Turin, Rigoletto, 28 février 2025
Un Rigoletto couronné de succès, qui vaut surtout pour son aspect musical, avec une direction (Nicola Luisotti) et une Gilda (Giuliana Gianfaldoni) de premier ordre.
Le mois de tous les Rigoletto
Février, le mois de Rigoletto ? Ces semaines-ci, la Fenice de Venise reprend l’intrigante production de Michieletto, le Maggio Fiorentino celle de Livermore, et maintenant au Regio de Turin, on peut applaudir la nouvelle lecture d’Italo Muscato, qui l’avait déjà mis en scène à Rome en 2016. Et si l’on a envie de traverser les Alpes, ce mois-ci, on pourra voir Rigoletto en Biélorussie, en Moldavie et en Ukraine, à Gdansk, à Saint-Pétersbourg, à Prague, à Berne et dans deux productions différentes en Allemagne. De quoi confirmer la popularité incontestée du titre de Verdi, qui n’est devancé que par La traviata et occupe la première place en termes de nombre de représentations dans le monde.
Dans cette saison du Teatro Regio de Turin, Rigoletto ne représente pas seulement le meilleur du grand répertoire, le plus aimé du public – le spectacle a d’ailleurs fait salle comble à toutes les représentations – mais c’est aussi, selon les mots du directeur Mathieu Jouvin, « l’occasion de réaffirmer la valeur d’un théâtre qui incarne les principes culturels européens. Avec cette production, en effet, nous ajoutons une nouvelle pièce au dialogue entre les cultures française et italienne, scellé par la rencontre de deux mythes : Giuseppe Verdi et Victor Hugo. Tous deux ont été confrontés à des problèmes de censure, mais alors que le drame d’Hugo a été longtemps interdit parce qu’il remettait ouvertement en cause les habitudes faciles de la monarchie et constituait donc un texte à caractère politique, l’opéra de Verdi […] met l’accent sur l’humanité des protagonistes et donne une valeur universelle à leurs sentiments et à leurs fragilités ».
Au cours des étapes de composition de ce drame destiné au théâtre La Fenice de Venise, où deux ans plus tard La traviata échouerait, Verdi a écrit : « Je trouve […] qu’il est beau de représenter ce personnage extérieurement déformé et ridicule, et intérieurement passionné et plein d’amour ». Premier volet de ce qui allait être appelé la « trilogie populaire », Rigoletto marque la pleine maturité du compositeur et un tournant dans sa carrière, où la musique et le drame fusionnent en une unité puissante et émotionnellement bouleversante. L’irruption du « réel » dans le théâtre en musique est révolutionnaire : les protagonistes des oeuvres sont un homme physiquement difforme (Rigoletto) et une femme moralement compromise (Violetta).
Remarquable direction musicale de Nicola Luisotti
Une telle rupture nécessitait également une musique « différente », et celle de Rigoletto l’est à bien des égards. Verdi y intègre la musique et le drame de manière innovante, dépassant la structure traditionnelle des arias et des récitatifs et les conventions du bel canto : les transitions entre les scènes sont fluides, une narration musicale continue et unifiée est privilégiée, dans laquelle les pezzi chiusi sont au service de la progression dramatique. L’orchestre commente l’action et amplifie les émotions, comme l’orage de l’acte III qui reflète le chaos intérieur des personnages. Le thème sombre et menaçant associé à la malédiction de Monterone revient comme un fil conducteur, un usage qui anticipe les leitmotivs wagnériens, mais sans leur caractère systématique. Même dans l’orchestration, Verdi innove en utilisant les instruments de manière expressive, avec des couleurs qui accentuent les atmosphères : les cordes graves pour la malédiction, les bois pour la naïveté de Gilda.
La direction orchestrale de Nicola Luisotti, l’un des deux points forts de cette production turinoise, est d’une grande clarté. Interprète raffiné et habitué du répertoire de Verdi, Luisotti confère à la partition un grand élan dramatique, mais avec tout autant d’attention aux exigences de la scène, choisissant des tempi toujours équilibrés, pleins de sensibilité dans les moments lyriques, mais devenant à juste titre plus pressants dans les tournants dramatiques. L’instrumentation et la mélodie verdiennes montrent leur raffinement comme rarement – qu’il est loin le temps du « zim-boum-boum » avec lequel le répertoire verdien le plus populaire était interprété selon une tradition bien fatiguée… : ici, tout est transparence et élégance, les équilibres expressifs et les nuances délicates dominent. L’orchestre n’accompagne pas les voix : il est leur alter ego instrumental, le support sonore et émotionnel de ce qui est exprimé dans le chant.
Une distribution où triomphe Giuliana Gianfaldoni
Giuliana Gianfaldoni constitue l’autre point fort de cette production. Elle campe une Gilda mémorable par la beauté de son émission et de son timbre, un chant legato qui enchante l’auditeur par la suavité des mezze voce, la fluidité des notes, lesquelles ne sont plus vraiment des notes, mais des sonorités d’une pureté immaculée. Le « Caro nome » déclenche les applaudissements de la salle et s’il n’est pas bissé, c’est uniquement pour ne pas compromettre la continuité de l’action.
