La traviata à l’Auditorium de Dijon
À l’instar de Martine que ses aventures ont conduite à la mer, à la montagne, au cirque, au zoo… tout ou presque a déjà été infligé à Violetta Valery ! Pour cette nouvelle production dijonnaise de La traviata, la metteuse en scène Amélie Niermeyer l’imagine en figure de la nuit berlinoise mais échoue à créer un spectacle véritablement disruptif.
Les nuits fauves
Laisser traîner l’oreille dans la file d’attente du vestiaire à l’issue d’une représentation est souvent un moyen bien plus sûr – et autrement plus rapide – pour juger la qualité d’un spectacle que d’attendre la publication de comptes rendus dans les médias spécialisés. Ce dimanche, les spectateurs qui venaient d’assister à la Première de la nouvelle production de Traviata à l’opéra de Dijon avaient le sourire aux lèvres et on pouvait même entendre des spectatrices à la mise en plis poivre et sel se féliciter d’avoir passé « une bien bonne après-midi ».
Quand un spectacle fait ainsi l’unanimité de 7 à 77 ans, il existe autant de raisons de s’en réjouir que de s’inquiéter. La metteuse en scène allemande Amélie Niermeyer était rayonnante au moment des saluts, mais si l’objet de son travail était de déranger et de renouveler notre compréhension du drame de Violetta, force est de reconnaître que cette production n’est qu’un demi-succès.
Sur le papier, transposer Traviata dans l’univers poisseux de la nuit berlinoise pouvait paraître stimulant, et les premières images du spectacle tiennent objectivement toute leur promesse. Il suffit en effet que le rideau se lève pour qu’on reconnaisse immédiatement, dans le grand décor architecturé de Maria-Alice Bahra, le mythique Berghain, club techno situé aux confins des quartiers de Kreuzberg et de Friedrichshain, installé dans une ancienne centrale électrique désaffectée de Berlin Est et devenu, depuis le début des années 2000, l’un des meilleurs night-clubs du monde. L’hyperréalisme de la scénographie est bluffant : murs de béton brut, éclairages blafards au néon et clubbers aux looks excentriques sont autant de promesses d’un spectacle déjanté qui, hélas, n’advient pas.
Amélie Niermeyer a beau multiplier les provocations, rien n’y fait : ni le déshabillé vulgaire dont est affublée Violetta, ni le personnage sado-maso grimé en chien qui urine en levant la patte et lape le champagne à même sa gamelle (sinistre brindisi…) ne provoque véritablement le malaise, tant on a l’impression d’avoir déjà vu des dizaines de fois ce genre de transposition faussement sulfureuse.
Après un premier acte totalement raté, le spectacle réussit néanmoins à s’émanciper de sa propre caricature et à produire des situations dramatiques originales et convaincantes. Ainsi Amélie Niermeyer renonce-t-elle à mettre en image le bonheur bucolique des amoureux : dans sa vision de Traviata, Alfredo n’a à offrir à Violetta qu’un ersatz de liberté. Dans l’arrière-cour du Berghain, quelques meubles de récupération disposés devant une toile-peinte suffisent à créer le décor artificiel d’un bonheur médiocre où on sirote le campari dans des gobelets en plastique. Germont lui-même n’est plus ce grand bourgeois autoritaire auquel tant de mises en scène ont habitué le spectateur : ici, coiffé d’un catogan grisonnant et d’un manteau de cuir au col fourré un peu m’as-tu vu, la costumière lui a donné la silhouette du physionomiste charismatique du Berghain, Sven Marquardt. Son face à face avec Violetta prend alors un sens nouveau : débarrassée de toute pudibonderie, cette confrontation n’est plus vraiment celle d’un père préoccupé de l’honneur familial mais devient celle d’un patron venu sèchement rappeler son employée à ses devoirs professionnels et la sommant de reprendre le travail subito presto !
Si la fête chez Flora retombe dans les mêmes travers que le premier acte, elle se conclut néanmoins par une scène glaçante comme on en a rarement vu sur un plateau de théâtre : la violence avec laquelle Alfredo humilie Violetta en lui remplissant le soutien-gorge et la culotte de billets de banque donne lieu à des images d’une brutalité proprement insoutenable.
Au tournant des deuxième et troisième acte, une minute de grâce absolue rachète tous les défauts et les provocations ratées de la scénographie d’Amélie Niermeyer : rejetée par Alfredo et mise à l’écart des excès de la nuit berlinoise, Violetta se clochardise et en est réduite à vivre d’expédients. À la lumière blafarde d’une sortie de métro, dans l’indifférence générale, elle entonne à l’accordéon les premières notes de « Addio, del passato » ; cette trouvaille dramatique est absolument bouleversante.
Le dernier acte, enfin, pose sur Traviata un regard neuf et conclut l’opéra de manière encore plus pessimiste que Verdi ne l’avait envisagé. Retirée avec Annina dans une chambre d’hôtel miteuse, Violetta espère anxieusement le retour d’Alfredo mais elle s’effondre lorsque résonne dans la rue les échos du carnaval. Les retrouvailles attendues demeurent donc de l’ordre du pur fantasme (comme dans la récente production signée Silvia Paoli à l’opéra de Nantes) et le rideau final descend lentement sur une image qui glace le sang : Alfredo et Germont sont penchés sur un lit vide par lequel le spectateur comprend avec effroi que Violetta est morte dans la solitude sans jamais avoir pu les revoir.
