Le Chanteur de Mexico, Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, 20 décembre 2024.
De mémoire de mélomane lorrain, on n’avait pas vu sur scène – ni à Metz, ni à Nancy – une opérette de Francis Lopez depuis des lustres ! Alors que l’Opéra national de Lorraine a fait le choix de fêter Noël en présentant une Cenerentola accommodée à la sauce vampire, Paul-Émile Fourny assume de remettre à l’affiche le plus gros succès lyrique des années 1950 dans la grande tradition des spectacles familiaux de fin d’année.
Comme au bon vieux temps du Châtelet
Chaque année, les directeurs de maisons d’opéra sont confrontés à la même difficulté : en dehors de Jacques Offenbach et de Franz Lehár, quel titre pourrait bien s’inscrire dans l’esprit de Noël, attirer un public familial et garantir en même temps un taux de remplissage maximal du théâtre ? Pour résoudre la quadrature du cercle, l’Opéra national de Lorraine a fait le choix, ces dernières années, de puiser dans le répertoire italien buffa de l’ottocento, non sans un certain succès.
Pour se démarquer de son voisin et diversifier l’offre musicale de cette fin décembre en Lorraine, Paul-Émile Fourny a opté pour Le Chanteur de Mexico, partition éclaboussée de soleil et précédée de la réputation d’avoir tenu plus de 900 représentations consécutives au théâtre du Châtelet aux beaux jours (comme le temps passe !) de la IVème République. Mais qui osera prétendre qu’afficher aujourd’hui Le Chanteur de Mexico est une solution de facilité ? Si grimer le premier ténor venu en ersatz de Luis Mariano était la garantie du succès, on entendrait plus fréquemment la musique de Francis Lopez et les directeurs seraient moins frileux à la programmer…
Ce répertoire léger a malheureusement acquis, au fil des années, une image ringarde qui a la vie dure, et même le théâtre du Châtelet n’est pas vraiment parvenu à imposer Le Chanteur de Mexico dans le cœur du public parisien lorsqu’il l’a reprogrammé au début des années 2000 avec une débauche de moyens pourtant conséquents. Le beau succès de l’album consacré par Roberto Alagna au répertoire de Luis Mariano paru en 2006 chez le très sérieux label Deutsche Grammophon témoigne cependant que le public ne boude pas définitivement les mélodies légères de Francis Lopez, et c’est probablement ce qui a décidé l’opéra de Metz à proposer, contre tous les parangons du bon goût musical, une nouvelle production du Chanteur de Mexico.
L’excellent accueil que le public messin vient de réserver à ce spectacle de fin d’année tient d’abord au sérieux et au soin avec lequel Paul-Émile Fourny a abordé ce projet en y engageant toutes les forces vives de l’Opéra-Théâtre ! Décorateurs, costumiers, corps de ballets, choristes, cheffe de chant et chorégraphe, tous ont mis les bouchées doubles et ont relevé la gageure de créer de toute pièce une production inédite sans lésiner sur aucun moyen ni jamais se prendre trop au sérieux. Ainsi est né un spectacle chatoyant, coloré comme une toile de Frida Kahlo et revigorant comme une tribulation en Amérique latine.
Nul besoin d’avoir vu le film de Richard Pottier sorti en 1956 avec Luis Mariano, Bourvil et Annie Cordy pour apprécier ce Chanteur de Mexico : d’une opérette à l’intrigue aussi brouillonne que décousue, Paul-Émile Fourny réussit à faire le making-off d’un tournage et transpose – comme au Châtelet avant lui – l’intrigue sur un plateau de cinéma des années 1950. En évacuant le folklore basque du début du premier acte et en traitant le personnage caricatural de Tornada en héroïne de comédie musicale, la mise en scène du spectacle messin resserre le muscle du drame et permet d’enchainer les tableaux avec la fluidité des fondus enchainés du générique mythique du Cinéma de minuit de notre enfance.