La mesure et la diction parfaite sont deux des qualités du baryton George Petean, qui incarne un Rigoletto expressif et utilise avec goût un instrument à la sonorité fine. Reprenant un rôle qu’il a souvent interprété, Piero Pretti est un duc de Mantoue solide vocalement mais peu séduisant, sûr de lui mais pas très expressif. Une expressivité dont la Maddalena de Martina Belli, en revanche, est riche, et elle fait également preuve d’une remarquable présence scénique. Le Sparafucile de Goderdzi Janelidze est consciencieusement caverneux, mais sa diction est quelque peu problématique, tandis que le Comte de Monterone d’Emanuele Cordaro est plein d’autorité.
Cinq interprètes du Regio Ensemble apportent une présence pleine d’assurance au spectacle : Siphokazi Molteno (Giovanna ), Janusz Nosek (Marullo), Daniel Umbelino (Matteo Borsa), Tyler Zimmerman (Il conte di Ceprano) et Albina Tonkikh (La contessa di Ceprano). Chiara Maria Fiorani (Il paggio della duchessa) et Mattia Comandone (Un usciere di corte) complètent la distribution. Le chœur de théâtre dirigé par Ulisse Trabacchin a été particulièrement convaincant.
Un spectacle visuellement peu convaincant
Dans ses intentions, le metteur en scène Leo Muscato déclare souhaiter « rendre au public l’essence archétypale et douloureuse de Rigoletto. Sa double identité, la tension entre le sacré et le profane et le monde de miroirs dans lequel il évolue reflètent une société en décomposition, ce qui est toujours incroyablement pertinent aujourd’hui. L’atmosphère décadente rappelle également des conceptions cinématographiques [où] le monde apparaît déformé, presque onirique, et où la réalité se mêle à l’illusion. C’est à travers cette suggestion que je raconte le troisième et dernier acte de Rigoletto : la taverne de Maddalena et Sparafucile devient un lieu recherché, imprégné d’un sentiment d’attente suspendue. Ici, Gilda observe le duc à travers un voile de fumée, dans un contexte où les contours de la réalité se dissolvent ». Le fait que ces intentions de mise en scène ne soient pas immédiatement saisissables est probablement dû à mon manque d’attention. Le cadre choisi par le metteur en scène et ses collaborateurs – Federica Parolini pour les décors, Silvia Aymonino pour les costumes et Alessandro Verazzi pour les lumières – est celui d’un monde du début du XXe siècle, joyeux et inconscient, mais vu à travers la lentille déformante d’un expressionnisme prudent. L’histoire est racontée de manière linéaire, à quelques variantes près, pas tout à fait compréhensibles : Monterone meurt d’une crise cardiaque après ses invectives et apparaît ainsi comme un « fantôme “ alors qu’il devrait être en prison ; l’emprisonnement de Gilda a lieu dans un pensionnat de jeunes filles tenu par des religieuses qui, cependant, contrôlent mal les allées et venues d’hommes présents à l’intérieur ; la « maison à moitié détruite sur les rives du Mincio », qui devient ici une fumerie d’opium et un bordel de luxe très fréquenté, n’est pas non plus très crédible. En plus d’être linéaire, la narration mise en scène par Muscato est souvent redondante : le duc est mentionné, et le voilà en chair et en os ; une échelle est utilisée pour l’enlèvement… Ici, il n’y en a pas moins de cinq, tandis que les ravisseurs se déplacent comme Sylvestre le chat…
Lors des salutations finales, l’applaudimètre a récompensé, dans l’ordre, Giuliana Gianfaldoni (ovationnée), Maestro Luisotti avec le même enthousiasme, immédiatement après George Petean et enfin Piero Pretti. Peu d’applaudissements en revanche pour la mise en scène…
Rigoletto : George Petean
Gilda : Giuliana Gianfaldoni
Il duca di Mantova : Piero Pretti
Sparafucile : Goderdzi Janelidze
Maddalena : Martina Belli
Giovanna : Siphokazi Molteno (Regio Ensemble)
Il conte di Monterone : Emanuele Cordaro
Marullo : Janusz Nosek (Regio Ensemble)
Matteo Borsa : Daniel Umbelino (Regio Ensemble)
Il conte di Ceprano : Tyler Zimmerman (Regio Ensemble)
La contessa di Ceprano : Albina Tonkikh (Regio Ensemble)
Il paggio della duchessa : Chiara Maria Fiorani
Orchestre et Chœur du Teatro Regio Torino, dir. Nicola Luisotti
Chef de chœurs : Ulisse Trabacchin
Mise en scène : Leo Muscato, assistante Alessandra De Angelis
Décors : Federica Parolini, assistante Chiara Previato
Costumes : Silvia Aymonino, assistante Rossana Gea Cavallo
Lumières : Alessandro Verazzi
Rigoletto
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo, créé à La Fenice de venise le 11 mars 1851.
Teatro Regio de Turin, représentation du vendredi 28 février 2025