Martinů, Juliette ou la clé des songes, Opéra de Nice, 15 mars 2025
« On lève le rideau puis on passe de l’autre côté » (Werther, acte II)
L’équipe de la programmation artistique de l’Opéra de Nice, animée par son directeur Bertrand Rossi, aura décidément su, lors de cette saison, faire le pari des « re-créations » ! Après un Edgar puccinien donné, en ouverture de saison, dans sa version d’origine, la programmation de Juliette ou La clé des songes (1938), chef d’œuvre du compositeur tchécoslovaque Bohuslav Martinů, plus représenté en France depuis sa dernière reprise à l’Opéra National de Paris en 2006, constitue indéniablement un évènement musical qui marquera l’histoire de la vénérable maison de la rue St François-de-Paule.
Le compositeur et son œuvre
C’est à raison que le programme de salle – comme souvent, ici, particulièrement fertile en clés de lectures artistiques – souligne combien Bohuslav Martinů (1890-1959) demeure l’un des grands mystères de la musique au XXème siècle puisque, parmi les quelques quatre cents œuvres écrites – dont une douzaine d’opéras ! – seule une poignée s’est maintenue au répertoire depuis la mort du compositeur. C’est sans doute parce qu’il y a dans la personnalité joviale de Martinů une fêlure qui est celle du déraciné, d’abord voyageur volontaire voulant parfaire sa formation dans l’Europe musicale et le Paris des années vingt, puis, du fait de l’invasion de son pays par l’Allemagne nazie (1939), voyageur malgré lui, des États-Unis à la Suisse où il meurt en 1959, sans jamais avoir retrouvé sa patrie.
Dans le destin de ce grand compositeur, tiraillé toute sa vie entre sa connaissance parfaite de la modernité musicale et son attachement viscéral à l’héritage culturel et musical de l’ancien royaume de Bohême – celui des Dvořák, Smetana et Janáček mais aussi du folklore populaire – il n’est pas interdit d’entrevoir l’une des clés de lecture de Julietta/Juliette, opéra d’un artiste qui a, dès 1938, la vision de l’apocalypse à venir et de sa destinée personnelle. Commis voyageur errant qui ne retrouvera plus jamais sa patrie – la Vlast du fondateur de la musique tchèque Bedřich Smetana – Bohuslav Martinů, au-delà de son adaptation de la pièce de théâtre, à l’onirisme surréaliste, de Georges Neveux (1900-1982), dissimule peut-être ici moins de données sur ses propres rêves que sur ceux de Michel, son personnage principal, véritable anti-héros de l’opéra.
Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil donnent libre cours à … leurs rêves
À partir donc de l’histoire de Michel qui, hanté par le souvenir d’une femme autrefois entrevue et entendue derrière une fenêtre ouverte, décide de partir à sa recherche et se retrouve confronté à un monde où les souvenirs s’achètent et se perdent aussitôt vécus, le collectif Le Lab, constitué des metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, assistés à la vidéo de Pascal Boudet et Timothée Buisson, prend le parti judicieux de la mise en abyme. Situant l’incipit de l’action – prenant à l’origine place dans une « petite ville côtière du sud de la France » – dans une ville de Nice chère au cœur de Martinů, qui y a longtemps séjourné et y a terminé son ouvrage, les metteurs en scène plongent quasi-simultanément le spectateur, à travers des montages vidéo, dans la vision d’une cité azuréenne de carte postale où l’on passe des plages de la Prom’ et de ses chaises bleues au jardin du musée Matisse pour nous retrouver, l’instant d’après, sur un plateau en forme de boîte noire avec, de chaque côté, ses portes secrètes communiquant sur un monde parallèle, celui de notre inconscient.
Dans un tel dispositif scénographique, renforcé par la projection, en lettres capitales quasi-psychédéliques, de formules en partie empruntées à la vulgate surréaliste voire bachelardienne (« Le surréalisme est à la portée de tous les inconscients » / « D’abord, il n’y a rien, ensuite un rien profond, puis une profondeur bleue. »), la direction d’acteurs doit être au cordeau, si l’on ne veut pas perdre le spectateur, et ce d’autant plus que, dans cet opéra, le grand nombre de personnages – dont la plupart ne font qu’une seule apparition ! – rend la narration souvent complexe. En confiant plusieurs rôles à une distribution ramassée, l’équipe de production parvient à éviter cet écueil, tout en conservant leur originalité bigarrée au caractère intemporel des costumes choisis.
