Aussi incroyable que cela puisse paraître, Alcina n’avait encore jamais été représentée à Rome. Cet oubli est dorénavant réparé, qui plus est dans un spectacle excellent, scéniquement et musicalement.
La reprise d’une production prestigieuse
Il aura fallu 290 ans pour que l’Alcina de Händel débarque enfin à Rome – et dans une production qui console largement cette longue attente …
Née il y a 25 ans sur les planches du Slottsteater baroque de Drottningholm en Suède, la mise en scène de Pierre Audi avait d’abord été présentée à Amsterdam puis à Bruxelles. Pour la transporter à Rome, il a fallu reconstruire les décors et les costumes qui avaient été détruits, mais grâce aux ouvriers et aux ateliers de l’Opéra de Rome, il n’y a pas eu de problèmes, et même, selon le metteur en scène lui-même, ces nouveaux décors seraient encore meilleurs !
De fait, les décors sont pleins de beauté : au premier acte, les ailes peintes encadrent une scène fixe avec un épais feuillage vert pour recréer le « lieu désert » et le « picciol antrum » de l’île, tandis que les élégants costumes du dix-huitième siècle sont en soies sobres de couleur pastel. Rien d’autre sur scène : tout est laissé au jeu des acteurs-chanteurs, à leurs regards, à leurs mouvements travaillés. La dynamique psychologique des personnages est claire dès le premier instant : l’amour possessif d’Alcina pour Ruggiero ; la passion d’Oronte pour Morgana, qui est tombée amoureuse de Ricciardo, Bradamante en travesti ; la dévotion de Bradamante pour son Ruggiero ; l’affection sincère d’Oberto pour son père décédé. Les enchevêtrements personnels se reflètent dans les mouvements des personnages qui se déplacent rapidement entre les coulisses et la scène, créant ou défaisant les relations.
Dans le deuxième acte, la tromperie est dévoilée. Dès que Ruggiero porte l’anneau que lui a donné Melisso, le château magique construit par Alcina s’effondre par un effet très simple mais ingénieux : les ailes peintes sont remplacées par les mêmes vues de derrière, la fausseté théâtrale étant ainsi exposée : Ruggiero voit maintenant la réalité et reconnaît en Ricciardo sa Bradamante bien-aimée.
L’opération de dévoilement s’achève au troisième acte. Alcina découvre que ses pouvoirs l’ont abandonnée et la scène se vide, si possible, encore plus : il ne reste que les caisses et la chaise, qui était le seul élément du décor. Le finale proposé par Audi est empreint de tristesse et l’on ne sait pas très bien qui a gagné et qui a perdu. Ruggiero et Alcina échangent un dernier regard : leur amour était-il vraiment le résultat d’une tromperie ?
Une interprétation musicale de très grande qualité
Avec des pauses silencieuses mais tendues, le flux dramaturgique s’est déroulé efficacement, cadencé par la musique d’une partition lue par Rinaldo Alessandrini avec habileté et sensibilité, des tempi parfaits et un équilibre admirable entre la fosse et les chanteurs sur scène. Alessandrini revient au Costanzi après Jules César en Égypte en octobre 2023 et sous sa direction, la précieuse orchestration de Händel trouve une réalisation magistrale, les instruments solistes brillant dans l’accompagnement des voix dans les sublimes arias dont cet opéra est émaillé.
Si, lors de la production originale, la distribution était excellente, les interprètes d’aujourd’hui ne le sont pas moins. Mariangela Sicilia, distribuée pour la première fois dans une œuvre de Händel, est l’Alcina créée pour la voix et la personnalité de la légendaire Anna Maria Strada del Po. Il est difficile de croire que Sicilia fait ses débuts dans ce répertoire, étant donné l’assurance et la personnalité avec lesquelles elle aborde le rôle, tant dans ses aspects les plus virtuoses que dans ses moments les plus dramatiques, comme la scène déchirante formée par le récitatif « Ah ! Ruggiero crudel, tu non m’amasti ! » – où le livret est riche en indications expressives : « concitata… guarda intorno sospesa… sdegnata… infuriata… » – et l’aria « Ombre pallide » qui suit et sur laquelle se termine le deuxième acte. Il manque ici les trois danses (« Entrée de songes agréables », « Entrée de songes funestes », « Entrée de songes agréables effrayés ») qui, avec celles du premier acte, constituent la seule coupure d’une partition rendue ici dans son intégralité.
