Barcelone, Lohengrin, 17 mars 2025
Katharina Wagner défie la tradition au Liceu, avec une lecture de l’œuvre étonnante, le spectacle étant par ailleurs servi par une interprétation musicale superlative
Lundi soir, le Gran Teatre del Liceu de Barcelone a levé le rideau sur une nouvelle production très attendue de Lohengrin, opéra de Richard Wagner. Mise en scène par Katharina Wagner, actuelle directrice artistique du festival de Bayreuth et arrière-petite-fille du compositeur, cette production devait initialement voir le jour il y a plusieurs années, mais a été reportée en raison de la pandémie de Covid-19.
Lohengrin occupe une place particulière dans l’histoire de l’opéra à Barcelone : il fut le premier ouvrage de Wagner à y être représenté et témoigne de la longue tradition wagnérienne de la ville, où une véritable communauté de passionnés s’est formée au fil des décennies. Pour cette occasion, une distribution réunissant certains des plus grands spécialistes du répertoire a été assemblée, faisant du Liceu une sorte de « Bayreuth méditerranéen » le temps de quelques semaines.
Lohengrin annonce déjà certains principes esthétiques qui culmineront dans L’Anneau du Nibelung, notamment l’usage des leitmotivs et une structure inspirée de la tragédie grecque. Fidèle à cette volonté d’innovation, Katharina Wagner propose ici une relecture audacieuse de l’opéra, cherchant à en révéler de nouvelles facettes et à en approfondir le sens pour un public contemporain.
Une légende « renversée » par Katharina Wagner
Dès le lever de rideau, l’ambiance sombre s’impose. Le spectateur se retrouve face à une forêt morte, où trône, sur une petite colline de terre, un cygne noir immobile, veillant sur un étang aux eaux opaques. Pendant l’ouverture, Elsa et son frère jouent avec insouciance, mais très vite, Lohengrin apparaît et attire l’enfant près de l’eau pour faire des ricochets. Quelques instants plus tard, il l’attire doucement dans l’étang et le noie froidement sous nos yeux médusés. Le corps de Gottfried disparaît dans les profondeurs tandis que Klaus Florian Vogt, immergé jusqu’à la taille, récupère la couronne de l’enfant et l’enterre devant le cygne noir, témoin silencieux du crime, alors qu’Elsa dort paisiblement.
Dès ces premiers instants, tout bascule : ce héros supposé divin ne se présente plus comme une figure immaculée auréolée de sainteté, mais comme un être sombre, prisonnier d’une fuite en avant. Loin de l’image du chevalier rédempteur issu des contes, Lohengrin apparaît ici comme un homme hanté, rongé par une quête de pouvoir qui le dépasse.
Le procès qui suit ne repose plus sur une opposition claire entre le bien et le mal. Le roi Heinrich, d’ordinaire figure de sagesse et d’équilibre, prend ici des allures de dictateur : sa gestuelle est autoritaire, ses hommes d’armes exécutent des ordres avec une discipline rigide, leur démarche quasi militaire évoquant un régime totalitaire dont le nom n’est jamais prononcé. Elsa, quant à elle, est jugée d’avance. Mise à la potence dès le début du procès, elle semble condamnée sans même avoir pu plaider sa cause. Ortrud et Friedrich von Telramund, véritables architectes de sa chute, ont eux-mêmes préparé la corde destinée à son exécution. Dans ce cadre oppressant, le chœur joue un rôle fondamental, se tenant toujours en place avec une précision extrême et offrant une interprétation d’une sensibilité remarquable, donnant ainsi au récit une résonance particulièrement puissante.
À trois reprises, peu avant la fin de chaque acte, Lohengrin se retrouve seul dans un halo de lumière, tandis que les autres protagonistes sont plongés dans une obscurité relative. En arrière-plan, cinq répliques du frère noyé apparaissent, fantômes silencieux venus hanter le chevalier. Ils le désignent sans équivoque comme l’auteur de leur massacre, dans un ballet visuel d’une grande poésie. Le jeu des contrastes entre noir et blanc renverse les perspectives : où est le bien, où est le mal ? Une fois encore, Katharina Wagner déconstruit les repères habituels et pousse le spectateur à la réflexion.
