Retour de La forza del destino à la Scala, après presque un quart de siècle d’absence
Scala de Milan, La forza del destino, 16 décembre 2024
La Scala confirme sa tradition dans une programmation de prestige
D’annulation en retrait, le public y gagne au change…
Sacrée famille !!! Que celle du marquis de Calatrava, assurément, sacrifiant ses deux enfants aux préjugés du rang et d’une certaine morale. Sacrée famille aussi engendrant le forfait de Jonas Kaufmann, dixit le communiqué de presse… Nous ne retrouverons donc pas l’antagonisme miraculeux entre son Alvaro et le Carlo de son acolyte, Ludovic Tézier. Vraisemblablement à jamais… Et enfin un heureux événement qui vient agrémenter cette ouverture de saison scaligère par la naissance du premier enfant de Brian Jagde, néanmoins source prévisible d’un nouveau retrait inopiné. Nous lui souhaitons le plus grand bonheur.
D’annulation en départ, le public n’a rien perdu au change. N’ayant préalablement abordé le rôle-titre de la source du duc de Rivas – et de la création romaine, pour l’Italie, en 1863 – que dans le circuit des théâtres d’Émilie, en janvier-février 2019, Luciano Ganci campe un Don Alvaro déjà très accompli, sûrement plus marquant que celui que nous avions entendu par Brian Jagde à l’Opéra Bastille en juin-juillet de la même année. Son entrée est très éclatante, comme il se doit, notamment dans le haut du registre, parfaitement géré. Les duos de l’acte III avec le Don Carlo de Ludovic Tézier ne nous font absolument pas regretter l’affrontement manqué avec celui de Jonas Kaufmann, une entente comparable s’étant visiblement installée entre les deux chanteurs de ce soir. Son air est d’abord un modèle de diction et de legato, notamment dans les passages en force vers l’aigu. Nous ne lui reprocherons que des H aspirés là où il n’y en a pas (« Leonora MI-HA ») – d’ailleurs, en italien il n’y en a jamais –. L’expédient est vieux comme le monde mais cet immense chanteur n’en a nullement besoin. La connivence avec le baryton français est bien évidente dès l’andante maestoso de l’amitié, les mains conjointes favorisant cela. L’étendue du ténor italien est alors impressionnante, le duo de la reconnaissance tournant vite à la joute vocale pour le plus grand bonheur du public, la vocation soudaine d’Alvaro se distinguant à son tour de manière très poignante. Dans leur dernière rencontre, dans le monastère, il ne se prive pas de pianissimi prodigieux, comme dans le souvenir de son amour indéfectible pour Leonora.
Il trouve chez Ludovic Tézier le partenaire d’exception qu’ont connu les spectateurs parisiens en décembre 2022. Comme à son habitude, ce fin diseur sait merveilleusement associer volume et élocution, dès la ballade de Pereda, à l’acte II, d’une justesse lumineuse, vaillamment articulée, où le sens de la nuance n’est pas qu’un fin mot. Marmoréen dans une cavatine au souffle infini, son grand air de l’acte III débouche sur une cabalette électrisante à souhait.
Au-delà de toute polémique qui n’a rien à voir avec le chant, la Leonora d’Anna Netrebko affiche une santé vocale sans faille dès son apparition à l’acte I, levant les quelques réserves minimes que nous avions pu formuler lors des représentations parisiennes d’il y a deux ans. La grande scène de la taverne à Hornachuelos est à son tour l’occasion de donner corps à des sons filés de grande école, notamment lorsqu’elle rejoint la prière des pèlerins se rendant au Jubilé. Mais c’est surtout dans l’air du monastère et dans la supplique à la Vierge que la chaleur du timbre se conjugue à une voix torrentielle, déclenchant le délire du public qui, pendant un moment, l’empêche de demander l’asile aux moines. Tout feu tout flamme dans le duo avec le Padre guardiano, elle déploie un chant syllabique saisissant lorsqu’elle croit essuyer un refus. L’hymne à la paix de l’épilogue étant enfin un festival de variations de couleurs. Très bien assortie à la fermeté de son complice, dans le duo de la fuite, à l’acte I, son intonation s’épanouit enfin dans une scène de la mort où l’entente vocale donne davantage d’élan au frère supérieur d’Alexander Vinogradov. En prise de rôle, il pâlissait quelque peu face à l’impétuosité de la jeune femme lui demandant sa protection. Fâché par moments avec la justesse, il acquiert déjà plus d’épaisseur dans le duo avec le Fra Melitone de Marco Filippo Romano, au volume non négligeable et dont la bonne allure à l’acte II trouve sa confirmation dans le tableau du campement, à l’acte III, puis lors de la distribution de la soupe. Le soin que le baryton italien apporte notamment à l’articulation de son personnage l’éloigne résolument de la caricature que l’on en fait habituellement.
