Teatro San Carlo de Naples : l’adolescence sans illusion de Rusalka selon Dmitri Tcherniakov 

Rusalka, Naples, Teatro San Carlo, mardi 3 décembre 2024

Donné en spectacle inaugural de la dernière saison coordonnée par le surintendant et directeur artistique des lieux, le français Stéphane Lissner[1], la lecture de l’un des titres les plus illustres de la littérature musicale tchèque par le souvent déroutant metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov, pour ses débuts in loco, ne convainc que partiellement.

Une nouvelle production entre graphic novel et désenchantement du monde

Était-ce parce que c’était le spectacle d’ouverture ? Était-ce que parce qu’il y avait dans la cité parthénopéenne, ce 3 décembre, un certain nombre d’évènements publics ayant proposé dans leur package une soirée à l’Opéra (les tenues de soirée étaient, en effet, nombreuses… tout comme hélas les écrans de portables pendant la représentation, et ce malgré la vigilance extrême du personnel de salle, probablement le plus rigoureux qu’il nous ait été donné de voir dans une salle de théâtre !) Était-ce l’effet Asmik Grigorian, l’une des actrices-chanteuses les plus fascinantes de ce début de siècle ? La salle du Teatro San Carlo, dans tous les cas, était pleine à craquer ! À constater, au rideau final, le départ rapide de nombreux spectateurs, les applaudissements ne crépitant qu’au moment de l’apparition des artistes et la quasi-absence de rappels, nous ne sommes pas certains de la totale adhésion de ce même public à cette production inaugurative de la saison 2024-25.

Disons-le sans détour : pour totalement entrer dans la mise en scène et la scénographie de Dmitri Tcherniakov, il faut préalablement s’extraire de toute notion de « conte lyrique en trois actes », tel que figurant pourtant sur l’en-tête de la partition de Dvořák. De fait, comme un certain nombre de commentateurs spécialisés dans l’art lyrique ont l’habitude de le rappeler, il ne sera pas étonnant de lire ici que, totalement défendable dans un monde désenchanté où des valeurs aussi porteuses de noblesse et de dépassement de soi que celles du sport de haut niveau, du vivre ensemble ou, tout simplement, du sens du Beau dans la société ont de moins en moins voix au chapitre, une lecture scénographique de Rusalka faisant totalement abstraction de l’univers sociologique, politique et culturel qui a donné naissance à la sublime partition d’Antonín Dvořák (1841-1904) fait cependant passer le spectateur – et en particulier les nombreux novices de la salle lors de la soirée chroniquée ! – totalement à côté de l’essentiel : la musique et le chant. À lire le propos du metteur en scène figurant dans le programme de salle – particulièrement passionnant dans ses nombreux articles de fond – ce n’est pas à une Rusalka de conte de fées que l’on assistera mais à une Rusalka « vraie », que Tcherniakov déclare prendre « très au sérieux » – non sans avoir admis dans le même entretien qu’« honnêtement, il ne rêvait pas initialement de la mettre en scène »…- et qui devra déclencher, comme toujours lorsqu’on se rend au théâtre, « une décharge électrique ».

C’est donc à un spectacle dont on ne peut nier le stimulant intérêt du point de vue scénique -comme le sont souvent les signatures du metteur en scène russe dont il est inutile, pour le lectorat de Première Loge, de préciser les régulières controverses auxquelles elles donnent lieu ! – auquel nous avons assisté.

Plongé, dès l’ouverture musicale, dans un graphic novel (roman graphique) projeté sur le rideau de scène, le spectateur est entraîné, pendant la majeure partie de l’ouvrage, dans une lecture contemporaine – forcément sombre – d’un monde empli de violence symbolique et physique qui se focalise, pour l’occasion, sur le milieu des nageuses de compétition. Ici, la beauté esthétique des performances aquatiques, avec son côté délicieusement artificiel voire kitsch – surtout lorsque, reprenant ses droits, une véritable action théâtrale remplace le parfait design vidéo d’Alexej Poluboyarinov et la fascinante animation numérique dirigée par Maria Kalatozishvili par d’impeccables figures chorégraphiques à la Busby Berkeley exécutées par les nymphes et… Asmik Grigorian ! – ne dissimule guère un monde bien désenchanté, voire sordide. Ainsi, on ne sera pas étonné du rôle que Tcherniakov et sa dramaturge Tatiana Werestschagina font jouer au personnage de Vodnik, dans le livret d’origine esprit des eaux et père des ondines, ici transformé en entraîneur des nageuses, à la main souvent baladeuse voire – du moins dans le roman graphique diffusé – carrément agresseur sexuel de Rusalka dont il caresse les seins et l’entrejambe[2].

Peu pertinent selon nous, du point de vue de la dramaturgie, le fait d’avoir totalement transformé les personnages, certes épisodiques, du garde-chasse et du garçon de cuisine (ici travesti) en… parents de l’héroïne, au risque évident de dénaturer la cohérence du texte.