La mare devient ensuite le théâtre d’une scène marquante entre Friedrich von Telramund et sa femme. À la recherche d’une preuve du forfait de Lohengrin, Ortrud, immergée jusqu’au nombril, plonge dans l’eau pour sonder les profondeurs de l’étang. Le cygne noir, omniprésent, semble la guider dans sa quête de vérité. Finalement, Telramund met la main sur la couronne d’enfant enterrée, dévoilant ainsi une preuve accablante qui servira à nourrir leur accusation.
C’est après cet événement que la mise en scène exploite également l’espace vertical : trois chambres blanches, aseptisées, apparaissent en hauteur, représentant des retranchements mentaux où chaque personnage semble enfermé dans ses propres obsessions. On y accède par un escalier, soulignant leur inaccessibilité et l’ isolement psychologique des personnages.
Lorsque les doutes d’Elsa deviennent trop pressants, elle ose enfin demander des comptes à Lohengrin. Acculé, il laisse éclater sa colère et devient violent. Friedrich von Telramund, tentant de protéger Elsa, est tué, tandis qu’Ortrud parvient à neutraliser Lohengrin en le menaçant. Au regard de tous, il révèle son identité et répond aux questions sur son origine. Accusé par Elsa et Ortrud, il se voit démasqué et obligé de disparaître. Conscient que son secret est dévoilé et qu’il n’est plus digne de sa lignée, il choisit de se suicider.
Avec cette mise en scène radicale, Katharina Wagner bouleverse tous les codes de Lohengrin. Les méchants ne sont pas ceux que l’on croit, et la figure héroïque traditionnelle s’efface au profit d’un récit plus trouble, où le bien et le mal s’entrelacent jusqu’à devenir indiscernables. Un véritable tour de force, qui déconstruit avec brio notre vision habituelle de l’œuvre.
Un cast d’experts et une direction musicale enthousiasmante
La direction de Josep Pons, à la tête de l’Orquestra Simfònica del Gran Teatre del Liceu, se distingue par une approche d’une grande clarté et d’une précision remarquable. Le chef parvient à révéler toute la richesse orchestrale de Lohengrin, en jouant sur une palette sonore extrêmement nuancée. Son interprétation repose sur un contraste saisissant entre des textures lumineuses et éthérées, portées par les cordes, les bois, et des couleurs plus sombres et massives, dominées par les cuivres et les basses.
Pons magnifie ainsi la dualité de l’ouvrage, opposant la pureté et l’innocence d’Elsa, incarnées par une sonorité diaphane et suspendue, à l’ombre qui plane sur le reste du drame. L’équilibre entre les différentes sections est soigneusement construit, et Pons parvient à donner du relief à chaque pupitre tout en maintenant une ligne musicale limpide, même si parfois un peu forte. Son attention aux dynamiques et aux respirations permet de préserver toute la dimension théâtrale de l’œuvre, évitant tout effet de lourdeur malgré l’ampleur monumentale de la partition.
L’orchestre du Liceu s’impose comme un acteur essentiel du drame, transcendant la partition de Wagner avec beaucoup de musicalité et de précision. À aucun moment la tension dramatique ne retombe, et chaque nuance, chaque inflexion semble pensée pour servir à la fois la musique et la vision scénique de Katharina Wagner. Une performance remarquée, où l’intelligence de la direction musicale et la qualité instrumentale se conjuguent pour offrir une soirée enthousiasmante.
