Le Grand Théâtre de Genève propose une nouvelle production de Fedora de Giordano. Rarement représenté, l’ouvrage mérite sans conteste d’être redécouvert. L’événement était d’autant plus attendu qu’il marquait les débuts sur la scène genevoise de Roberto Alagna et de son épouse, Alexandra Kurzak, dans une production lyrique.
Par une soirée de décembre empreinte de l’esprit des fêtes de Noël, le Grand Théâtre de Genève propose une nouvelle production de Fedora d’Umberto Giordano. Rarement représenté, cet ouvrage au lyrisme incandescent mérite sans conteste d’être redécouvert. Créé en 1898 et triomphant à ses débuts, Fedora a depuis sombré dans un relatif oubli, éclipsé par d’autres chefs-d’œuvre du vérisme italien. La dernière représentation de l’ouvrage dans ce théâtre remontait à la saison 1902-1903 ! Pourtant, l’œuvre fascine par son intrigue haletante, mêlant passions tragiques et pouvoir totalitaire, un véritable thriller opératique où drame et émotions s’entrelacent habilement. L’événement était d’autant plus attendu qu’il marquait les débuts sur la scène genevoise de Roberto Alagna et de son épouse, Alexandra Kurzak, dans une production lyrique.
Un nouvel éclairage brillant sur l’ouvrage
La mise en scène d’Arnaud Bernard s’inspire de faits historiques publiés dans la presse en 1882, évoquant l’omniprésence de la surveillance autour de la comtesse Olga. Un prologue inédit a été ajouté avant même que les premières notes de musique ne résonnent. Une projection numérique dévoile une page internet montrant un fait divers et une vidéo. En cliquant sur celle-ci, le rideau se lève, révélant Wanda, l’épouse de Loris Ipanov, dans une scène intime avec le futur époux de Fedora. Ils sont interrompus par l’arrivée furieuse de Loris, qui tire sur son ami, ne faisant que le blesser. Des agents secrets surgissent ensuite pour manipuler les preuves et accuser Loris à travers un kompromat soigneusement orchestré.
La temporalité a été déplacée vers une époque post-soviétique corrompue, où les services secrets exploitent la technologie pour détruire les réputations et effacer les traces de leurs victimes. Tous les personnages se révèlent être des agents doubles cherchant à compromettre Loris. Sous le regard impitoyable des caméras espions, la surveillance omniprésente devient un instrument de contrôle glaçant.
Dans sa scénographie, Johannes Leiacker juxtapose les fastes éclatants des palais de Saint-Pétersbourg et des salons parisiens à l’atmosphère feutrée mais inquiétante du Gstaad Palace en période de fêtes. Les ors étincelants et le luxe ostentatoire dissimulent des zones d’ombre menaçantes, dévoilant subtilement le poids du pouvoir et la tragédie imminente tapie derrière les apparences trompeuses.
Ce nouvel axe développé dans la mise en scène se révèle parfaitement cohérent avec le livret et la musique de l’œuvre. Il offre un éclairage inédit qui modernise le propos tout en conférant une dimension presque cinématographique aux passages orchestraux. La critique sous-jacente et la présence du kompromat, bien qu’omniprésentes, ne nuisent pas à la compréhension de l’intrigue. Les partisans de la tradition ne se sentiront pas dépaysés grâce à l’intégration subtile des éléments ajoutés, qui enrichissent l’œuvre sans en trahir l’esprit.
Un chef et un orchestre en parfaite symbiose
Cette résurrection genevoise s’inscrit dans une volonté salutaire de réhabiliter un opéra à la fois intime et spectaculaire. Fedora s’appuie sur une partition d’une richesse orchestrale remarquable, où les élans passionnés se heurtent à des moments d’introspection déchirante. Sous la direction inspirée d’Antonino Fogliani, l’orchestre du Grand Théâtre de Genève a su magnifier la puissance dramatique de l’oeuvre. Le mélodrame trouve ainsi une expression d’une intensité rare, soutenue par des airs sublimes et des rebondissements dignes des meilleurs récits tragiques.
Le maestro italien adopte une direction extrêmement contrastée, portant haut les couleurs du vérisme tout en y insufflant une vision personnelle empreinte de subtilité. Précis et profondément humain, il dilate certains tempi et accorde une place prépondérante aux silences, créant des effets saisissants qui intensifient le drame. L’opulence des cordes et la vigueur des cuivres soutiennent une interprétation vibrante et fidèle, où chaque nuance orchestrale trouve son sens.
Évitant habilement les pièges de l’exacerbation sentimentale souvent associés aux véristes, Fogliani privilégie une lecture délicate et raffinée. La musique de Giordano peut ainsi déployer toute sa force expressive sans jamais sombrer dans le pathos excessif.