Tout concourt donc à faire de cette production the place to be pour s’amuser en cette fin d’année morose : les toiles peintes du décorateur colombien Hernán Peñuela sont un régal pour les yeux, le vestiaire de 200 costumes imaginés par Giovanna Fiorentini décline aussi bien la mode féminine de l’immédiat après-guerre que le folklore mexicain, et les chorégraphies de Graham Erhardt-Kotowich habitent le plateau du début à la fin du spectacle sans jamais voler la vedette aux protagonistes de l’histoire. Il découle de toutes ces trouvailles un kitsch roboratif et un sentiment de plaisir contagieux qui connecte la salle et le plateau dès le lever du rideau.
Parmi les trouvailles de Paul-Émile Fourny – et sans rien divulgâcher d’un spectacle impossible à résumer – on retiendra un intermède onirique peuplé de sombreros, et plusieurs citations musicales de Tosca et de La Rondine, qui tissent un lien entre le Chanteur de Mexico et le début de la saison messine essentiellement consacré à Puccini. La mise en abyme de l’intrigue permet elle-aussi quelques jolies trouvailles comiques, comme les personnages de l’assistante du réalisateur, inséparable de son mégaphone, du clapman bègue, sans oublier les candidats du casting improvisé pour suppléer au pied levé la défection d’un comédien ! Voir recaler Elvis Presley et le jeune Luis Mariano est absolument jubilatoire.
Le chanteur de Metz y Co
Sur le plateau, la distribution composée par Paul-Émile Fourny a la connivence et l’énergie collective d’une véritable troupe. Le plaisir à jouer ensemble transcende la hiérarchie des rôles et vaut à chaque artiste les mêmes ovations au moment du rideau final.
Accepter d’endosser le rôle de Vincent Etchebar dans une nouvelle production du Chanteur de Mexico, c’est évidemment courir le risque d’être mis en comparaison avec Luis Mariano dont l’immense majorité du public a dans la tête le timbre solaire, la pointe d’accent castillan et la silhouette d’hidalgo. Amadi Lagha a le panache de relever ce défi et force est de reconnaître qu’il compose un personnage attachant, moins séducteur que son devancier mais d’un format vocal incontestablement plus étoffé – encore que Luis Mariano ait laissé quelques enregistrements passionnants d’extraits de Tosca. Gâté par Francis Lopez d’un nombre conséquent de mélodies toutes plus chantantes les unes que les autres, l’artiste franco-tunisien prend un plaisir manifeste à mettre son joli timbre de ténor lyrique au service de « Quand on voit Paris d’en haut », « Maïtechu » et « Rossignol de mes amours » qu’il interprète avec aisance, sans forcer la puissance de son instrument. Lorsqu’à la fin du premier acte survient le tube « Mexico », on attend évidemment avec fébrilité les trilles aiguës du célébrissime « Mexiiiiiiico » et force est d’avouer que la voix de tête d’Amadi Lagha déçoit d’abord un peu par sa projection limitée. On est cependant très vite rassuré par l’adéquation de l’artiste avec son personnage charismatique lorsque, d’une voix de poitrine parfaitement contrôlée, il conclut l’aria d’un contre-ut puissant et tenu pendant d’interminables secondes. Au deuxième acte, « Acapulco » est incontestablement la chanson qui convient le mieux à Amadi Lagha : son timbre chaud y prend des couleurs mordorées et le rythme chaloupé de la mélodie composée par Francis Lopez lui permet de faire valoir le velours et le legato d’une voix extrêmement phonogénique.
