Médée, Opéra-Comique, 10 février 2025
Pour l’occasion l’Opéra-Comique a réuni une distribution d’exception...
Une trop longue absence
Médée rentre presque au bercail, dans sa version opéra-comique, avec dialogues déclamés, puisque l’œuvre avait été créée au Théâtre Feydeau qui ne tardera pas, sous le Consulat, à retrouver son nom de Théâtre national de l’Opéra-Comique. Elle y revient dans sa mouture d’origine, intégrant notamment les alexandrins de Pierre Corneille dans les récitatifs. Pour l’occasion, l’Opéra-Comique a réuni une distribution d’exception qui se met au service de la partition avec les honneurs. Après l’intéressante production du Châtelet, en 2005, autour d’Anna Caterina Antonacci, mais dans la version ‘Callas’, ce titre emblématique du tournant du XVIIIe siècle, entre Révolution et Empire, transition des Lumières au Romantisme, était absent de la capitale depuis la tentative peu convaincante du Théâtre des Champs-Élysées de 2012, dirigée par Christophe Rousset et mise en scène par Krzysztof Warlikowski, affichant une Nadja Michael assez décevante. Il se devait donc de retrouver des apprêts convenables dans les lieux qui l’ont vu naître, quelque peu dans le sillage des représentations de la Scala d’il y a un an environ, sans oublier la tentative pionnière de 1995 au Festival della Valle d’Itria de Martina Franca, dans les Pouilles, dont il existe un témoignage discographique.
Le syndrome de Médée
C’est à Marie-Ève Signeyrole que l’on a confié la tâche non négligeable de cette résurrection et la metteuse en scène française s’en explique dans le programme de salle, en nous donnant bien des clés de lecture. Les vers du livret ne sont donc pas actualisés, les interventions se limitant à quelques coupures et à l’ajout de quelques phrases prêtées aux enfants de l’héroïne – une fille (Edna Nancy) et un garçon (Erwan Chevreux), issus de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, moins présents et tous les deux de sexe masculin dans le livret – et à deux enquêtes journalistiques. Car cette production se propose avant tout de revisiter la légende de la Colchidienne à la lumière des plus récentes études cliniques du syndrome de Médée. C’est ainsi que la comédienne Caroline Frossard incarne une sorte de double du rôle-titre, donnant la parole à ces mères infanticides actuellement en prison.
Et c’est justement dans une prison que débute l’action (décors de Fabien Teigné). La didascalie affiche « Centre pénitencier – cellule d’isolement ». Un léger bruitage, la voix des bambins, enregistrée, et une projection vidéo (Céline Baril et Artis Drērve) évoquent le monde de l’enfance : un jardin, deux balançoires vides, deux bols. Des images que nous retrouverons à la fin, le sacrifice consumé. Pendant l’ouverture, des extraits des Héroïdes d’Ovide, et d’autres images, aident à la mise en situation, résumant brièvement les antécédents : les amours de Jason et de Médée, le vol de la Toison d’or, le démembrement d’Apsyrtos, le frère de la protagoniste, la traversée en mer. Évocation sans doute indispensable afin de comprendre les événements d’aujourd’hui : la matière de Corinthe. Pendant ce temps, les gamins jouent et Jason paraît déjà courtiser une maîtresse potentielle.
Par la suite, le triomphe de la Toison d’or est conçu comme un dîner devant annoncer l’union prochaine de Jason et de Dircé. Les deux rejetons du premier y participent mais le garçon hésite avant de serrer la main de Créon. Son père le sermonne, puis le gifle, la vidéo nous montrant les yeux hagards de l’enfant s’éloignant du banquet. Il ne manquera pas, cependant, d’assister aux récriminations de la femme répudiée, réapparue en chiromancienne, tandis que les projections affichent sa sœur pensive consolée par leur mère. Solidarité féminine. À son tour, Médée reçoit un soufflet de son ancien époux.
L’acte II met en scène une église, nous dit Marie-Ève Signeyrole, asile momentané des réfugiés qui, apparemment, ont jadis accompagné le couple dans leur voyage vers le Péloponnèse. En effet, la première scène s’apparente davantage à un centre d’accueil, voire à une place, où des vêtements sont accrochés à une toile d’araignée géante. Ce n’est que la présence de plusieurs rangées de chaises qui peut éventuellement justifier le lieu de culte, jusqu’à ce qu’apparaisse l’autel devant bénir les noces de Dircé et de Jason – ce dernier ne semblant pas insensible aux attraits de Néris non plus. Entre alors le garçonnet couvert du voile nuptial, pour le remettre à sa mère qui coiffe à son tour la nouvelle épouse, sans doute en guise de mauvais présage de l’issue prochaine. Jason confie sa descendance à Créon mais les yeux de Médée surveillent à l’écran.
Le bruitage du début revient à l’acte III, lorsque les projections arborent la couronne de fleurs de Dircé tachée de gouttes de sang, puis le retour des balançoires et des bols, une substance toxique versée dans le lait laissant supposer que les enfants mourront par empoisonnement, évitant ainsi le poignard du livret, relayant Euripide, Sénèque et Corneille. Et pourtant la mère hésite encore et joue avec son fils, avant que Néris ne couche les deux gamins pour un sommeil d’où ils ne reviendront pas. Les images défilent aussi et l’eau bouillante qui coule dans une cuvette renvoie les traits de l’héroïne, dernière victime en devenir de cette suite d’expiations.
