Rome, Tosca, 18 et 19 janvier 2025
D’évidence, cette plongée dans la mémoire patrimoniale de l’un des plus indiscutables chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art lyrique redonne un sacré coup de jeune à la belle notion de tradition !
En nous rendant au Teatro Costanzi pour y entendre Tosca, l’un des ouvrages dont la création in loco, le 14 janvier 1900, constitue probablement – avec celle de Cavalleria Rusticana, dix ans auparavant – l’évènement le plus mémorable de l’histoire de ce théâtre, notre objectif était, avant tout, de pouvoir enfin juger de la scénographie originale, signée Adolf Hohenstein[1], que l’illustre maison d’opéra romaine programme régulièrement depuis 2015. D’évidence, cette plongée dans la mémoire patrimoniale de l’un des plus indiscutables chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art lyrique redonne un sacré coup de jeune à la belle notion de tradition ! Quant aux deux plateaux vocaux réunis pour cette première série de représentations, entre artistes confirmés et jeune génération, ils nous ont réservé quelques forts beaux moments.
Scénographie et costumes d’origine restaurés : la Grande Bellezza !
Au risque de paraître iconoclaste dans le panorama scénographique actuel du monde de l’Opéra, nous n’hésiterons pas à écrire qu’être plongé, au sens littéral du terme, dans l’intrigue d’un ouvrage tel que le livret et les didascalies signées du compositeur et de ses librettistes nous le présentent, nous a entrainé, pour une fois, dans un rêve éveillé, nous faisant totalement oublier, pendant 2 h 30 mn, le monde comme il va ! Quel bonheur infini que de se retrouver face aux maquettes originales d’Adolf Hohenstein, redimensionnées pour un plateau nettement plus spacieux aujourd’hui qu’en 1900, reconstruites dans les ateliers de l’Opéra de Rome puis retransformées en toiles dessinées au fusain, dans le respect des techniques usitées par les peintres en décors du début du XXe siècle, héritiers eux-mêmes de la grande tradition de Francesco Galli da Bibiena, l’un des pères de la scénographie d’opéra[2] ! Il convient donc d’amplement saluer le travail de l’équipe de peintres-scénographes-réalisateurs réunie pour l’occasion, sous la houlette du scénographe Carlo Savi : Danilo Mancini, Alessandro Nicco, Silvia Tarchioni et Francesca Scala. Grâce à leur travail de grande précision, c’est l’église Sant’Andrea della Valle (acte I) et le palais Farnese (act II) qui se dressent sous nos yeux dans leurs moindres détails et, surtout, avec des effets de perspective absolument bluffants ! Quant à la terrasse du château Saint-Ange à l’acte III – reproduite au-delà de l’espace scénique visible[3] – elle offre à l’œil, grâce à un étonnant cyclorama parsemé de quelques nuages et d’étoiles mourantes dans l’aube – subtils éclairages signés par Vincio Cheli -, la vision des toits du quartier de la basilique St Pierre et de son dôme impressionnant : un instant suspendu qui, pendant le sublime prélude qui ouvre l’acte, permet à l’auditeur-spectateur de s’immerger dans la poésie ineffable de la partition puccinienne.
Outre la reproduction du mobilier, également dessiné par Hohenstein, qui nous permet d’admirer, au premier acte, un imposant bénitier de marbre surmonté d’une Vierge à l’enfant et, à l’acte suivant, des fauteuils et canapé du premier ottocento à l’esthétique éloignée de tout carton-pâte, c’est toute une série d’accessoires allant des épées et des casques de la garde-suisse papale aux fusils rutilants des soldats du peloton d’exécution qui se succèdent sous les yeux du spectateur. Enfin, grâce à l’étude des archives de la Maison Ricordi et au soin du détail apporté par Anna Biagiotti, les costumes et les coiffes de l’ensemble des protagonistes et du chœur sont d’une pure beauté : au vu de tant de productions souvent plus sombres les unes que les autres, on en avait fini par oublier que la société qui se presse à l’église, pendant le Te Deum, s’y rend avec ses appartenances sociales et donc des costumes, des peignes, des chapeaux différents ce qui, ici, est parfaitement montré et fait de cette scène un tableau aux couleurs chatoyantes comme nous l’avions rarement vu.
Comme il le déclare dans son propos liminaire figurant dans l’élégant programme de salle, Alessandro Talevi a construit sa mise en scène comme « une expérimentation de la tradition », en suivant scrupuleusement les indications de Puccini écrites sur la partition, et elles sont nombreuses ! Il en résulte une production sans surprise mais qui a le grand mérite de pouvoir permettre aux artistes des deux distributions ici réunies – et à ceux qui vont encore s’y succéder, en mars et mai prochain – de se concentrer sur le texte de Giacosa et Illica et de donner libre cours à leur seul talent dramatique et à leur expérience des rôles : une leçon de modestie de mise en scène bien réjouissante !