Dès son entrée en scène, Klaus Florian Vogt impose son Lohengrin comme une figure profondément troublante. Son timbre si singulier, clair et presque irréel, confère au personnage une aura d’étrangeté qui contraste avec la noirceur de son comportement. Il n’a plus rien du chevalier rédempteur auréolé de pureté : dès son arrivée, il exerce une emprise sur Elsa, imposant sur elle une pression tant physique que psychologique. Son interprétation, tout en retenue, souligne cet aspect insidieux : la douceur apparente de son chant masque une violence latente, chaque inflexion suggérant une tension sous-jacente.
Le procès, moment clé du drame, met en lumière cette ambiguïté. Lohengrin prend la défense d’Elsa avec une conviction absolue. Pourtant, ce plaidoyer n’est qu’un mensonge : nous savons qu’il est lui-même à l’origine du crime dont Elsa est accusée. Ce décalage crée un malaise troublant, renforcé par le chant de Vogt, d’une précision glaçante, où chaque nuance semble pesée avec une maîtrise implacable.
Cette mise en scène renverse totalement l’image traditionnelle du chevalier au cygne. Dès le premier acte, Lohengrin repousse brutalement l’animal d’un coup de pied avant de le dissimuler dans une caisse sous les rires d’une partie du public. Il cherche ainsi à effacer toute trace de ce qu’il est réellement. Ce geste en dit long : le cygne noir incarne à la fois sa conscience et son passé, qu’il tente désespérément de nier. De même, la chaleur habituellement présente dans son duo avec Elsa au troisième acte disparaît totalement. La scène est fragmentée : chacun est isolé dans sa propre chambre, leurs échanges devenant presque fantasmés. Dans un effet de miroir saisissant, le visage de l’enfant noyé surgit, rappel brutal du crime originel. Plus qu’une ombre du passé, il est une accusation permanente, un fardeau dont Lohengrin ne pourra jamais se libérer.
Dans cette relecture, Lohengrin n’est plus un héros divin, mais un homme déchu, corrompu par son propre mensonge. Il n’a plus d’échappatoire. Lorsque la confiance est brisée, il ne reste que la mort comme seule réparation possible. Dans un ultime moment de lucidité, il choisit de disparaître, consumé par sa propre faute.
Klaus Florian Vogt épouse cette vision avec une subtilité remarquable. Si sa voix a légèrement évolué, elle conserve cette couleur unique qui le rend immédiatement reconnaissable. Il donne à entendre un Lohengrin paradoxalement intime et distant, puissant et vulnérable, dont la déchéance nous saisit autant qu’elle nous interroge.
Elsa, incarnée par Elisabeth Teige, nourrit des doutes sur son hérault tout au long de l’opéra, et cela transparaît clairement dans son jeu scénique. Seul le moment où elle évoque son rêve lui apporte une brève sérénité : ultime refuge face à une réalité menaçante ou véritable foi en un héros venu la défendre ? Son chant possède le charme envoûtant d’une esthétique légèrement surannée, porté par une technique impeccable. La ligne mélodique demeure souple, la voix agile et lumineuse, révélant une Elsa tiraillée entre l’espoir et l’angoisse.
Peu à peu, alors que la vérité s’impose à elle, Elsa se consume sous le poids de ses doutes et de ses erreurs. Loin de l’amoureuse dévouée que l’on imagine souvent, Elisabeth Teige en fait une femme plus affirmée, dont la fragilité initiale laisse place à une détermination inflexible. Sa voix, d’abord candide et rêveuse, se teinte d’une intensité nouvelle au moment fatidique où elle ose enfin exiger des comptes. Affirmative, résolue, elle veut connaître le mystère des origines de son époux. La confiance est brisée. L’inéluctable se produit.