Si l’on veut bien voir le verre à moitié plein, il convient cependant de relever les moments forts et dramatiquement puissants de ce spectacle, au nombre desquels figurent, en particulier, le deuxième acte qui, en se libérant totalement de l’esprit du roman graphique et de ses didascalies omniscientes, laisse la place, sur un simple fond noir, au théâtre pur, dans une scène de fête chez le prince aux costumes quasi-futuristes et surréalistes, aux couleurs bienvenues, signés Elena Zaytseva : ici, pour une seule fois, le négligé d’un quotidien où la malheureuse Rusalka se traine sur la scène en jogging et capuche cède la place à… un scintillant costume de sirène – dans lequel le personnage se doit forcément d’entrer… péniblement – complété d’une perruque aux longs cheveux couleur de perle !

De même, les deux rencontres entre Rusalka et la sorcière Ježibaba – ici faisant davantage penser à la Madame Flora du Medium, à moins que ce ne soit à une figure mafieuse russe… – constituent l’un des chocs scéniques de la soirée, le sortilège pratiqué sur l’ondine à l’issue duquel celle-ci est censée devenir humaine donnant lieu à un long baiser lesbien qui aurait également pu trouver sa place entre Lulu et la comtesse von Geschwitz : avec des actrices-chanteuses du calibre de mesdames Asmik Grigorian et Anita Rachvelishvili, on était de toute façon certain du résultat superlatif !

Enfin, c’est, selon nous, avec le troisième acte, lors d’une scène finale de huit-clos éclairée à la lumière blafarde du néon du vestiaire de la piscine olympique, que Tcherniakov est totalement à son affaire : la direction scénique au cordeau des trois acteurs – Rusalka, Vodnik et le Prince – permettant, ici, de dégager des personnages à la dynamique hallucinante. Même si c’est une tout autre histoire que l’on nous raconte là, l’amateur de théâtre ne peut que rendre les armes face au langoureux baiser d’amour donné par Rusalka à son « prince », à la séquestration de ce dernier sur sa chaise avant que Vodnik ne l’égorge et que la jeune femme ne se torde par terre dans une crise de larmes absolument tétanisante – puis que, finalement, les deux personnages ne sortent lentement de scène, elle comme lobotomisée, la tête sur l’épaule de son entraîneur et bourreau. Sans nul doute, un moment que l’on n’oubliera pas de sitôt.

Et la musique dans tout ça… ?

Dmitri Tcherniakov a souvent confié aux journalistes spécialisés son appétit sans borne pour le genre opéra et ce, depuis son adolescence moscovite. Ce serait donc un faux procès que d’objecter au metteur en scène une méconnaissance de la partition de Dvořák. Force est cependant de constater que, sous sa férule, elle n’y trouve pas toujours son compte !

Reposant avant tout sur l’extraordinaire personnalité scénique d’Asmik Grigorian, à laquelle l’unit une étroite complicité scénique, on reste davantage sur la réserve quant aux possibilités données par la production de Tcherniakov au développement vocal du personnage : ainsi, le célèbre « air à la lune » (Měsíčku na nebi hlubokém), probablement le plus attendu de la partition – y compris pour un public néophyte – est totalement oblitéré dans sa poésie lyrique évanescente puisque chanté derrière une minuscule fenêtre découpée à l’intérieur du design numérique, soudain bien matérialisé mais qui, au-delà de l’ingénieux procédé scénographique, fait ressembler l’héroïne à … un timbre poste inerte alors qu’au même instant le reste du plateau est totalement vide ! Cet exemple est quelque part paradigmatique d’une production qui a peut-être empêché les artistes de chanter la Rusalka de… Dvořák ou qui, tout au moins, les a gênés dans la conception de leurs rôles.

Deux jours après un inoubliable récital Rachmaninov, la soprano lituanienne reprenait un rôle dont elle est particulièrement familière : nous ne cacherons pas avoir été quelque peu déçu par une envergure vocale limitée au premier acte et une tendance curieuse à chanter bas, ici. Avec ses vêtements d’ado, son maxi pull et son sac à dos, l’artiste est pourtant, plus d’une fois, bouleversante, surtout quand l’expression du phrasé et la somptuosité du médium nous rappelle que l’on est face à une très grande voix. À l’acte III, cependant, l’affrontement face à Ježibaba puis toute la scène finale font darder un aigu glorieux et toute une palette de couleurs et d’expressions vocales qui font des apparitions scéniques d’Asmik Grigorian des moments de théâtre musical sans pareil.