Perrine Madoeuf est l’une des chanteuses les plus éclectiques qui soient, l’une des rares aujourd’hui à accorder au repertoire dit « léger » la même attention qu’aux classiques (elle fut il y a quelques semaines Violetta Valéry à Grenoble pour Jérémie Rhorer, avant le concert parisien de la Philharmonie). Elle est sur la scène de l’opéra de Metz comme en son jardin : ces dernières années, on l’y a entendue chanter Rossini et Puccini avec le même engagement scénique et le même succès public. Avec Eva Marchal, starlette capricieuse à l’égo surdimensionné, elle ajoute à son répertoire un nouveau rôle qui lui permet de cabotiner tout en délivrant un chant précis et rigoureux. La valse du premier acte « Capricieuse, orgueilleuse », qu’elle interprète vêtue d’un fourreau pailleté digne de Maryline Monroe, est vocalement plus périlleuse qu’il n’y parait, mais elle en enjambe toutes les chausse-trappes avec un aplomb et un abattage qui lui gagnent immédiatement la sympathie du public. La diction est parfaite, les aigus sont percutants et la solidité du medium lui permet de dessiner d’Eva un portrait vocal plus complexe que celui de la divette auquel son personnage est ordinairement réduit.
La prestation de Régis Mengus en Bilou n’appelle elle-aussi que les compliments, au point qu’on en vient à regretter que Francis Lopez n’ait pas composé pour ce personnage – qui disparait quasiment dans la seconde partie du spectacle – quelques pages de musique supplémentaires… Le duo « Quand on est deux amis » qu’il partage avec Amadi Lagha est l’occasion pour Régis Mengus de déployer un beau timbre de baryton presque surdimensionné pour ce rôle de frère de lait un peu benêt, mais l’esprit de troupe est tel que l’artiste ne se départit jamais d’un immense sourire qui lui barre le visage et illumine chacun des tableaux auxquels il participe. Pour qui a encore en mémoire l’excellent Onéguine qu’il fut à Marseille il y a quelques années, l’impatience est grande de retrouver Régis Mengus sur la scène messine dans un rôle plus étoffé.
Déjà entendue à Metz cette saison dans le petit rôle d’Yvette de La Rondine, Apolline Hachler a la lourde tâche de succéder à Annie Cordy dans le rôle de la parigote Cricri, secrètement éprise du chanteur de Mexico. Promu assistante de l’impresario Cartoni, son personnage gagne en épaisseur dramatique par rapport à la version originale de la partition, et Apolline Hachler réussit à faire de ce garçon-manqué une amoureuse fragile et délicate. Son premier air « Et voilà comment » témoigne d’une familiarité rafraichissante de l’interprète avec le répertoire léger du début du XXe siècle, mais c’est au second acte, dans « Ça me fait quelque chose », qu’elle chante seule devant le rideau baissé, le projecteur de poursuite braqué sur elle, qu’Apolline Hachler touche le plus directement le cœur des spectateurs. Dépouillée de tout artifice, la jeune soprano parisienne livre un chant d’une pureté angélique, son timbre cristallin épousant parfaitement les tourments de l’âme de Cricri confrontée aux affres de la jalousie. La qualité d’écoute du public dit alors autant que les applaudissements le prix de ce petit moment de grâce.
Gilles Vajou compose enfin un Cartoni burlesque, plus comédien que chanteur, dans la pure tradition de l’opérette française. À l’instar de tout le reste du casting, le comédien est toujours rigoureusement juste et témoigne de la précision avec laquelle Paul-Émile Fourny est parvenu à régler la mécanique horlogère de ce Chanteur à grand spectacle.
Abondamment sollicité dans plusieurs tableaux de foule, le chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz ne boude pas son plaisir et démontre une belle homogénéité de l’ensemble des pupitres.