Evviva Verdi
On aurait tort de penser qu’au prétexte que Traviata est une œuvre rebattue du répertoire, elle serait facile à distribuer. On sait donc gré à l’opéra de Dijon d’avoir su composer un casting homogène et convaincant dans la plupart des rôles.
Nombreux à graviter autour de Violetta et Alfredo, les comprimari sont tous excellemment distribués et ne se résument pas à des silhouettes anonymes et interchangeables. Amélie Niermeyer semble avoir consacré à chacun d’entre eux le temps nécessaire pour lui faire saisir les enjeux de la dramaturgie et donner chair à son personnage en dépit du nombre limité de ses interventions.
Mère maquerelle impayable dans un total look léopard, Marie Lenormand est une Annina qui assume bien davantage qu’un rôle de soubrette auprès de Violetta. L’aisance avec laquelle elle évolue la place sur un pied d’égalité avec le couple de jeunes amoureux et laisse entrevoir qu’elle fut autrefois, bien avant Traviata et la chute du Mur, une figure de la nuit berlinoise. Vocalement, le timbre est solide et les aigus en place, ce qui contribue à faire de son personnage un point de stabilité dans la vie dissolue de sa protégée.
En fils de famille habitués des nuits enfiévrées du Berghain, Carl Ghazarossian, Timothée Varon et Joé Bertili investissent leurs personnages d’une énergie tellurique qui contribue particulièrement à rendre crédibles les scènes de fêtes des actes I et II. Dans le rôle de Gastone, le jeune ténor marseillais Carl Ghazarossian paie de sa personne et de sa voix : le timbre est tranchant, l’interprétation vénéneuse, et l’on croit immédiatement à la complicité qu’il partage avec Violetta. Tout de sombre vêtu, la mine patibulaire (mais presque), Timothée Varon est un méchant parfaitement crédible : sa voix sombre, solidement assise dans les graves, dessine de Douphol le portrait d’un voyou sanguin plutôt que celui de l’aristocrate bedonnant auquel on est si souvent habitué. Joé Bertili quant à lui crève l’écran et incarne un marquis d’Obigny d’anthologie : vêtu de paillettes et de fourrure d’un blanc neigeux, la basse guadeloupéenne trouve dans la fête chez Flora l’occasion de démontrer avec brio, et en seulement quelques répliques, sa maitrise de la grammaire verdienne et l’opulence de sa voix surdimensionnée. La revue des voix masculines ne serait pas complète sans citer Ugo Rabec qui prête son beau timbre de basse au docteur Grenvil : en quelques phrases, le spectateur est séduit par une science du chant nuancée et expressive.
Dans le dispositif dramaturgique imaginé par Amélie Niermeyer, Marine Chagnon est le double de Violetta et compte elle-aussi au nombre des artistes qui « font » la nuit du Berghain. Nommée dans la catégorie Révélation lyrique aux Victoires de la Musique 2023, cette jeune mezzo trouve dans le personnage de Flora l’occasion de faire valoir à la fois ses talents de danseuse (sa prestation pendant le chœur des bohémiennes est digne d’une artiste de cabaret professionnelle) et une voix saine à l’ambitus impressionnant. La scène dijonnaise serait bien inspirée de la réinviter très vite dans un rôle plus exposé…
Les pages composées par Giuseppe Verdi pour Giorgio Germont sont au nombre des mieux inspirées et des plus flatteuses de toute sa production lyrique : dans la bouche de Serban Vasile, le grand duo du deuxième acte s’écoule avec un naturel et une autorité immédiatement séduisants. De l’impeccable « Pura siccome un angelo » jusqu’aux imprécations « Piangi, o misera », le baryton roumain use d’un timbre ductile, lumineux dans les passages les plus tendus de la tessiture et mordoré dans les phrases les plus lyriques de ce long dialogue avec Violetta. Franchissant sans difficulté le flot de l’orchestre, la voix solidement projetée de Serban Vasile convient idéalement à Germont père et trouve dans « Di Provenza il mar, il suol » une mélodie plaintive qui permet à son baryton Verdi de gagner l’admiration du public tout entier.
Déjà connue des mélomanes bourguignons depuis sa participation à Don Pasquale au cours de la saison dernière, Melody Louledjian incarne une Violetta fragile et délicate qu’il conviendrait de réentendre dans une salle mieux dimensionnée à sa voix que l’immense vaisseau de l’auditorium de Dijon. Comparée aux extraits de sa prise de rôle à l’opéra de Tenerife en 2018 (disponibles sur Youtube), la projection de son instrument semble effectivement limitée, surtout dans le premier tableau durant lequel le grand décor tournant du Berghain se révèle une catastrophe acoustique ! Dès l’acte II, la voix de la jeune soprano française reprend de la chair et se colore de nuances subtiles qui lui permettent de traverser le grand duo avec Germont en état de grâce : le médium est charnu, le chant s’avère dramatiquement expressif et les aigus réussissent enfin à passer l’orchestre avec la rondeur attendue. Mais c’est véritablement à partir de la scène de l’humiliation – et plus encore au dernier acte – que Melody Louledjian gagne ses galons de grande Traviata : retrouvant en David Astorga le même Alfredo que celui de ses débuts en Violetta aux Canaries il y a six ans, elle délivre avec son partenaire une immense leçon de chant verdien dans « Addio, del passato » d’abord (quel dommage de la priver du second couplet !) puis dans l’ultime et bouleversant duo « Parigi, o cara ».