Autre grand moment musical que celui des deux apparitions de la désormais contralto – plus que mezzo-soprano – Anita Rachvelishvili, elle aussi habituée de longue date au travail avec Dmitri Tcherniakov. Lunettes noires, cigarette au bec et bouteille d’alcool jamais très loin, la chanteuse géorgienne dresse un portrait particulièrement inquiétant de ce personnage normalement typique des contes de fée : toujours impressionnant, le volume vocal nous a donné à entendre, plus d’une fois, des graves abyssaux que l’on ne connaissait pas à cette artiste particulièrement attachante.

Dans un rôle plus proche d’une bimbo de luxe, s’adonnant à des jeux érotiques de soirée mondaine (avec champagne, permettez !), la talentueuse mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova fait quelque peu les frais de cette production, le personnage de la princesse inconnue étant davantage envisagé ici comme celui d’une femme vicieuse et manipulatrice. C’est d’autant plus dommage que, plus concentrée sur sa voix, l’artiste, par l’ambitus qui est le sien, aurait pu montrer qu’elle disposait des moyens d’un soprano II, ici requis.

Transformée pour les besoins du metteur en scène de garçon de cuisine en mère de l’héroïne, la mezzo-soprano suisse-hollandaise Maria Riccarda Wesseling fait preuve d’un chant soigné à la projection parfaite, tout comme le garde-chasse – devenu père – du ténor britannique Peter Hoare et le compagnon chasseur chanté par le baryton moldave Andrey Zhilikhovsky.

Loin d’apparaître, dans cette production, au détour d’un bois ou d’un lac, le prince est ici une sorte de golden boy conduisant des voitures de sport entre des rangées de buildings : c’est d’ailleurs ainsi qu’il rencontre Rusalka, qu’il commence par… écraser avant de la ramener chez lui ! Parfait scéniquement, le ténor britannique Adam Smith ne nous a pas réconcilié avec cette émission nasale que nous lui avions découverte dans son Pinkerton aixois, l’été dernier, même si le volume sonore est adéquat et que l’artiste, sensible, sait nuancer son instrument.

Dans son incarnation d’entraineur sportif et mentor manipulateur, la voix sonore et puissante du baryton hongrois Gàbor Bretz fait son effet tout comme celles, complétant la distribution, des trois nymphes – normalement sœurs de Rusalka – incarnées par Julietta Aleksanyan, Iulia Maria Dan et Valentina Pluzhnikova.

Tant le chœur, préparé par son directeur Fabrizio Cassi, au chant soigné et attentif aux moindres nuances de la partition – mais curieusement invisible dans la mise en scène ! – que l’orchestre dirigé – comme il se doit pour un spectacle inaugural – par Dan Ettinger, donnent ici le meilleur d’eux-mêmes, essayant d’ouvrir, furtivement, des espaces sonores poétiques et des instants suspendus entre rêve et réalité (prélude de la scène finale) qui demeurent cependant bien éphémères.

Dommage, au final, que la partition magique de Dvořák, aux détails si infimes et si puissants à la fois, en ressorte, ce soir, si peu captivante.

——————————————————

[1] Voyez ici le compte rendu de l’ouvrage que Philippe Martin vient de consacrer à Stéphane Lissner.

[2] Qu’il soit permis d’écrire ici que la production signée par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil dans le cadre du dispositif « Opéras au Sud », initié par la Région Sud, que l’on a déjà pu voir en Avignon puis à Nice, avant Marseille, cette saison, et Toulon, la saison prochaine, transposait déjà l’action de l’ouvrage dans le monde de la natation synchronisée, donnant à Vodnik de faux airs de Philippe Lucas, l’entraineur de la championne Laure Manaudou… avec un objectif similaire pour illustrer le désenchantement du monde moderne, les excès de la production Tcherniakov en moins !

Les artistes

Rusalka : Asmik Grigorian
La princesse étrangère : Ekaterina Gubanova
Ježibaba : Anita Rachvelishvili
Première nymphe : Julietta Aleksanyan
Deuxième nymphe : Iulia Maria Dan
Troisième nymphe : Valentina Pluzhnikova
Le prince : Adam Smith
Vodnik, l’esprit des eaux : Gábor Bretz
Le garde forestier : Peter Hoare
Le chasseur : Andrey Zhilikhovsky
Le garçon de cuisine : Riccarda Wesseling

Chœur du Teatro San Carlo (chef de chœur : Fabrizio Cassi), Orchestre du Teatro San Carlo, dir. Dan Ettinger

Mise en scène, et scénographie : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Conception Vidéo : Alexej Poluboyarinov
Chef images d’animation : Maria Kalatozishvili
Dramaturgie : Tatiana Werestschagina

Le programme

Rusalka

Conte lyrique en trois actes d’Antonín Dvořák (1841-1904), livret de Jaroslav Kvapil d’après Friedrich de La Motte-Fouqué (Ondine) et Hans-Christian Andersen (La Petite Sirène), créé le 31 mars 1901 au théâtre national de Prague.

Teatro San Carlo de Naples, représentation du mardi 3 décembre 2024.