Une distribution vocale cohérente
La question amoureuse est au cœur de l’intrigue de Fedora, portée par un éventail d’émotions intenses et contradictoires : fidélité, désir, audace, mais aussi jalousie, vengeance et remords. Le personnage principal incarne les archétypes dramatiques universels du deuil, de la trahison et du basculement de la haine à l’amour, tout en incarnant le mythe de la femme slave absolue. Dans ce rôle emblématique, autrefois magnifié par des figures légendaires comme Magda Olivero ou Mirella Freni, Aleksandra Kurzak déploie toute la richesse de son jeu théâtral. Impressionnante dans les graves, elle adopte une interprétation profondément vériste, mêlant chanté-parlé et émotion brute avec un réalisme saisissant. Ses aigus, bien que parfois en manque de projection, sont compensés par une maîtrise parfaite de ses moyens vocaux, lui permettant de distiller des pianissimi suspendus d’une rare intensité. La soprano polonaise excelle par sa théâtralité à fleur de peau, incarnant une Fedora passionnée et vulnérable.
Malgré quelques petites imperfections très vite oubliées, Roberto Alagna livre une interprétation généreuse et passionnée. Son engagement scénique et vocal reste impressionnant, notamment dans l’air emblématique « Amor ti vieta« , où il parvient à surmonter un tempo exigeant tout en maintenant une intensité émotionnelle constante. Son incarnation de Loris s’aligne parfaitement avec la vision du metteur en scène : un homme traqué, constamment surveillé et encerclé par des agents doubles déterminés à orchestrer sa chute. Cette tension omniprésente renforce l’intensité dramatique de son jeu et de son chant.
Simone Del Savio impressionne par la chaleur de ses graves et son aisance scénique, bien que son phrasé ne sonne pas très russe. La scène de provocation envers la femme russe constitue un moment de respiration comique savamment dosé. Soutenu par les chœurs énergiques du Grand Théâtre de Genève ponctuant la caricature par des « HEY » appuyés et une gestuelle précise, le baryton italien parvient à créer un contraste rafraîchissant au milieu du drame intense.
Yuliia Zasimova répond avec une verve tranchante et pétillante, évoquant l’effervescence du champagne qu’elle promeut. Son investissement total dans ce rôle de femme dominatrice, vêtue de cuir et de fourrure, ajoute une touche résolument théâtrale, parfois au détriment de la pureté vocale. La complicité de la comtesse Olga avec sa cousine aurait gagné à être davantage développée. Loin d’avoir une allure aristocratique, elle adopte plutôt un style déjanté et fantasque avant de se révéler également être un agent infiltré.
Parmi les nombreux rôles secondaires proposés par l’ouvrage, se détache le policier de Mark Kurmanbayev, sobre et efficace. Toujours parfaitement en place, avec une prononciation irréprochable, il apporte une présence scénique discrète mais essentielle. Les voix blanches des deux enfants, incarnant successivement le chant nostalgique du berger, insufflent une douceur touchante et une teinte de nostalgie, offrant un tableau pittoresque évoquant la Suisse. Leur interprétation ajoute une note d’innocence et de poésie dans la conclusion de l’opéra.
En somme, cette production de Fedora au Grand Théâtre de Genève a su redonner vie à un joyau trop longtemps délaissé. Un hommage vibrant à l’opéra vériste, dont la force émotionnelle n’a rien perdu de son intensité originelle. À Genève tout au long de ce mois de décembre, c’est Noël avant l’heure. Alors Joyeux Giordano !
Princesse Fedora Romazoff : Aleksandra Kurzak
Comte Loris Ipanoff : Roberto Alagna
De Siriex, un diplomate : Simone Del Savio
Grech, inspecteur de police : Mark Kurmanbayev
Comtesse Olga Sukarev : Yuliia Zasimova
Pianiste Lazinsky : David Greilsammer
Lorek, chirurgien ; Sebastiá Peris
Cirillo, cocher : Vladimir Kazakov
Baron Rouvel : Louis Zaitoun
Boroff, un médecin : Igor Gnidii
Sergio, un serviteur : Georgi Sredkov
Nicola, un serviteur : Rodrigo Garcia
Dimitri, un serviteur : Céline Kot
Désiré, un serviteur : David Webb
Orchestre de la Suisse Romande, dir. Antonino Fogliani
Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Mark Biggins
Mise en scène : Arnaud Bernard
Collaborateur à la mise en scène : Yamal Das Irmich
Scénographie et costumes: Johannes Leiacker
Lumières : Fabrice Kebour
Vidéo: Paul-Henry Rouget de Conigliano
Fedora
Opéra en trois actes d’Umberto Giordano, livret d’Arturo Colautti d’après le drame homonyme de Victorien Sardou, créé le au Teatro Lirico de Milan.
Grand Théâtre de Genève, représentation du jeudi 12 décembre 2024.