Une double distribution qui réserve de grands moments et quelques belles surprises
Si, lors des deux soirées auxquelles nous avons assisté, les rôles de Sciarrone, du geôlier et du petit pâtre étaient interprétés par des voix différentes n’appelant aucun reproche, ceux de Spoletta, du sacristain et d’Angelotti étaient incarnés par les mêmes chanteurs, Saverio Fiore, Domenico Colaianni et Luciano Leoni, aux voix parfaitement projetées et au phrasé impeccable : les enseignements de chant en Italie disposent visiblement encore de bases solides !
J’avoue avoir été désarçonné par l’absence totale de vis dramatica du baryton arménien Gevorg Hakobyan, Scarpia, dans la première distribution, qui réussit à passer à côté de l’un des personnages les plus impressionnants de tout le répertoire lyrique ! Détenteur d’une voix homogène mais bien avare de nuances et donnant souvent le sentiment d’être placée en arrière – en particulier dans le Te Deum – ce chanteur dispose pourtant de moyens considérables qui lui permettent ainsi de donner à entendre un « Già mi struggea l’amor della diva ! » sans jamais forcer, ce qui n’est finalement pas si fréquent. Il est cependant dommage que l’absence d’attractivité du personnage n’ait sans doute pas permis à sa partenaire de pleinement donner tout son potentiel, en particulier dans l’affrontement du deuxième acte.
Dès son entrée en scène, Saoia Hernández donne à entendre une voix pleine et égale sur tous les registres et l’on sait qu’elle ira jusqu’au bout de la soirée sans anicroche, ce qui est déjà beaucoup dans un rôle aussi périlleux ! Attentif à la moindre nuance, ne tombant jamais dans l’effet – par exemple, dans un « Egli vede ch’io piango ! » puissant dans sa sobriété – le chant de la soprano madrilène sait se faire généreux, en particulier dans un « Vissi d’arte » émouvant et dans toute cette montée dramatique qui conduit le personnage à son acte meurtrier. Qu’il nous soit cependant permis d’écrire que cette Floria Tosca réfléchie, davantage pétrie de bonté que femme jalouse, imprévisible et prête à sortir les griffes, ne nous a pas pleinement convaincu de sa totale adéquation au rôle.
En Mario Cavaradossi, Gregory Kunde impressionne toujours autant, à soixante-dix ans passés, par une endurance vocale hallucinante ! Dès un « Recondita armonia » à l’élégance virile, la voix de bronze du ténor américain saisit le public et ne le lâchera plus, des aigus glorieux et encore bien puissants de « La vita mi costasse » et de « Vittoria ! » jusqu’à la caresse d’un chant soyeux et magnifiquement ciselé pour le lamento et un « O dolci mani » plein de l’art consommé des nuances ou sfumature. En ce qui nous concerne, c’est dans un bouleversant « récitatif » précédant le lamento que Gregory Kunde nous a le plus fasciné, comme si dans la réminiscence des instants suspendus de la vie du condamné, le chanteur parvenait à nous faire passer quelque chose de la nôtre… Doit-on encore s’étonner qu’après une série de concerts au Japon consacrés au jazz et au répertoire de l’American songbook, cet « ovni » de l’art lyrique ait décidé d’aborder l’emploi de Dick Johnson dans La Fanciulla del West ? Ce sera à Hambourg au mois de mars prochain !
Sans évoluer sur les mêmes sphères, dans la deuxième distribution, la voix du ténor napolitain Vincenzo Costanzo, habitué des scènes de la péninsule mais que nous entendions pour la première fois, nous a agréablement surpris ! Voix vaillante et sachant faire de l’effet – au risque, en se montrant trop zélé, d’être un peu court et de ne faire entendre distinctement que deux syllabes sur trois dans son « Vittoria ! » – mais également capable d’un diminuendo bien négocié à la fin de « Recondita armonia », c’est avec « E lucevan le stelle » que l’interprète remporte un véritable triomphe, justifié par une technique ici plus rigoureuse et une émotion sincère.
