Les Dialogues des Carmélites à Rouen, une question d’équilibre.
Dialogues des Carmélites, Opéra de Rouen, 28 janvier 2025
À Rouen, pour sa première mise en scène d’opéra, Tiphaine Raffier s’attaque aux Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc. Le sujet n’est pas des plus faciles pour un examen de passage. Le résultat, s’il ne déçoit pas, cherche son équilibre.
Une mise en scène réussie des Dialogues des Carmélites, c’est un défi artistique, un subtil mélange de sobriété esthétique, d’intensité dramatique et de profondeur spirituelle, tout en mettant en avant l’émotion humaine et la puissance de la musique de Poulenc. Tiphaine Raffier et la scénographe Hélène Jourdan ont décidé de remiser la sobriété au placard et de sculpter la scène en espaces variés, colorés, métalliques mais aussi épurés ou impudiques (ces toilettes et ces douches communes au sous-sol du couvent…) derrière un immense regard sur toile peinte alla Roy Lichtenstein. Pourquoi pas, mais le risque est de distraire le spectateur du drame intérieur des personnages. Les espaces de jeux deviennent ainsi une forme d’extériorisation symbolique des émotions qui surcharge parfois la narration – pourtant subtilement construite – de la metteuse en scène. Les projections de discours, arrêtés et autres plaidoiries révolutionnaires en rajoutent au côté didactique de la chose. On s’interroge alors. Pourquoi avoir voulu gommer scéniquement la période révolutionnaire si c’est pour nous la rappeler constamment par des effets extérieurs au drame ? Et cet usage de l’eau sous toutes ses formes ? Le spectateur en lira la symbolique dans le programme de salle. Tiphaine Raffier a beaucoup de choses à dire au spectateur et à faire dire aux Dialogues des Carmélites. C’est plutôt une bonne chose et l’artiste ne manque pas de ressources. C’est peut-être un peu trop.
Tiphaine Raffier réussit pourtant à dépasser le contexte révolutionnaire omniprésent et cette surcharge scénique pour toucher aux dilemmes universels de l’humanité. Chaque personnage est bien dessiné et montre une évolution intérieure palpable, traduisant sa lutte avec la peur et la quête de courage. La recherche de sincérité dans le jeu ajoute à la puissance de sa direction d’acteurs qui fait résonner les enjeux humains et spirituels avec force. Mourir aura rarement paru aussi simple… et aussi difficile. Les scènes de groupe des Carmélites dégagent une puissance éloquente de cohésion mais aussi d’expression des individualités au sein de la communauté. L’utilisation subtile de la lumière, des ombres et du silence renforce la dimension transcendantale de l’œuvre. Tout est précis et sensible, nonobstant quelques attitudes scéniques qui gagneront en naturel aux cours des représentations.
On ajoutera également au crédit de Tiphaine Raffier d’avoir inscrit sa mise en scène dans les nuances et les tempi de la partition de Poulenc, qui porte déjà une grande part de la dramaturgie. Les déplacements sur scène sont en harmonie avec le discours et intègrent de subtils et marquants instants de silence et d’immobilité intensifiant les passages introspectifs.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et de l’Orchestre Régional de Normandie, Ben Glassberg fait preuve de souplesse, de fermeté mais aussi de sensibilité dans une partition alternant entre passages mélodiques lyriques et moments plus austères, même si quelques variations dans les couleurs auraient été les bienvenues. Les forces instrumentales réunies sont d’une belle solidité et les cuivres – bien gâtés par Francis Poulenc – gagnent en vigueur et précision en cours de représentation.
Le Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie est fidèle à son habituelle rigueur et à son impeccable implication scénique, les « sœurs chorales » formant une très belle unité spirituelle et dramatique.
Des Dialogues réussis ne seraient rien sans des Carmélites de haute volée, et on se doit de souligner la qualité et l’adéquation aux rôles des vocalités réunies ici. Alors oui, la diction n’est pas toujours impeccable (et l’orchestre est un peu fort parfois), mais le texte et sa lecture rigoureuse ne sont jamais pris en défaut, alliant puissance dramatique et subtilité vocale, reflétant la profondeur émotionnelle et spirituelle de l’œuvre.
