ; l’intérieur du palais ducal au troisième acte est remplacé par la piazza (tout se passe dans la rue) ; du catafalque sur lequel gît le cadavre de Maria, Amelia se lèvera pour que le doge mourant puisse s’y allonger à son tour. Les lumières d’Adam Silverman changent les lueurs de l’aube s’estompant en une nuit sombre ; une chorégraphe a été sollicitée pour les mouvements de mime et un maître d’armes pour les affrontements entre roturiers et patriciens, inutilement représentés sur scène alors que le livret ne prévoit pas leur présence. Et que dire de ce rideau ressemblant à du carton, de ces fenêtres et de cette porte découpées….
Heureusement, c’est une fois de plus la belle performance musicale qui l’emporte. C’est elle qui a pleinement convaincu le public romain, lequel a fait de cette soirée un vrai succès en applaudissant chaleureusement tous les chanteurs, et avant tout le chef Mariotti.
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[i] Verdi, dit-on, aurait confié à son neveu Carrara qu’il aimait Simon Boccanegra « comme on aime son fils bossu ».
Simon Boccanegra : Claudio Sgura
Maria Boccanegra (Amelia) : Maria Motolygina
Jacopo Fiesco : Riccardo Zanellato
Gabriele Adorno : Anthony Ciaramitaro
Paolo Albiani : Gevorg Hakobyan
Pietro : Luciano Leoni
Suivante d’Amelia : Caterina D’Angelo
Capitaine des arbalétriers : Enrico Porcarelli
Chœur (chef de chœur : Ciro Visco ) et orchestre du Teatro dell’Opera di Roma, dir. Michele Mariotti
Mise en scène : Richard Jones
Décors et costumes : Antony McDonald
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Sarah Kate Fahie
Maître d’armes : Renzo Musumeci Greco
Simon Boccanegra, opéra en un prologue et trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave et Arrigo Boito, crée au teatro alla Fenice, Venise, 12 mars1857 puis, pour sa version définitive, au teatro alla Scala, Milan, le 24 mars 1881.
Opéra de Rome, représentation du mercredi 4 décembre 2024.