Comme l’on partait de loin avec le Scarpia de la veille, le chef de la police du baryton hispano-américain Daniel Luis de Vicente nous a davantage rappelé ce que le spectateur est en droit d’attendre ici : un homme de pouvoir psychopathe et conscient de sa puissance qui, dès son entrée dans l’église, doit tétaniser l’auditoire ! Voix incisive, à la projection adéquate, l’interprète, surtout, dispose de l’autorité du geste et de la perversion des attitudes indispensables pour permettre à l’acte II de devenir le thriller attendu ! Il faut dire que les deux personnages masculins trouvent en Anastasia Bartoli une Floria Tosca de grande envergure : après avoir abordé le rôle l’an dernier à Palm Beach, la jeune soprano italienne fait ressentir au spectateur, dès son entrée tourbillonnante dans Sant’Andrea della Valle, cet irrésistible parfum caractérisant le personnage ici fait de légèreté vocale et de maitrise du chant spianato, dépourvu d’effets. J’avoue avoir été bluffé par la capacité de la chanteuse, rompue à la technique du chant rossinien, à amortir les moments de climax où les attentes vocales sont exigeantes (« E l’Attavanti ! », « Giuro ! », « No ! Ah ! Più non posso ! », « Assassino ! ») pour conserver constamment la morbidezza (le « soyeux ») d’un chant jamais crié. On a ainsi rarement entendu art plus nuancé dans la phrase « È tanto buona ! », au moment où Tosca laisse Mario dans l’église, ni contre-ut plus parfaitement amené, à l’acte III, dans la périlleuse phrase « Io quella lama gli piantai nel cor ». Sans nul doute, la voix d’Anastasia Bartoli se trouve à son aise dans ce répertoire de grand soprano lyrique et cette fascinante artiste aura intérêt à continuer de fréquenter cet emploi, en gardant plutôt à distance des tessitures trop meurtrières…
Si la direction du jeune chef Francesco Ivan Ciampa est particulièrement attentive à toutes les nuances qui constituent la riche poétique musicale de la partition, permettant ainsi d’entendre les sonorités quasi mahlériennes des cordes de l’orchestre lors de l’introduction du troisième acte et de la musique précédant le lamento de Mario – jusqu’à adopter ici un tempo particulièrement lent -, on aura davantage apprécié l’homogénéité des cuivres et des vents lors de la deuxième soirée, une certaine rugosité ayant pu se manifester préalablement parmi certains de ces pupitres. Avec un chœur, fort bien préparé par son chef attitré Ciro Visco et particulièrement attentif aux inflexions du maestro, le finale de l’acte I, dans son rituel baroque et ses couleurs éclatantes, demeure un parfait exemple d’équilibre entre chant et puissance symphonique de l’orchestre !
On aura compris pourquoi, selon nous, cette production vaut un déplacement : et cela tombe bien puisqu’elle sera de nouveau à l’affiche du Teatro Costanzi du 1er au 6 mars puis du 9 au 13 mai !
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[1] Peintre, illustrateur, décorateur, créateur de costumes et scénographe, Adolf Hohenstein (1854-1928) est l’un des principaux représentants du style Liberty en Italie. Associé à la maison d’édition Ricordi dont il devient le directeur artistique, Hohenstein signe des affiches pour de nombreux opéras (Iris, Madama Butterfly…) mais crée également les costumes et les maquettes de nombre d’entre eux (Iris encore, La Wally, Falstaff, Le Villi, Edgar, Manon Lescaut, La Bohème, Tosca, Risurrezione…).
[2] Francesco Galli da Bibiena (1659-1739), scénographe, décorateur, graveur et architecte bolognais, auquel on doit la conception de nombreux décors d’opéra.
[3] Pour avoir eu la chance d’aller sur le plateau après la représentation, j’ai pu ainsi constater la présence impressionnante de l’archange St Michel, invisible depuis le parterre, mais forcément dans le dos des artistes sur le plateau !
Floria Tosca : Saoia Hernández / Anastasia Bartoli
Mario Cavaradossi : Gregory Kunde / Vincenzo Costanzo
Le baron Scarpia : Gevorg Hakobyan / Daniel Luis de Vicente
Cesare Angelotti : Luciano Leoni
Le Sacristain : Domenico Colaianni
Spoletta : Saverio Fiore
Sciarrone : Marco Severin / Leo Paul Chiarot
Un geôlier : Andrea Jin Chen / AntonioTaschini
Un berger : Irene Codau / Emma McAleese
Orchestre de l’Opéra de Rome, dir. Francesco Ivan Ciampa
Chœur de l’Opéra de Rome, direction : Ciro Visco
École de chant choral de l’Opéra de Rome
Mise en scène : Alessandro Talevi
Scénographie : Carlo Savi
Costumes : Anna Biagiotti
Lumières : Vincio Cheli
Tosca
Opéra en 3 actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Victorien Sardou, créé au Teatro Costanzi de Rome le 14 janvier 1900
Rome, Teatro dell’Opera, Représentations des samedi 18 et dimanche 19 janvier 2025.