En outre, la manière dont l’héroïne-titre est traitée dans cette production nous renvoie, avant même qu’elle ne soit entrée sur scène, au glamour d’un visage de femme – Juliette de toute éternité et de tout Éternel féminin- à la perruque et aux lunettes tout droit sorties d’un film de blondes hitchcockiennes ! On adore !
C’est cependant avec leur traitement du dernier acte, celui d’un bureau des rêves entièrement transposé dans la salle d’IRM d’un hôpital où se succèdent des « patients » (devenus des clients puisque dans ce monde tout s’achète !) tour à tour émouvants ou inquiétants, que les metteurs en scène font assaut d’une originalité qu’il convient de saluer.
Finalisé par des éclairages à la parfaite précision – signés de Christophe Pitoiset – le collectif Le Lab signe ici une production à la maestria étonnante que l’on espère bien revoir un jour reprise sur d’autres scènes régionales !
Une partition flamboyante à mi-chemin entre "sprechgesang" (« parlé-chanté ») et obsession lyrique servie par une distribution d’acteurs-chanteurs parfaits
Maître d’œuvre d’une partition alternant art du sprechgesang (« parlé-chanté ») – tel qu’il se pratiquerait dans un opéra de Berg ou de Schönberg – et grands élans lyriques fonctionnant ici comme autant de réminiscences d’un compositeur particulièrement obsédé par l’utilisation d’un piano de concert et d’un cor anglais – évoquant irrésistiblement, pour ce dernier, le rêve du Tristan wagnérien! – le chef néerlandais Antony Hermus donne à cette mosaïque orchestrale – où l’on entend même un accordéon ! – toute sa magistrale unité.
Convoquant à l’orchestre à la fois l’esprit de la pochade grotesque et surréaliste (acte I) puis, avec la scène du rendez-vous dans la forêt entre les deux principaux protagonistes (acte II), tournant musical de l’œuvre, un lyrisme qui évoque en nous celui d’une fameuse scène du Vertigo d’Hitchcock / Bernard Herrmann – filmé lui dans une forêt de séquoias – ce chef sait faire prendre le large à une phalange niçoise des grands soirs, particulièrement attentive à la moindre de ses intentions. Au milieu d’un admirable travail des premiers pupitres des cordes qui savent garder un esprit legato à ce type de musique et de percussions au rythme incisif, il convient de saluer le cor anglais de Diane Favreau, angoissant accompagnateur des monologues de Michel et passeur de rêves – lui aussi ! – jusque dans l’accord final où il s’élève au-dessus du tutti de l’orchestre. Décidément, l’orchestre philharmonique de Nice aime à relever les défis et à en triompher : un grand bravo à chacun de ses instrumentistes !
Des artistes du chœur préparé par Giulio Magnanini avec l’indispensable précision réclamée par une écriture souvent pointilliste, il convient de relever la prestation impeccable de Virginie Maraskin, Susanna Wellenzohn et Marie Descomps dans des rôles de fêtards errants, s’inscrivant dans la couleur d’un expressionnisme allemand façon République de Weimar.
Dans sa dimension visionnaire de voyante du passé plus que de l’avenir, la mezzo-soprano italienne Cristina Greco est un chiromancien de grande efficacité tout comme la vieille dame au chien délicieusement imaginaire de Sandrine Martin et le chasseur rêvant du Far-West d’Audrey Dandeville. Comme nous l’avons relevé plus haut, l’essentiel de la distribution réunie à Nice incarne plusieurs emplois dont nous ne pouvons détailler ici, malgré tout leur intérêt, la spécificité soulignée par la partition : Elsa Roux Chamoux et Oleg Volkov construisent ainsi des apparitions marquantes, tant vocalement que par l’ambiguïté psychologique qui caractérise leurs personnages (Le petit arabe / Le jeune matelot pour la première ; Le Vieil arabe / Le Vieux Matelot / Le Père Jeunesse / Le Gardien de Nuit pour le second). En Marchande d’oiseaux et en marchande de poissons, Marina Ogii et Clara Barbier Serrano s’inscrivent avec truculence dans l’esprit de la pochade surréaliste, là où le mécanicien du ténor Florent Chamard, bouleversant de crédibilité, tourne les pages d’un album photo désespérément vide, essayant ainsi de raviver le souvenir de sa fille morte. C’est d’ailleurs également dans ce troisième acte, qui fait tomber les masques et rend davantage visible ce qui ne l’était pas encore, que l’on peut totalement prendre conscience de la vis dramatica du ténor Samy Camps dont les prestations, tout au long des deux premiers actes en Commissaire, Facteur et Garde Forestier trouvent une forme de consécration dans le rôle assez dramatique de l’employé du bureau des rêves, pris dans la spirale infernale des demandes de divers usagers de la salle d’IRM fonctionnant presque comme une salle de… shoot ! Parmi ces individus dépendants, l’intervention du baryton-basse Paul Gay – également interprète de l’Homme à la Fenêtre et du Marchand de Souvenirs – inquiétant bagnard en costume orange de rigueur, prêt à tout pour revenir constamment dans certains de ses souvenirs, est d’une rare intensité dramatique. De même, Louis Morvan, dont on suit toujours avec beaucoup d’intérêt les incarnations, depuis Attila à Marseille (le pape Léon) et La Rondine au festival de Gattières (Rambaldo), est ici un représentant du pouvoir colonial – casque à l’appui -, le vieux qui va boire dans la forêt et, enfin, au dernier acte, le mendiant aveugle qui confond ses jours de passage dans la machine à retrouver les rêves : la voix de cette jeune basse à la projection parfaite et à la qualité de prononciation remarquable continue de se présenter sous les meilleurs auspices !
