Les Contes d’Hoffmann en thérapie à l’Opéra du Rhin

Les Contes d’Hoffmann, Opéra de Strasbourg, 20 janvier 2025.

La nouvelle production des Contes d’Hoffmann à l’Opéra du Rhin renouvelle l’imaginaire romantique de cet « opéra fantastique ». En rénovant les dialogues entre la Muse et Hoffmann, la mise en scène de Lotte de Beer met en déroute la quête répétée du désir masculin sans cependant trahir le mystère du geste créateur. La superbe réalisation musicale est plébiscitée par le public.

Mettre en déroute la quête du poète amoureux

Chant du cygne d’Offenbach, Les Contes d’Hoffmann (1881, Opéra-Comique) auront une postérité féconde, en dépit du champ de bataille éditorial de ses versions (13), achevées par Ernest Guiraud et le fils d’Offenbach dans un premier temps, puis reconstituées par les musicologues. La dramaturgie de Lotte de Beer (directrice artistique de la Volksoper de Vienne) propose une relecture du livret de Jules Barbier qui revisite quatre contes d’E.T.A. Hoffmann. Il s’agit de plonger dans la psyché du héros poète, non seulement par le déroulement musical (depuis l’édition actuelle de J.-C. Keck), mais également par la récriture d’un dialogue extériorisé entre Hoffmann et sa conscience artistique, la Muse. L’atout réside dans le questionnement du héros, objet et sujet, par son alter ego devenue une thérapeute contemporaine. En sus, celle-ci établit une connivence entre le public et son action, clé de compréhension utile aux nouveaux publics face à la complexité narrative. Une vision éloignée de celle présentée à travers le prisme du 7e art (par K. Warlikowski) à la Monnaie en 2020.

Prise à bras-le-corps, la quadruple narration des contes s’arrime à un cadre unique de scène, propre à camper le passage du réel familier vers le fantastique ou l’onirique (les récits d’Hoffmann). Ce cadre scénique, espace intime au papier peint « bourgeois », se réduit dans une focale serrée vers le rideau de fond de scène, susceptible de s’animer pour l’entrée d’acolytes. Devant, l’espace neutre du manteau de scène accueille le tandem Hoffmann/ Muse lors de leur dialogue contemporain. Tandis que la lumière sculpte le cadre (Alex Brok), notamment lors de saisissants tableaux collectifs (la débauche des buveurs), des accessoires référentiels transitent entre les univers : le cabaret des buveurs (1er acte et épilogue), l’atelier du physicien Spalanzani (2e acte), le salon d’Antonia (3e acte) et l’appartement vénitien de la courtisane Giuletta (4e acte). La plupart de ces accessoires (Christof Hetzer) accusent des échelles diverses de grandeur, propres à suggérer l’onirisme des Contes-cauchemars et leur enchâssement dans l’opéra, soit les chaises de café, la poupée automate, les cadres de tableau sans peinture, franchis par des personnages passe-muraille. Avec l’adaptation du conte Reflet de miroir (acte de Giuletta), le fantastique s’étend jusqu’à la duplication des clones d’Hoffmann (choristes masculins), piégés par le collectionneur Dapertutto. Ce processus traduit-il le narcissisme du patient, englué dans les stéréotypes d’amours contrariées ? A contrario, la chosification de la poupée Olympia[1] est astucieusement déconstruite par la distinction établie entre l’automate géante sur scène et le corps réel de la chanteuse à vocalises. Une présence qu’ignore Hoffmann, prisonnier d’un désir fétichiste.

Toutefois, le talon d’Achille de cette production réside dans la réduction de la partition (coupures drastiques), un probable contrepoids à l’allongement des dialogues réécrits (Peter te Nuyl). Leur didactisme bienvenu, parfois empreint de prêchi-prêcha, aurait pu s’alléger au bénéfice de l’exhaustivité de la musique. Car celle-ci prolonge avec ambition la veine romantique du compositeur des Rheinnixen (Les fées du Rhin[2]) ou de Fantasio, tournant le dos à la légèreté virevoltante d’une centaine d’opérettes !

Entre Muse, poupée, courtisane et incarnations du diable, où est Hoffmann ?