Lui aussi en prise de rôle, Fabrizio Beggi incarne un Calatrava déjà vieillissant, répondant sans doute aux besoins du contexte. Tandis que Marcela Rahal personnifie une Curra idiomatique. Une riche chevelure rousse et une indéniable présence scénique, suffisent-elles à donner vie à Preziosilla ? Débutant à la Scala, Vasilisa Berzhanskaya afflige sa jeune tzigane d’un legato assez laborieux et d’évidentes limites dans l’aigu, proche parfois du cri. Une certaine tension dans le haut du registre ne sonne pas toujours très élégante au détriment même de l’élocution, ce qui se renouvelle dans le « Rataplan » de l’acte III, malgré une progression sensible. Carlo Bosi se confirmant un Trabuco de bonne école.
Toutes les guerres
Comme le rappelle le réalisateur Leo Muscato dans le programme de salle, cette multitude de personnages est quelque peu la projection du genre humain à toute époque. Surmontant constamment la scène, un cercle lumineux symbolise visiblement la roue du destin, relayée par un puits de lumière cylindrique, tour à tour, maître-autel, grotte ou montagne (décors de Federica Parolini). Du XVIIIe siècle du prologue, nous passons à un conflit de tranchée évoquant résolument la Première Guerre mondiale, puis à un quartier délabré qui pourrait ressembler à une ville de la bande de Gaza ou d’Ukraine de nos jours. En effet, il s’agit d’évoquer toutes les guerres, dont toutes « les guerres oubliées ». C’est ainsi que le premier tableau ouvre sur le lit-bateau de la chambre d’une Leonora en tenue de voyage (costumes de Silvia Aymonino), Curra remplissant une malle, ce qui atteint la vraisemblance de l’ignorance de Calatrava quant au projet de départ de sa fille. Des rochers et une grotte annoncent déjà le destin de recluse de cette dernière, ainsi que les bougies pointant du sol. Carlo assiste à la scène dans un uniforme qui donne à Ludovic Tézier une allure d’adolescent. Il revient d’ailleurs après le coup de feu et aperçoit les deux fuyards. Il faut donc croire qu’il ne voit Alvaro que de dos, afin de rendre plausible leurs retrouvailles manquées à l’acte III. Le plateau tournant laisse apparaître le père en méditation, deux hommes en armes, Curra, figés tels des porcelaines de Capodimonte ou de Meissen. Une forêt sert la séparation des deux promis, Leonora se déguisant alors en soldat, après l’accident mortel. Un pertuis en ogive plutôt délabré et une statue de la Vierge recréent l’accès au monastère, avant le majestueux tableau de l’entrée de l’héroïne en religion, éclairé par de nombreuses bougies. Nous y reviendrons à l’acte IV, Leonora se dressant enfin dans une lumière blanche (Alessandro Verazzi) en guise de Vierge des Anges dont l’effigie a été brisée.
Comme dans une épopée
Si nos sources sont bonnes, c’est la première fois que Riccardo Chailly dirige le chef-d’œuvre de Verdi, revenant au bercail après une absence de plus de vingt-quatre ans. Dès la célébrissime ouverture, il impose un rythme alerte à son orchestre, sans toutefois renoncer à un travail d’orfèvre, mettant notamment en relief des vents qui sonnent presque inédits – quel bonheur lorsqu’ils accompagnent la cabalette de Carlo !!! – et les volutes des cordes hallucinées du refrain du destin. Le chef italien mène ainsi sa phalange comme dans une épopée, notamment pour la pantomime de la bataille à l’acte III et jusque dans la mort du frère et de la sœur, admirablement servies par les cuivres. Les chœurs de la maison sont tirés au cordeau, comme d’accoutumée, tantôt recueillis (« La vergine degli angeli »), tantôt nostalgiques (« a nostre case vogliam tornar »), tantôt jouissifs dans les cadences de la folie de la guerre (« Nella guerra è la follia »).
Puisque la présence d’Anna Netrebko semble désormais indissociable de toute ouverture de saison scaligère, après Giovanna d’Arco, Macbeth, Don Carlo et maintenant La forza del destino, à ce stade de sa carrière, prenons-nous à rêver de la Duchesse Hélène des Vêpres siciliennes – pourquoi pas dans l’original français ? –, d’Amelia d’Un ballo in maschera et de Desdemona, des rôles que cette interprète absolue n’a pas encore inscrits à son répertoire. Le public lui en serait certainement très reconnaissant !!!
Ovation finale bien méritée pour tous les artistes !!!
Il marchese di Calatrava : Fabrizio Beggi
Donna Leonora : Anna Netrebko
Don Carlo di Vargas : Ludovic Tézier
Don Alvaro : Luciano Ganci
Preziosilla : Vasilisa Berzhanskaya
Padre guardiano : Alexander Vinogradov
Fra Melitone : Marco Filippo Romano
Curra : Marcela Rahal
Un alcade : Huanhong Li
Mastro Trabuco : Carlo Bosi
Un chirurgo : Xhieldo Hyseni
Orchestra e Coro del Teatro alla Scala, dir. Riccardo Chailly et Alberto Malazzi
Mise en scène : Leo Muscato
Décors : Federica Parolini
Costumes : Silvia Aymonino
Lumières : Alessandro Verazzi
Chorégraphie : Michela Lucenti
La forza del destino
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave et Antonio Ghislanzoni, créé au Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg le 10 novembre 1862 (dans la version du Teatro alla Scala de Milan du 27 février 1869).
Milan, Teatro alla Scala, représentation du lundi 16 décembre 2024.