Cerise sur le gâteau de la distribution, David Astorga est l’excellente surprise de cette Traviata. De son Tebaldo (I Capuleti e i Montecchi) à Nancy en fin de saison dernière, nous avions déjà écrit tout le bien possible mais son interprétation d’Alfredo – abordée à Tenerife en 2018 et murie à Palerme en 2021 – confirme indiscutablement qu’il est un des meilleurs ténors lyriques du moment. Doté d’un timbre chatoyant aux aigus solaires, cet artiste costaricain dispose à la fois d’une technique belcantiste solide et d’une expressivité qui lui permet d’être aussi crédible en amoureux transi dans le premier duo « Un di, felice » qu’en amant bafoué dans les imprécations « Ogni suo aver tal femmina ». Certes, le jeu d’acteur est encore un peu fruste, et ses déplacements sur le plateau peuvent gagner en naturel, mais l’incandescence du chant de David Astorga fait largement oublier toutes ces scories et entraine avec elle tous ses partenaires qui, challengés de la sorte, finissent eux-aussi par hausser la qualité de leur performance pour finalement livrer une excellente interprétation vocale de Traviata.
Abondamment sollicité dans les deux tableaux festifs, le Chœur de l’Opéra de Dijon démontre une fois de plus sa parfaite aisance dans le répertoire italien et l’homogénéité de tous ses pupitres, tant masculins que féminins.
Il n’y a pas de grande Traviata sans véritable maestro au pupitre et force est de reconnaître que Débora Waldman – qui l’aborde pour la première fois – s’est approprié la partition jusque dans ses moindres nuances. Déjà entendue dans cette même salle dijonnaise en fin de saison dernière dans Tosca, la cheffe sud-américaine poursuit le travail entamé avec l’Orchestre Dijon Bourgogne et livre de Traviata une interprétation éminemment lyrique, enfiévrée et ourlée d’ombre qui fait écho aux choix dramatiques de la mise en scène. Dès le prélude orchestral du premier acte, le frémissement des cordes démontre la grande familiarité de la phalange bourguignonne avec le répertoire verdien que le passage éphémère de Dominique Pitoiset dans cette maison aura contribué à mettre régulièrement à l’affiche. Que ce soit dans les passages les plus intimes de la partition (beaucoup plus nombreux dans Traviata que dans Trovatore ou Rigoletto, composés au même moment) comme dans les moments festifs, l’orchestre est toujours rigoureusement en place, à l’unisson du plateau vocal, et Débora Waldman n’a pas son pareil pour équilibrer la fosse et la scène, ce dont la prestation de Melody Louledjian peut lui savoir gré.
Au rideau final, le public de cette Première en matinée fait un accueil chaleureux à une production scéniquement imparfaite mais musicalement très enthousiasmante. Alors qu’on devrait prochainement connaître le nom du successeur de Dominique Pitoiset à la direction de l’opéra de Dijon, la nouvelle équipe en charge de la programmation des futures saisons dijonnaises serait bien inspirée de tirer les leçons de cette Traviata mollement provocante : un concept dramatique n’est rien s’il n’est pas étayé par un solide plateau vocal et une vraie vision de chef. Ce dimanche, en terres bourguignonnes, à défaut de grand théâtre, le public a pu goûter un excellent moment de musique.
Violetta Valery : Melody Louledjian
Flora Bervoix : Marine Chagnon
Annina : Marie Lenormand
Alfredo Germont : David Astorga
Giorgio Germont : Serban Vasile
Gastone : Carl Ghazarossian
Il barone Douphol : Timothée Varon
Il marchese d’Obigny : Joé Bertili
Il dottore Grenvil : Ugo Rabec
Giuseppe : Nikola Stojcheski
Un commissionario, un domestico di Flora : Henry Boyles
Comédiens : David Badau, Simon Primard
Danseuses : Anouk Agniel, Manon Murtin
Orchestre Dijon Bourgogne, dir. Débora Waldman
Assistante direction musicale et cheffe de chant : Rüta Leniauskaité
Chœur de l’Opéra de Dijon
Chef de chœur : Anass Ismat
Mise en scène : Amélie Niermeyer
Scénographie et costumes : Maria-Alice Bahra
Lumières : Tobias Löffler
Chorégraphie : Dustin Klein
Assistanat à la mise en scène : Johannes Haider
Assistanat à la scénographie et aux costumes : Annika Tritschler
La Traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice à Venise le 6 mars 1853.
Auditorium de Dijon, représentation du dimanche 9 février 2025.