Sans basculer dans la transposition, la réalisatrice s’octroie aussi quelques anachronismes, tels que la corrida improvisée des deux enfants ou encore le pope célébrant le mariage. Les costumes (Yashi), contemporains sans outrance, sont séduisants.
Une prestation de bout en bout exemplaire
Légèrement différée par le bruitage, l’ouverture sonne quelque peu écrasée au début, surtout pour ce qui est des cordes, mais la direction expérimentée de Laurence Equilbey – abordant Médée pour la première fois – parvient rapidement à conférer à son Insula Orchestre la dynamique adéquate. C’est ainsi que, lors de la marche du l’acte I, les vents prennent leur envol, avant d’entamer un dialogue saisissant avec les cordes, dans l’introduction de l’acte II et surtout dans l’andantino précédant l’air de Néris, malgré quelques excès chez les cuivres. Sublime dans le prélude à l’acte III, la direction devient alors très contrastée, en pleine consonnance avec les besoins de la tragédie, jusqu’à un tomber de rideau flamboyant.
Tragédienne elle aussi et en prise de rôle, comme tous ses confrères et consœurs, Joyce El-Khoury fait par ce titre ses débuts scéniques à Paris. Jusqu’à présent, la soprano libano-canadienne n’a qu’épisodiquement fréquenté l’opéra français. Ce soir, elle est, par ailleurs, annoncée souffrante. Il fallait le savoir. Rien, en effet, ne vient entacher une prestation de bout en bout exemplaire. Si les premières notes de son air de l’acte I sonnent un brin précautionneuses, l’interprète prend vite le dessus, grâce à un legato et à un sens de la nuance à toute épreuve, l’ampleur de l’instrument sachant savamment conjuguer désespoir et réprimandes. Un volume percutant ne contraint nullement les variations de couleurs de sa dernière aria, à l’image de ses états d’âme, avant une issue grandiose, quelques vers en langue arabe servant de transition. Impérieuse, dans le premier duo avec Jason, menaçante à souhait, elle mène l’affrontement avec Créon, au sein de l’ensemble de l’acte II, tel un duo retentissant, où se défient les deux véritables détenteurs du pouvoir, des notes dardées venant couronner un crescendo donnant le frisson. Ce qui se renouvelle lors de la dernière rencontre avec Jason, avant la catastrophe finale, la puissance dans l’abandon ne servant que davantage la progression du drame vers son climax.
C’est sans doute dans les scènes où il se confronte à son épouse délaissée que le Jason de Julien Behr est le plus à son avantage, déclamant magistralement ses adieux, puis laissant éclater toute sa douleur face à l’horreur de tant de sacrifices. Si le haut du registre manque parfois de naturel, dans son air de l’acte I, il sait habilement le gérer, une élocution hors pair rendant son personnage profondément convaincant.
Dominant l’ensemble de l’acte I par son sens du phrasé, Edwin Crossley-Mercer campe un Créon au timbre chatoyant, mariant adroitement éclat et palette chromatique, son souverain colérique assumant des accents pertinemment menaçants dans son aria.
Tous très bons comédiens, les trois rôles principaux se distinguent également dans l’éloquence des alexandrins des récitatifs.
Il est assez difficile de juger la prestation de Lila Dufy, Dircé annoncée souffrante elle aussi. Plutôt à la peine dans les passages vers l’aigu, son parcours du combattant n’est pas exempt de stridences, bien que des trilles et des vocalises viennent joliment agrémenter les variations de son air. Néris à la ligne et au souffle parfaitement maîtrisés, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur sait judicieusement alterner désarroi et fidélité, en percevant la résolution meurtrière de sa maîtresse. Une mention particulière pour les deux suivantes de Dircé, Michèle Bréant et Fanny Soyer, membres de l’Académie de l’Opéra-Comique, au timbre particulièrement brillant.
Le chœur accentus est en tout point envoûtant, à la fois dans la liesse angélique de l’annonce du mariage prochain et dans les réjouissances guerrières, encore bucolique et insouciant dans l’hymne à Bacchus, tragiquement ébahi lorsque s’accomplit le destin sanglant.
Le public est aux anges, dont Karine Deshayes au premier rang de la corbeille. Qui sait, peut-être une prochaine prise de rôle…
————————————————————–
NB : Ce spectacle sera repris les 08, 11 et 13 mars à l’Opéra Orchestre National de Montpellier, avec la même distribution mais sous la direction de Jean-Marie Zeitouni à la tête du Chœur Opéra national Montpellier Occitanie et de l’Orchestre national Montpellier Occitanie.
Médée : Joyce El-Khoury
Jason : Julien Behr
Créon : Edwin Crossley-Mercer
Dircé : Lila Dufy
Néris : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Confidentes de Dircé : Michèle Bréant et Fanny Soyer
Les deux enfants : Edna Nancy et Erwan Chevreux
Caroline Frossard, comédienne
Insula Orchestre et chœur accentus, dir. Laurence Equilbey
Mise en scène : Marie-Ève Signeyrole
Décors : Fabien Teigné
Costumes : Yashi
Lumières : Philippe Barthomé
Vidéo : Céline Baril et Artis Drērve
Dramaturgie : Louis Geisler
Médée
Opéra-comique en trois actes de Luigi Cherubini, livret de François-Benoît Hoffman, créé au Théâtre Feydeau de Paris le 13 mars 1797.
Paris, Opéra-Comique, 10 février 2025