La Blanche de la Force d’Hélène Carpentier est fragile et tourmentée, c’est le moins que l’on puisse dire. Néo-Jeanne d’Arc, elle aussi une fâcheuse manie à se cacher dans les placards en cas de besoin (!!!). Il faut dire qu’elle n’a pas été gâtée côté famille avec un père (puissant et subtil Jean-Fernand Setti) presque aussi névrosé qu’elle, et un frère (Julien Henric magnifiquement tendre et révolté) un brin trop protecteur. Si la chanteuse maîtrise la tension d’une écriture vocale souvent inquiète, plus de moments de douceurs n’auraient pas été néanmoins pour nous déplaire.
Madame de Croissy est Lucile Richardot – et vice-versa. Si la voix de la contralto n’est peut-être pas aussi dramatique qu’attendu dans le rôle, le personnage est criant de vérité, et son agonie est un magnifique moment de théâtre. La chanteuse use avec habileté de ses changements de registre avec un quasi-parlando d’un bel impact dramatique. Sa Prieure, autoritaire et vulnérable, est une réussite.
Eugénie Joneau est une Mère Marie de l’Incarnation autoritaire, loin de la figure compatissante habituelle. Cruelle, elle se plait à conseiller le cilice au moindre doute de la jeune Blanche. Figure de stabilité et de courage, son mezzo-soprano reflète sa force intérieure et son engagement spirituel avec un médium solide et des aigus chaleureux.
En Sœur Constance, Emy Gazeilles est une jeune novice, naïve et lumineuse. Sa voix fraîche et juvénile aux aigus clairs et fluides évoque l’innocence et la légèreté, gardées intactes jusqu’à la mort.
Axelle Fanyo impressionne en Madame Lidoine. Capable de projeter une autorité douce, notamment dans ses ariosos et dans ses dialogues avec ses sœurs, son soprano lyrique à souhait s’empare des lignes vocales à bras-le-corps lorsque l’intensité du rôle le demande. Chaleureuse et sereine, sa Prieure est à l’image de la présence scénique de l’artiste.
L’Aumônier du Carmel François Rougier est une leçon de tenue et de diction. Les Deuxième Commissaire et Premier Officier de Jean-Luc Ballestra sont impeccables d’autorité scénique et vocale. Aurélia Legay, Matthieu Justine, Alice Grégorio, Audrey Escots et Ronan Airault complètent avec efficacité cette belle distribution.
Au rideau final, et après une mort des Carmélites qui n’est pas sans rappeler celle proposé par Marthe Keller il y a plus de 25 ans, l’émotion est là, le succès aussi. On en aurait peut-être eu un peu plus avec un peu moins. Juste une question d’équilibre…
Cette production sera reprise à l’Opéra National de Lorraine en janvier 2026.
En préambule de ce spectacle, Loïc Lachenal, directeur de l’Opéra de Rouen Normandie, a laissé la parole au délégué syndical de l’orchestre. Accompagné sur scène d’artistes de cette production, celui-ci a manifesté leur soutien aux choristes de l’Opéra de Toulon licenciés à la fin de cette saison. La nouvelle a suscité stupeur et incompréhension chez les forces vives de l’institution toulonnaise et inquiétude dans le milieu culturel français.
Le Marquis de La Force / le Geôlier : Jean-Fernand Setti
Blanche de La Force : Hélène Carpentier
Le Chevalier de La Force : Julien Henric
L’Aumônier du Carmel : François Rougier
Madame de Croissy : Lucile Richardot
Madame Lidoine : Axelle Fanyo
Mère Marie : Eugénie Joneau
Sœur Constance : Emy Gazeilles
Mère Jeanne : Aurélia Legay
Premier Commissaire : Matthieu Justine
Deuxième Commissaire / Premier Officier : Jean-Luc Ballestra
Sœur Mathilde : Alice Grégorio
Une Carmélite : Audrey Escots
Monsieur Javelinot / Thierry : Ronan Airault
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie Orchestre Régional de Normandie, dir. Ben Glassberg
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie
Mise en scène : Tiphaine Raffier
Dramaturgie, collaboration artistique : Eddy Garaudel
Collaboration aux mouvements : Catherine Galasso
Scénographie : Hélène Jourdan
Costumes : Caroline Tavernier
Lumières : Kelig Le Bars
Vidéo : Nicolas Morgan
Dialogues des Carmélites
Opéra en trois actes de Francis Poulenc, livret issu de la pièce de Georges Bernanos, d’après une nouvelle de Gertrude Von Le Fort, créé à Milan en 1957.
Opéra de Rouen – Normandie, représentation du mardi 28 janvier 2025