Opéra national de Lorraine : LA CENERENTOLA ou les aventures d’Angelina Addams

Il y a deux écueils à éviter lorsqu’on monte La Cenerentola. Le premier consiste à prendre l’œuvre pour un équivalent du Barbier et à ne voir en elle que le côté bouffe. L’opéra est un dramma giocoso, c’est-à-dire tout simplement une comédie (et non pas un « drame joyeux », selon l’erreur de traduction commise par tant d’exégèses s’émerveillant devant le supposé trait de génie de Mozart et Da Ponte qui auraient inventé ce genre avec Don Giovanni !). Certes, les pages bouffes abondent dans la Cendrillon rossinienne, mais à plus d’une reprise, l’on voit poindre dans la partition la mélancolie, la tristesse, voire la gravité. C’est donc un contre-sens que de monter La Cenerentola comme on monterait un opéra-bouffe d’Offenbach. De la même façon, une lecture exagérément sérieuse, exclusivement vectrice d’un message politique ou sociétal, dénaturerait une partition dont le génie réside précisément dans cet entre-deux. Fabrice Murgia est-il parvenu, dans ce nouveau spectacle proposé par l’Opéra de Lorraine, à préserver ce subtil équilibre qui fait toute la richesse de l’œuvre ? En partie…

On sait gré au metteur en scène d’avoir choisi pour sa lecture un cadre original qui, une fois n’est pas coutume, n’est pas une énième variation sur des dispositifs déjà vus ad nauseam sur tant de scènes depuis tant d’années : Cenerentola sur un tournage de film, Cenerentola dans un studio d’enregistrement, Cenerentola version graphic novel ou BD, etc. Et Cenerentola version « gothique », lorgnant du côté de La Famille Addams, voire du film d’horreur, pourquoi pas ? Dans cette mise en scène, Angelina a les cheveux verts, elle porte un collier clouté, des bas noirs et des bottines noires, gothiques elles aussi, avec des talons (très) épais. Au sein d’une famille respectant parfaitement les normes sociales semblant être celles d’un actuel état conservateur des États-Unis (le Texas, à en croire la dégaine de Don Magnifico, ou la Floride, si l’on se réfère au palmier se découpant à l’arrière-plan sur un éclairage très Miami Beach), cette tenue vestimentaire apparaît comme une révolte, une réaction contre une marginalisation subie, imposée. À moins que cette tenue ne soit librement choisie par l’héroïne et n’explique, a contrario, le rejet dont elle fait l’objet. Dans tous les cas, Angelina se trouve ainsi dotée d’un caractère de rebelle et semble plus d’une fois prête à en découdre avec ses vilaines sœurs et son vilain papa. Si ce parti pris renouvelle bien sûr notre perception du personnage, sa mise en œuvre se révèle être assez inégale : plusieurs moments interpellent intelligemment le spectateur, d’autres sont un peu « lourds » (à l’image de la masse avec laquelle l’héroïne semble prête à massacrer son père lors de l’ensemble « Signor, una parola… »), ou donnent parfois une impression de « déjà vu », surtout pour certains gags : ainsi l’hôtel Magnifico, avec son bar situé à l’avant-scène, rappelle-t-il La Cenerentola version Irina Brook[1], de même que les serviteurs du Prince constamment « connectés », ou la façon qu’ont les choristes et figurants de se trémousser en cadence sur certains rythmes vifs, avec apparition obligée d’une boule à facettes de discothèque… Mais le plus gênant selon nous réside dans un hiatus entre la musique et la mise en scène, qui surgit à trois reprises : lors du « Pegno adorato » de Ramiro (il est gênant  d’entendre rire les spectateurs au ballet grotesque des zombies alors que le Prince distille un chant d’amour d’une rare tendresse) ; lors de la reprise de « Una volta c’era un re », dont la simplicité désarmante est ruinée par le jeu de scène du personnage (elle tient en main une tronçonneuse et s’apprête à mettre en pièces les vestiges de la fête…) ; et surtout pendant l’appel au « triomphe de la bonté », une page où le temps, musicalement, s’arrête – mais où les personnages présents sur scène se livrent à diverses pantomimes, semblant manipulés mentalement par Angelina (une idée déjà présente chez Savary puis Brook, qui l’avaient appliquée à l’ensemble  « Questo è un nodo avviluppato », le « manipulateur » étant alors non pas Cenerentola mais Dandini).

