Deux-cent-dix ans que les lyonnais attendaient une production du Turco, cousin mal-aimé de l’Italienne à Alger, alors qu’il s’agit d’une partition originale, pratiquement sans auto-emprunts, de Rossini. Une réussite magistrale, pour le casting sans faille, la direction roborative de Giacomo Sagripanti et la mise en scène inventive et pétulante de Laurent Pelly.
Pour cette création lyonnaise du Turc en Italie, déjà présentée à Madrid en juin 2023 (mais dans une distribution en partie différente), Laurent Pelly, secondé de son habituelle comparse Chantal Thomas, a judicieusement adapté l’intrigue dans l’univers très seventies du roman-photo. Sur scène, deux habitations qui semblent être dessinées, comme détachées d’une page de magazine, celle de don Geronio et celle du poète en mal d’inspiration Prosdocimo, tandis que des pages géantes tirées de ces revues sentimentales servent de décors coulissants. Les trouvailles, hilarantes, sont multiples : l’arrivée de Sélim sur une de ces pages renversées figurant la proue de son navire, comme s’il surgissait de la revue, ou des cadres blancs géants qui descendent des cintres, dans lesquels viennent s’engouffrer les personnages et fixer leurs poses souvent exagérées, tandis que des passages du livret se sont substitués aux contenus des phylactères d’origine. Une direction d’acteurs d’une précision entomologiste, rendue nécessaire par la virtuosité requise de la musique (magistrale scène du grand imbroglio du II qui voit les couples se démultiplier à l’infini), une présence scénique éblouissante de tous les interprètes : le sens du rythme, fondamental pour réussir une comédie, fût-elle parlée ou chantée, n’a jamais eu de secrets pour le metteur en scène qui nous avait déjà régalé in loco avec sa lecture irrésistible du Comte Ory. Un parti-pris qui escamote la dimension exotique, pendant inversé de celle de l’Italienne, dont le premier XIXe siècle était si friand, mais qui préserve une parfaite cohérence dramaturgique. Fiorilla est ainsi une femme volage qui tue son ennui en se plongeant dans la lecture des romans-photos, déjà aimée d’un bellâtre (don Narciso, qui, dans son grand air du II, n’hésite pas à montrer sa plastique sculpturale), et qui tombe sous le charme d’un riche turc, lui-même engagé auprès d’une bohémienne jalouse, le tout sous l’égide d’un poète, grand ordonnateur de la pièce, et caution de la dimension méta-théâtrale de l’opéra.
Ce spectacle ébouriffant est servi par un plateau vocal excellent, à commencer par Sara Blanch, experte rossinienne qui compense un grave sans doute en-deçà des attentes par un aigu impressionnant et une virtuosité insolente (son air de bravoure « Squallida veste e bruna » mérite tous les éloges). Objet de sa flamme, la basse roumaine Adrian Sâmpetrean campe un Sélim impétueux, macho à souhait, acteur impayable jusque dans l’autodérision. Malgré les années, Renato Girolami incarne un mari trompé vaillant, dans le geste et la voix, subtil mélange d’un timbre rocailleux et d’une grande souplesse, à l’ambitus qui force le respect et impressionne dans le chant syllabique ultra rapide, marque de fabrique du Signor crescendo. Alasdair Kent est un Narciso convaincant, dont la voix de tenorino révèle une grande agilité, y compris dans les aigus (il a droit aussi à son air de bravoure : « Tu seconda il mio disegno » du II), et captive dans les passages élégiaques. Le poète trouve en Florian Sempey un interprète idoine, qui déclame plus qu’il ne chante, mais qui, malgré son accoutrement de dramaturge besogneux (tignasse rousse et grasse, peignoir décoloré que rehausse un beau nœud papillon) semble être le véritable maître d’œuvre du spectacle. Les deux derniers rôles sont tenus avec brio par des solistes du Lyon Opéra Studio : le ténor letton Filipp Varik, peu sollicité pour le personnage d’Albazar, s’en tire impeccablement, tandis que Jenny Anne Flory est une Zaida au tempérament bien affirmé, doublé d’une projection sans faille, qu’on a déjà vue maintes fois in situ (dans le récent Wozzeck notamment).
Dans la fosse, l’expert Giacomo Sagripanti (que l’on pourra voir cet été à Pesaro dans Zelmira) conduit les forces de l’Orchestre de l’opéra de Lyon avec maestria, virtuosité et élégance, en donnant parfois du fil à retordre aux interprètes, sans que l’irrésistible mécanique rossinienne s’en retrouve, le moins du monde, grippée.
Selim : Adrian Sâmpetrean
Donna Fiorilla : Sara Blanch
Don Geronio : Renato Girolami
Don Narciso : Alasdair Kent
Prosdocimo : Florian Sempey
Zaida : Jenny Anne Flory
Albazar : Filipp Varik
Orchestre et chœur de l’opéra de Lyon : dir. Giacomo Sagripanti
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Scénographie : Chantal Thomas
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Collaboration à la mise en scène : Christian Räth
Collaboration aux costumes : Jean-Jacques Delmotte
Lumières : Joël Adam
Il Turco in Italia
Opéra bouffe en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Felice Romani, créé le 14 août 1814 à la Scala de Milan.
Opéra de Lyon, représentation du mercredi 11 décembre 2024.