Commençons par rappeler que ce spectacle est une production du « Labopéra Oise », structure faisant partie du réseau national de La Fabrique Opéra. Il s’agit donc d’un opéra coopératif dont la mission est à la fois culturelle, sociale… mais aussi pédagogique : en effet, les spectacles impliquent des jeunes issus d’établissements d’enseignement technique et professionnel dans l’organisation et la conception des spectacles, notamment pour les décors, costumes, coiffures et maquillages. Précisément, le décor de cette nouvelle Traviata est à la fois dépouillé et évocateur : un grand lit en bois sur un plateau tournant, et une grande toile sur laquelle une artiste peintre interviendra au cours du spectacle, couvrant la toile d’éléments suggérant discrètement les différents lieux de l’action (parfois par de simples touches de couleurs : le vert, par exemple, pour évoquer la maison de campagne dans laquelle Alfredo et Violetta se réfugient au premier tableau du deuxième acte) – et qui, au dernier acte, apparaîtront comme autant de stigmates du destin tragique de l’héroïne. Les costumes permettent quant à eux de saisir les différentes facettes du personnage : comédienne (dans cette mise en scène, Violetta est actrice le jour avant de devenir courtisane la nuit…), femme entretenue (Violetta arbore alors une tenue « sexy » et une perruque bleue), amoureuse passionnée retrouvant une forme de pureté au deuxième acte, femme brisée et sacrifiée au dernier acte, où elle apparait dans une simple robe blanche…
Les petites dimensions du Théâtre de l’Opprimé, situé à deux pas de la Gare de Lyon, ne permettent pas d’accueillir un opéra en bonne et due forme : il n’y a donc ni orchestre, ni chœurs dans cette production réglée par Renaud Boutin, mais un simple piano et, pour pallier l’absence de surtitres et quelques minimes coupures, des textes de liaison en français : un monologue de Violetta, post mortem, où l’héroïne non seulement narre les événements qui furent ceux des derniers mois de son existence, mais les éclaire également de jugements, de réactions et de réflexions personnels sur son destin et les personnages qu’elle a côtoyés, dénonçant l’injustice et les violences dont elle fut la victime. Il s’agit là d’une lecture « féministe » de l’œuvre, comme l’annonce le programme, mais dépourvue de la haine et des excès qui empêchaient celle de la récente production nantaise de faire mouche et d’émouvoir.
Musicalement, le spectacle repose en grande partie sur la pianiste Juliette Sabbah, à qui incombe la lourde tâche d’accompagner les chanteurs pendant les deux grandes heures que dure le spectacle. Sous ses doigts, la réduction pour piano sonne superbement, surtout dans les pages pleines d’émotion contenue que comporte l’œuvre, tels les deux préludes des actes I et III, bouleversants dans leur dénuement, ou encore la scène au cours de laquelle Violetta écrit sa lettre d’adieu à Alfredo (jouée par la clarinette dans la version orchestrale). Mais Juliette Sabbah assume également le rôle de « cheffe de chant » : constamment attentive aux chanteurs, elle leur indique certains départs délicats, prévient certaines possibles fluctuations rythmiques ou d’intensité, et conserve son sang-froid en toute circonstance, même quand le projecteur éclairant sa partition s’éteint malencontreusement en plein spectacle !
Notons enfin que s’il a fallu, par la force des choses, couper certaines pages (notamment celles où le chœur intervient), la version entendue ce soir est plus complète que celles généralement proposées sur la plupart des scènes lyriques : les cabalettes des airs de Germont père et fils sont conservées, et les airs de Violetta (« Ah, fors’è lui » et « Addio, del passato ») conservent leurs deux couplets.
La distribution réunie est de qualité et d’une belle homogénéité. Dans l’impossible rôle de Violetta, Margaux Loire convainc par un engagement de tous les instants, un jeu d’actrice maîtrisé et une physionomie très expressive. Les difficultés vocales du rôle sont affrontées avec honnêteté et globalement surmontées, grâce à une projection vocale efficace, un médium et un grave faciles qui permettent de donner du poids à l’incarnation. Bien sûr, les puristes trouveront que les vocalises du « Sempre libera » sont un peu bousculées, que le « Amami, Alfredo » pourrait avoir plus d’ampleur ou qu’a contrario, le « Afredo, di questo core » qui conclut l’acte II gagnerait à être plus « désincarné ». Mais s’agissant d’une prise de rôle – et de l’appropriation d’une partition redoutable entre toutes –, on ne peut qu’applaudir à la prestation, ce que le public ne manquera pas de faire, réservant un très bel accueil à la chanteuse aux saluts. Après son concert Puccini dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne en novembre dernier, Fabien Hyon, en très bonne forme vocale, confirme ses affinités avec le répertoire italien du XIXe siècle. Son Alfredo est émouvant, reste parfaitement musical même dans les pages les plus dramatiques et les plus tendues de la partition, et convainc tout particulièrement dans les moments de tendresse (« Un di, felice », « Parigi, o cara »…). On apprécie également le soin apporté à la diction et au phrasé, avec par exemple, un superbe récitatif (« Lunge da lei ») avant son air du II. Jiwon Song, enfin, trouve ici un rôle à la mesure de son talent : il est un superbe Germont, avec une voix saine, pleine d’autorité – ce qui n’empêche nullement le baryton de phraser avec délicatesse le « Di Provenza, il mare » du II), et l’incarnation est par ailleurs convaincante.
Au rideau final, l’accueil du public est plus qu’enthousiaste. Si la mission première du « Labopéra Oise » est d’amener à l’opéra un public qui lui est habituellement assez étranger, le pari est gagné : beaucoup de personnes dans l’assistance (parmi lesquelles de nombreux jeunes) assistaient pour la première fois à un spectacle lyrique, si l’on en croit les bribes de conversations glanées aux entractes ! Un spectacle utile, qu’on pourra de nouveau applaudir les 22 et 23 mars prochains à Clermont-Ferrand.
Violetta Valéry : Margaux Loire
Alfredo : Fabien Hyon
Germont : Jiwon Song
Direction musicale et piano : Juliette Sabbah
Mise en scène : Renaud Boutin
Scénographie : Émilie Roy
Création lumière : Pierre Daubigny
Moi, Traviata
Texte d’après La Traviata de G.Verdi
Paris, Théâtre de l’Opprimé, représentation du mardi 11 mars 2025.