La traviata à Angers-Nantes Opéra : Germont père & fils privés du droit au repentir
La découverte d’une nouvelle Violetta
Alors que le budget alloué à la culture dans la Région des Pays de la Loire vient d’être très durement impacté par des restrictions sans précédent (une baisse d’environ 75% a été décidée par Christelle Morançais, présidente du conseil régional) et que l’avenir des institutions culturelles apparaît en ce contexte pour le moins incertain, cette soirée de première était particulièrement émouvante, et le public est venu nombreux applaudir le chef-d’œuvre de Verdi dirigé par Laurent Campellone et donné dans une mise en scène signée Silvia Paoli.
Après Marta Torbidoni, superbe Luisa Miller en mars 2023, Angers-Nantes Opéra nous permet de nouveau de découvrir une soprano italienne : Maria Novella Malfatti, qui chante ici sa première Traviata. Quand Violetta ouvre la bouche (« Flora, amici… »), on est surpris par la rondeur et la chaleur d’un timbre assez fermement ancré dans le grave : de toute évidence, cette traviata ne serait pas un soprano léger mécanique dépourvu d’âme ! On s’interroge cependant : la chanteuse disposera-t-elle des aigus qui émaillent le « Sempre libera » ? Surprise : non seulement ces aigus sont émis avec facilité, y compris dans la nuance piano, mais Maria Novella Malfatti couronne même la cabalette du contre-mi bémol, non-écrit mais assez attendu par le public. L’ampleur de la voix lui permet en outre de rendre justice aux élans lyriques et dramatiques sur lesquels achoppent certaines chanteuses (« Amami, Alfredo ! », « Gran Dio, morir sì giovine »). S’il manque quelque chose à cette Violetta, ce serait peut-être une virtuosité plus assurée pour le premier acte, et surtout la capacité à donner à son chant l’indispensable fragilité, voire la fêlure (au dernier acte, mais aussi dans le « Alfredo, di questo cor » qui clôt l’acte II) sans lesquelles le personnage ne peut pleinement émouvoir. Il s’agit cependant d’une artiste dont on suivra la carrière avec intérêt.
De l’intérêt de mettre « de la nuance avant [et en] toute chose »…
Autour d’elle évolue une belle équipe de chanteurs : Dionysios Sourbis est un Germont un peu « raide » vocalement dans ses premières interventions (mais cela convient bien à la conception du personnage, absolument « monolithique », voulue par la metteuse en scène) ; le baryton parvient cependant à « arrondir les angles » pour le cantabile d’un « Di Provenza » de bonne tenue. Giulio Pelligra met un peu de temps à prendre ses marques (il ne sous a pas semblé au mieux de sa forme : peut-être était-il légèrement souffrant ?), mais il gagne en assurance au fil du second acte et campe in fine un Alfredo attachant malgré le rôle détestable qu’on lui fait jouer. Des comprimari, tous parfaitement impliqués, se distinguent tout particulièrement Aurore Ugolin, qui donne à Flora un relief inaccoutumé, le Marquis d’Obigny de Stavros Mantis, déjà très remarqué en octobre dernier dans Il piccolo Marat, ou encore le Docteur très noble de Jean-Vincent Blot, ici sous-employé et à qui il serait temps, après ses derniers succès (sur cette même scène, à Orange ou à Metz) de confier des emplois plus importants !
Laurent Campellone dirige un orchestre et des chœurs maison en très bonne forme, avec un souci des couleurs, du contraste, de la tension dramatique louable et efficace, en dépit de choix musicaux quelque peu hybrides : la version entendue ce soir se situe entre les versions dites « traditionnelles », avec les coupures auxquelles nous sommes habitués (ni « Ah, fors’è lui », ni « Addio, del passato » ne comportent de reprise ; la cabalette de Germont est supprimée ; le dernier acte fait l’objet de toutes les coupures imposées depuis longtemps par la tradition) ; il y a quelques (menues) coupures supplémentaires (la scène au cours de laquelle Violetta confie à Annina sa lettre pour Flora) ; en revanche, Alfredo conserve sa cabalette, mais… dépourvue de sa reprise.