Si cette dramaturgie a le mérite d’unifier la narration des femmes désirées par Hoffmann, quelle place occupe le héros ? Dépossédé de ses choix par l’acharnement du Malin (Coppélius, Dr Miracle, Dapertutto), autant que par les injonctions de sa Muse thérapeute, Hoffmann peine à exister. Jouet de l’une et de l’autre, comme de ses démons intérieurs, le ténor Attilio Glaser (Deutsche Oper de Berlin) devient un personnage en quête d’identité …  mais pas de vocalité ! Le lyrisme des airs iconiques (« O Dieu de quelle ivresse ») succède à la parfaite diction des couplets sautillants dans la Chanson de Kleinzach. Sa partenaire, la mezzo soprano Floriane Hasler (la Muse) exploite avec naturel son emploi surdimensionné, aussi sincère dans son rôle parlé de thérapeute que dans celui vocal de dédoublement de l’artiste (Nicklause). Grave et médium affirmés, legato sur le souffle (duo de la Barcarolle), elle traverse les quatre univers en toute visibilité, dans le cadre scénique ou à l’extérieur. Le baryton-basse Jean-Sébastien Bou (Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto) se glisse sarcastiquement dans toutes les incarnations diaboliques : vieillard Coppélius grotesque, inquiétant docteur Miracle, Dapertutto manipulateur. Son mordant vocal tutoie cette galerie de rôles avec une impressionnante diversité de facettes (« Scintille, diamant »). Sollicitée pour incarner « trois femmes dans la même femme » (propos d’Hoffmann), la soprano néerlandaise Lenneke Ruiten (Olympia, Antonia, Giulietta) a leur beauté et la maîtrise d’une soprano lyrique. Elle se métamorphose au gré d’une débauche de costumes (Jorine van Beek) du plus au moins couvert. Cependant, l’emploi de colorature lui sied moins (dureté des aigus dans Olympia) que la touchante sincérité amoureuse d’Antonia (« Elle a fui la tourterelle ») ou le sadisme performant de la courtisane Giuletta. Solide baryton-basse, Marc Barrard (Luther, Crespel) se prête à la confrontation avec le maléfique Dapertutto lors de l’intense trio du 4e acte. La mezzo Bernadette Johns (voix de la mère d’Antonia) impose une présence tragique en voix d’outre-tombe. Habile à endosser les rôles demi-bouffes, le jeune ténor Raphaël Brémard détaille finement chaque intervention ou chaque couplet de Frantz. Les comprimari dynamisent la brièveté de leurs interventions par d’intrinsèques qualités vocales, tant le jeune baryton-basse Pierre Gennaï (Hermann, Schlémil) que Pierre Romainville (Nathanaël, Spalanzani), tous deux en troupe de l’Opéra studio de l’OnR.

Pierre Dumoussaud conduit l’Orchestre de l’Opéra du Rhin sur les registres contrastés du charme ou de la grandiloquence, tout en faisant miroiter la circulation envoutante de mélodies du souvenir, de la Chanson d’amour jusqu’à la Barcarolle. Mention spéciale aux solistes violoncelle et violon pour l’élégance de leurs soli, ainsi qu’au harpiste pour l’accompagnement expressif des romances « Gounodiennes ». Si la coordination avec le plateau est de qualité, celle avec le Chœur de l’Opéra du Rhin (préparé par Hendrik Haas) est optimale. D’autant que la mobilité de leur jeu n’obère ni la connexion (acte de la taverne) ni l’onctuosité du chœur final, initié a cappella.

Au total, une belle revanche des Contes d’Hoffmann dans le giron formel de l’opéra-comique (parlé et chanté), sous la vision féministe d’une Alice scrutant les rêves. Ce spectacle recueille un immense succès le soir de première.

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[1] Signalons l’opéra-comique La Poupée de Nüremberg d’A. Adam (1852), qui précède l’exploitation de ce conte d’Hoffmann (L’Homme au sable).

[2] D’où la version initiale de la Barcarolle (rhénane) est issue !

Pour aller plus loin …

Les artistes
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Hoffmann : Attilio Glaser
Olympia, Antonia, Giulietta, Stella : Lenneke Ruiten
Nicklausse, la Muse : Floriane Hasler
Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto : Jean-Sébastien Bou
Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio : Raphaël Brémard 
Crespel, Luther : Marc Barrard
Nathanaël, Spalanzani : Pierre Romainville
La Mère : Bernadette Johns
Hermann, Schlémil : Pierre Gennaï

Orchestre et Chœur de l’Opéra du Rhin, dir. Pierre Dumoussaud
Chef du Chœur de l’Opéra du Rhin : Hendrik Haas
Mise en scène : Lotte de Beer
Décor : Christof Hetzer
Costumes : Jorine van Beek
Lumières : Alex Brok
Récriture des dialogues et dramaturgie : Peter Te Nuyl

Le programme

Les Contes d’Hoffmann

Opéra fantastique en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après E.T.A. Hoffmann, créé le 10 février 1881 à Paris (Opéra-Comique)
Strasbourg, Opéra national du Rhin, représentation du lundi 20 janvier 2025.