Musicalement, la matinée aura réservé de fort belles surprises, à commencer par la direction du chef Giulio Cilona, déjà applaudi en ces mêmes lieux il y a un an dans Don Pasquale. Dénuée d’esbrouffe et d’effets trop appuyés, lorgnant du côté du XVIIIe siècle plutôt que vers le romantisme naissant, admirable de précision et de vivacité, elle aura permis aux chœurs (préparés par Guillaume Fauchère) et à l’orchestre de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Les chanteurs sont quant à eux tellement convaincants scéniquement qu’on pardonne facilement à certains d’entre eux quelques petites irrégularités vocales : des vocalises qui pourraient gagner en fluidité chez Sam Carl, au demeurant un Alidoro percutant, très applaudi ; une émission vocale pas toujours très franche –au premier acte surtout – pour le Magnifico de Gyula Nagy. Alessio Arduini convainc en Dandini, dont il traduit à merveille le bagout et la fatuité, mais dont il possède aussi le juste format vocal. Notre collègue Ivonne Begotti avait fort apprécié la récente prestation de Dave Monaco à Reggio Emilia en Osiris (Mose in Egitto), soulignant les grandes qualités rossiniennes de ce chanteur. Nous souscrivons pleinement à ce  jugement : le Ramiro du ténor italien a été un enchantement, par la qualité du timbre, l’aisance de la vocalisation, la sureté de l’aigu, le sens des nuances… Bienvenue au club (somme toute assez fermé) des ténors rossiniens !

Côté féminin, les deux vilaines sœurs (Héloïse Poulet et Alix Le Saux) excellent et disposent d’un format vocal qui devrait leur permettre d’aborder prochainement des rôles plus importants. Héloïse Poulet, notamment, fait valoir un beau tempérament comique, déjà repéré lors de la finale des Voix nouvelles (air de la Folie dans Platée) en octobre 2023. Si la carrière de Beth Taylor est déjà bien lancée, le nom de cette jeune mezzo, qui chante ici Angelina, n’est pas encore très familier au public français. Mais il ne devrait pas tarder à le devenir. La voix est belle, longue, richement timbrée, la technique aguerrie, toujours au service de l’expressivité et de l’émotion. Nul doute qu’avec cette facilité dans la projection et cette aisance dans le registre grave, la chanteuse ne préfère bientôt, au format vocal léger d’Angelina, le contralto colorature travesti d’un Arsace (qu’elle chante déjà), d’un Tancredi ou d’un Calbo.

Le public, ravi, fait un triomphe aux artistes au rideau final : que demander de plus en cette période de pré-fêtes de fin d’année ?

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[1] Vue à Paris au TCE en 2003 et 2010.

Les artistes

Angelina : Beth Taylor
Don Ramiro : Dave Monaco
Don Magnifico : Gyula Nagy
Dandini : Alessio Arduini
Alidoro : Sam Carl
Clorinda : Héloïse Poulet
Thisbe : Alix Le Saux
Comédienne : Pauline Huriet

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Giulio Cilona
Chef de chœur : Guillaume Fauchère
Assistanat à la direction musicale : Silvina Peruglia
Mise en scène : Fabrice Murgia
Costumes : Clara Peluffo Valentini
Scénographie : Vincent Lemaire
Vidéo et lumières : Emily Brassier, Giacinto Caponio
Assistanat  à la mise en scène : Gaëlle Swann
Cadreurs : Violette Martin, Théo Martin

Le programme

La Cenerentola

Dramma giocoso en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Jacopo Ferretti, créé au Teatro Valle de Rome le 25 janvier 1817.
Opéra national de Lorraine, représentation du dimanche 15 décembre 2024.