Reste l’aspect visuel d’un spectacle conçu par une équipe intégralement féminine (à l’exception du chorégraphe Emmanuele Rosa) et italienne – et qui ne nous a pas pleinement convaincu. Il est certes difficile de faire du nouveau avec Traviata, un des ouvrages de Verdi les plus célèbres et les plus souvent mis en scène. Mais ici, plusieurs idées donnent un sentiment de déjà vu : les inévitables hommes grimés en ballerines (l’un des « tics » les plus en vue du moment sur les scènes lyriques) ; Violetta et sa poupée à l’acte I ; l’inversion des sexes lors de la fête chez Flora (n’avait-on pas déjà des hommes habillés en bohémiennes dans la mise en scène de Benoît Jacquot il y a onze ans ?) ; Violetta mourant seule, abandonnée de tous…
Le spectacle comporte certes quelques images fortes : le prélude est une réussite (une danseuse interprétant le rôle de Violetta danse devant une rangée d’hommes, hautains, méprisants, insensibles) ; les premières interventions de Germont (de même que son apparition chez Flora), entrecoupées de silences glaçants, impressionnent… Mais on est gêné par l’absence absolue de nuances ou de zones d’ombre dans cette lecture pour le moins univoque : dans le souci très louable de dénoncer une fois encore les violences faites aux femmes et la monstruosité des hommes (ou de certains hommes), Silvia Paoli refuse absolument à tout personnage masculin la moindre parcelle d’humanité, le moindre sentiment, la moindre capacité à être ému, touché, à se tromper, à le reconnaître, à se repentir, à s’en vouloir, à souffrir, à aimer. Tous sont de purs salauds, y compris le médecin, dont la belle scène empreinte d’émotion , au dernier acte, se change en une visite froide, dénuée de toute empathie : Grenvil ne regarde pas la malade – sauf avec dégoût (c’est tout juste s’il ne se bouche pas le nez en la voyant) mais observe simplement la chambre de Violetta avec curiosité avant de lancer froidement à la pauvre Annina que sa maîtresse n’en a plus que pour quelques heures : si le sort de la malade indiffère à ce point Grenvil, que vient-il donc la visiter ?… Heureusement, la pauvre Violetta peut compter sur un peu de sororité auprès de sa fidèle Annina, qui griffonne à la va-vite une lettre qu’elle signe du nom Germont, car les Germont père et fils sont bien soulagés d’être débarrassés de Violetta et, bien-sûr, ne reviennent pas l’assister dans ses derniers moments.
On est très loin de la lecture pleine de nuances et de subtilité proposée – par des moyens exclusivement musicaux puisqu’il s’agissait d’un concert – il y a quelques semaines par Jérémie Rhorer et le baryton Ariunbaatar Ganbaatar. Derrière l’autoritarisme de Germont père pointait en effet, en filigrane, une étonnante humanité qui nous amenait à réinterroger l’œuvre : plus encore que le patriarcat et le machisme, Verdi, dans cet opéra, ne dénonce-t-il pas la morale petite-bourgeoise étriquée, le poids des codes sociaux et religieux interdisant à deux êtres, quels qu’ils soient, de s’aimer librement ? Germont père n’est-il pas, en quelque sorte, victime lui-même de ce système de pensée ? Traviata n’est-elle pas aussi, in fine, le récit d’une prise de conscience lente, douloureuse, par les hommes non seulement de ce qu’ils font subir aux femmes mais aussi du rôle dans lequel le carcan de la société les enferme ? Lecture humaniste, optimiste, orientée vers un espoir… qui est ici absolument, définitivement interdit. Peu importe que, après son geste abject envers Violetta lors de la fête chez Flora, Alfredo soit submergé par la honte ; peu importe qu’il noie son propre père sous les reproches devant Violetta agonisante ; peu importe que Verdi fasse chanter au ténor (« Parigi, o cara ») des phrases d’une tendresse infinie, que Germont père s’auto-flagelle ; peu importe qu’il y ait eu, dans l’Histoire, un Giuseppe capable d’aimer sa Giuseppina envers et contre tout, toutes et tous ; ou un homme, Alphonse Perregaux, sincèrement épris de la courtisane Alphonsine Plessis et capable de braver la bien-pensance pour l’épouser et continuer de l’aimer en dépit de ses innombrables infidélités ; un autre homme, le comte Aguado, capable de s’opposer fermement à la saisie des biens d’Alphonsine mourante et d’empêcher ainsi les huissiers de faire leur triste besogne en réglant lui-même les sommes dues par la jeune femme… Ici, dans le spectacle de Silvia Paoli, les hommes, tous les hommes, sont et restent définitivement des salauds. Une lecture aussi entière et aussi peu nuancée, même pétrie des meilleures intentions, ne finit-elle pas par nuire quelque peu à la cause qu’elle souhaiterait servir ?…
Violetta Valéry : Maria Novella Malfatti
Flora Bervoix : Aurore Ugolin
Annina : Marie-Bénédicte Souquet
Alfredo Germont : Giulio Pelligra
Giorgio Germont : Dionysios Sourbis
Gastone, vicomte de Létorières : Carlos Natale
Baron Douphol : Gagik Vardanyan
Marquis d’Obigny : Stavros Mantis
Docteur Grenvil : Jean-Vincent Blot
Orchestre National des Pays de la Loire, dir. Laurent Campellone
Chœur d’Angers Nantes Opéra, dir. Xavier Ribes
Mise en scène : Silvia Paoli
Chorégraphie : Emanuele Rosa
Scénographie : Lisetta Buccellato
Costumes : Valeria Donata Bettella
Lumières : Fiammetta Baldisseri
Dramaturgie : Baudouin Woehl
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Nantes, Théâtre Graslin, représentation du mardi 14 janvier 2025.