Le contre-ténor Carlo Vistoli, lui, a déjà interprété le rôle de Ruggiero écrit pour le castrat Giovanni Carestini par un Händel qui lui a confié pas moins de sept numéros musicaux allant du lyrique « Verdi prati » aux passionnés « La bocca vaga » et « Mio bel tesoro » en passant par le pyrotechnique « Sta nell’ircana », le tout rendu avec une technique magistrale, de belles variations au da capo et un souffle inépuisable. Mais c’est dans l’émotion du personnage que Vistoli fait preuve d’une maîtrise surprenante de la voix et de l’expressivité.
La contralto Maria Caterina Negri a créé le rôle de Bradamante en 1735. Ici, c’est Caterina Piva qui incarne ce Fidelio ante litteram avec sensibilité mais aussi tempérament. Le rôle ne compte que trois airs solistes, un pour chaque acte, mais ils sont bien interprétés par la mezzo-soprano milanaise. Curieusement, alors qu’à Covent Garden Händel avait fait appel à deux chanteurs anglais (Cecilia Young et John Beard), ici aussi les deux interprètes des mêmes parties sont anglais : Mary Bevan (Morgana) et Anthony Gregory (Oronte). La première fut Cléopâtre dans le Giulio Cesare susmentionné et, au cours de la même saison, on l’a admirée dans le rôle d’Eurydice dans l’opéra de Gluck à Venise. Sa Morgane, au début de l’ouvrage, a quelque chose de vocalement mièvre, mais elle s’améliore ensuite dans la définition du personnage jusqu’au brillant « Tornami a vagheggiar » avec lequel l’Acte I se termine. Quelques problèmes de diction au deuxième acte n’enlèvent rien au fait que l’Oronte de Gregory soit globalement convaincant.
Parfois, dans les productions d’Alcina, le personnage d’Oberto est supprimé ou confié à un garçon qui ne chante pas : ici, cependant, le fils à la recherche de son parent bénéficie de la présence physique convaincante de Silvia Frigato, qui nous fait entendre ses beaux airs « Chi mi insegna il caro padre “, ” Tra speme e timore “ et ” Barbara, io ben lo so », qui sont souvent coupés. Melisso, qui fut interprété pour Händel par Gustavus Waltz – son cuisinier, disait-on – a ici la voix de Francesco Salvadori, peu convaincante dans les récitatifs, mais appréciable dans son seul air du deuxième acte « Pensa a chi geme d’amor piagata ». Limitée mais précise fut l’intervention du chœur dirigé par Ciro Visco.
Le public de la première romaine, peu habitué à quatre heures de baroque, a pourtant répondu chaleureusement à cette proposition, applaudissant avec insistance les chanteurs, le chef d’orchestre et les responsables de la mise en scène : le metteur en scène Pierre Audi, mais aussi le scénographe et costumier Patrick Kinmonth et Matthew Richardson aux lumières. Il semble donc prêt pour les 43 autres chefs-d’œuvre du Caro Sassone…
Alcina : Mariangela Sicilia
Ruggiero : Carlo Vistoli
Bradamante : Caterina Piva
Oronte : Anthony Gregory
Morgana : Mary Bevan
Oberto : Silvia Frigato
Melisso : Francesco Salvadori
Orchestra e Coro del Teatro dell’Opera di Roma, dir. Rinaldo Alessandrini
Mise en scène : Pierre Audi
Chef de chœur : Ciro Visco
Décors et costumes : Patrick Kinmonth
Lumières : Matthew Richardson
Alcina
Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret d’un auteur inconnu d’après L’isola di Alcina d’Antonio Fanzaglia, mis en musique par Riccardo Broschi, d’après l’Arioste, créé à Covent Garden (Londres) le 16 avril 1735.
Teatro dell’Opera di Roma, représentation du mardi 18 mars 2025.