Si la Juliette de la soprano Ilona Revolskaya, au français pas toujours très compréhensible, n’est pas dotée d’un ambitus très étendu, l’incarnation est, en revanche, particulièrement aboutie dans la conception mi femme-fatale mi Éternel féminin souhaitée par les metteurs en scène.
Reste la performance en tous points époustouflante du ténor américain Aaron Blake. Venu remplacé en urgence Valentin Thill, à la veille du début des répétitions, ce chanteur au répertoire courant de Rossini à Philip Glass avait déjà interprété le personnage de Michel – dont il est à ce jour, sauf erreur, le seul titulaire au monde ! – mais… dans sa version tchèque ! C’est donc muni d’une oreillette que, le soir de la première, Aaron Blake est entré en scène relié au… bon vieux souffleur d’autrefois ! Disons-le tout net : nous avons assisté à une interprétation de haute volée, tant par la présence scénique de l’artiste qui, dès son entrée en scène, tient en haleine le spectateur que par la qualité d’une voix aux aigus insolents et à la diction du français tout simplement ahurissante ! Et oui, l’école américaine a encore de beaux jours devant elle et, à l’écoute d’Aaron Blake, on se plait à imaginer quel Werther nous tiendrions-là ! On l’aura compris, un artiste à découvrir ou à réécouter de toute urgence.
Alors que les derniers accords de la somptueuse partition de Bohuslav Martinů retentissent dans une salle à l’attention parfaite, les mots projetés sur les écrans de la scène nous frappent tout particulièrement, peut-être en écho à ceux figurant dans le titre de cet article, prononcés justement par ce même personnage de Werther :
« Qui est-là ? Oh, faites-entrer l’Infini ! »
Juliette: Ilona Revolskaya
Michel : Aaron Blake
Le Commissaire / Le Facteur / Le Garde Forestier / L’Employé : Samy Camps
La Marchande d’oiseaux : Clara Barbier Serrano
La Marchande de Poissons / La Petite Vieille : Marina Ogii
L’Homme au Casque / Le Vieux/ Le Mendiant Aveugle : Louis Morvan
L’Homme à la Fenêtre/ Le Marchand de Souvenirs /Le Bagnard : Paul Gay
Le Vieil arabe / Le Vieux Matelot / Le Père Jeunesse / Le Gardien de Nuit : Oleg Volkov
Le petit arabe / Le jeune matelot : Elsa Roux Chamoux
Le mécanicien : Florent Chamard
Le chasseur : Audrey Dandeville
Monsieur 3 : Marie Descomps
Le chiromancien : Cristina Greco
Monsieur 1 : Virginie Maraskin
La vieille dame : Sandrine Martin
Monsieur 2 : Susanna Wellenzohn
Orchestre Philharmonique de Nice, dir. Antony Hermus
Chœur de l’Opéra de Nice
Mise en scène, costumes et scénographie : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil (Le Lab)
Collaboration à la scénographie et Lumières : Christophe Pitoiset
Réalisation et montage Vidéo : Pascal Boudet et Timothée Buisson
Graphisme : Julien Roques
Dramaturgie : Luc Bourrousse
Juliette ou la clé des songes
Opéra en trois actes de Bohuslav Martinů, livret du compositeur d’après la pièce de Georges Neveux (1900-1982), créé le 16 mars 1938 au théâtre national de Prague.
Opéra de Nice, représentation du samedi 15 mars 2025.