En fosse, les musiciens de l’Orchestre national de Metz Grand Est délivrent une prestation survitaminée et ne s’économisent pas sous la baguette du jeune Victor Rouanet, qui est la révélation musicale de ce Chanteur de Mexico. Le poignet ferme et la battue rigoureuse, cet élève d’Alain Altinoglu et d’Alexandre Piquion au Conservatoire national de musique et de danse de Paris empoigne à bras-le-corps une partition légère pour en livrer une interprétation à la fois méticuleuse et fiévreuse. Conscient que c’est en abordant avec rigueur l’écriture de Francis Lopez qu’il réussira le mieux à en restituer toute la fantaisie, Victor Rouanet cisèle chacun des motifs orchestraux, veille à l’équilibre des pupitres et réussit à trouver un son à la fois old-school et diablement séduisant. Sous sa baguette, les rythmes de cha-cha, de rumba et de paso doble dont la partition est pimentée se déploient avec une science qui donne à entendre que Lopez est indubitablement l’ultime avatar d’une tradition de l’opérette française qui court d’Offenbach à Henri Christiné et Maurice Yvain en passant par Léo Delibes. Une telle maturité de la direction d’orchestre à un âge aussi tendre et avec une partition aussi casse-gueule force l’admiration au point qu’on est déjà très impatient de réentendre Victor Rouanet dans la fosse messine !
L’explosion d’enthousiasme qui conclut le spectacle au moment des saluts fait passer dans tout le théâtre une bouffée délirante. Après que toute la troupe a repris cinq fois le finale à l’unisson du public et que des « Merci ! » spontanés soient criés depuis le balcon à l’adresse des artistes, Victor Rouanet rejoint la fosse d’orchestre et fait redonner l’ouverture[1] tandis que le public s’attarde dans le théâtre et peine à s’arracher à l’euphorie de cette soirée de Première.
L’Opéra-Théâtre de Metz donne encore deux représentations de ce Chanteur de Mexico le soir de la Saint-Sylvestre et le jour de l’An : on peut sans risque supposer que l’atmosphère y sera à la fête.
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[1] Pierre Bougnotteau nous signale que « ce n’est pas l’ouverture qui est rejouée rideau baissée à la fin du spectacle, mais, dans la grande tradition de l’opérette et de la comédie musicale, une musique de sortie, morceau spécialement composé pour accompagner la sortie du public ». Merci à lui pour cette précision !
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En juillet 2020, Perrine Madoeuf accordait une interview à Première Loge Opéra : retrouvez-la ici !
Vincent Etchebar : Amadi Lagha
Eva Marchal / Tornada : Perrine Madoeuf
Bilou: Régis Mengus
Cricri: Apolline Hachler
Cartoni: Gilles Vajou
Le réalisateur: Hadrian Levêque Di Savona
L’assistante réalisatrice : Charlène François
Marita : Noah Vannei
La reine du Dia de Muertos / le mime : Umberto Rosichetti
Tizoc : Jean-Marc Guerrero
Un candidat, Elvis Presley : Freddy Morcq
Un candidat, Monsieur Olivé: Ronan Meyblum
Un candidat, Monsieur Longué : Hervé Mathieu
La cheffe de chœur : Nathalie Marmeuse
Le pianiste : Sergey Volyuzhskiy
Le chorégraphe : Graham Erhardt-Kotowich
Le clapman : Florent Mayolet
Orchestre national de Metz Grand Est, dir. Victor Rouanet
Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, dir. Nathalie Marmeuse
Ballet de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, dir. Laurence Bolsigner-May
Maîtresse de ballet : Maud Wachter
Mise en scène : Paul-Émile Fourny alias Pablo Proporciona
Chorégraphie : Graham Erhardt-Kotowich
Décors: Hernán Peñuela
Costumes : Giovanna Fiorentini
Lumières : Patrick Méeüs
Chef de chant : Silvia Magagni
Assistante à la mise en scène : Noah Vannei
Le Chanteur de Mexico
Opérette à grand spectacle en deux actes et vingt tableaux de Francis Lopez, livret de Félix Gandéra et Raymond Vincy, couplets de Raymond Vincy et Henri Wernert, créée au Théâtre du Châtelet à Paris le 15 décembre 1951. Nouvelle adaptation de Paul-Émile Fourny, Pénélope Bergeret et Gilles Vajou.
Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, représentation du vendredi 20 décembre 2024.