Dans cette production, Ortrud, directive et autoritaire, devient la messagère d’un doute qui, pour une fois, est distillé dans un but de protection. Une nouvelle fois, les codes sont renversés : ses propos, traditionnellement perçus comme de la manipulation pure, prennent ici la forme d’une vérité que nous, spectateurs, connaissons déjà. En remettant en question l’intégrité de Lohengrin, elle ne fait que souligner ce que nous avons vu dès le début. Pourtant, son ambition demeure intacte : elle ne résiste pas à la tentation du pouvoir et, avant même de couronner son époux, elle se pare elle-même de la couronne retrouvée grâce au cygne noir. Une fois encore, l’ambiguïté règne, et Katharina Wagner met en lumière les nuances les plus profondes de l’âme humaine.
Arrivée en substitution de Iréne Theorin pour la première représentation, Miina-Liisa Värelä s’impose comme une remplaçante de premier choix. Son interprétation est d’une puissance redoutable, tant scéniquement que vocalement. Elle se plie avec engagement et rigueur aux directives exigeantes de Katharina Wagner, livrant une Ortrud glaçante de détermination. Son chant est tout aussi impressionnant : ses aigus, d’une solidité implacable, s’élèvent avec une maîtrise parfaite lors de l’invocation des dieux païens, tandis que son médium, d’une richesse et d’une subtilité remarquables, se teinte de nuances plus feutrées dans ses échanges avec Elsa.
À ses côtés, Friedrich von Telramund, son époux, apparaît soumis et obéissant. Il est tiraillé entre sa soif de réhabilitation et l’influence de son épouse. Sa fragilité éclate au fil de l’ouvrage, culminant dans un moment d’humanité saisissant lorsqu’il choisit de sauver Elsa, malgré le fait qu’elle ait repoussé sa main. Ólafur Sigurdarson, qui incarne le rôle, en offre une lecture saisissante de justesse. Son baryton ample et mordant épouse les contours psychologiques du personnage.
Günther Groissböck incarne un roi Heinrich d’une stature imposante, loin de la figure de justice et de sagesse habituelle. Ici, le personnage revêt une dimension plus subtilement rigide et autoritaire, évoquant davantage un souverain implacable qu’un guide bienveillant. Sa voix de basse puissante et ample lui permet d’alterner entre ces différentes nuances avec une aisance remarquable. Il impressionne par la richesse de ses couleurs vocales et son magnifique sens du legato, conférant au personnage une autorité redoutable tout en conservant une certaine majesté.
Seul le héraut du roi, interprété par Roman Trekel reste en retrait. Chargé de lancer les appels pour convoquer le défenseur d’Elsa, il peine à imposer son autorité vocale. Son interprétation apparaît un peu décousue, et son timbre manque d’éclat.
S’il y a bien une chose qui a, en cette soirée, mis tout le monde d’accord, c’est l’excellence de la distribution vocale. Réunissant certains des meilleurs spécialistes du répertoire wagnérien, le plateau s’est illustré par une prestation remarquée, soutenue par un orchestre du Liceu en grande forme. Porté par une direction musicale inspirée, ce Lohengrin restera sans aucun doute dans les mémoires.
Katharina Wagner déclarait dans le programme en ligne de l’opéra qu’avec son équipe, elle espérait « ouvrir de nouvelles perspectives de l’œuvre au public et ainsi lui offrir une soirée passionnante, émouvante et stimulante qui, espérons-le, suscitera des discussions et des réactions ». Nul doute que son pari est réussi. Cette représentation a déclenché une véritable frénésie parmi les spectateurs, alimentant des débats passionnés et suscitant des réactions contrastées. Mais après tout, n’est-ce pas là l’essence même de l’art et du spectacle vivant ? À l’image de son illustre arrière-grand-père, Katharina Wagner prouve une fois encore qu’elle ne laisse personne indifférent !
Heinrich : Günther Groissböck
Lohengrin : Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant : Elisabeth Teige
Friedrich von Telramund : Ólafur Sigurdarson
Ortrud : Miina-Liisa Värelä
Le hérault : Roman Trekel
Chevaliers : Jorge Rodríguez-Norton, Gerardo López, Guillem Batllori, Toni Marsol
Jeunes nobles : Carmen Jiménez, Mariel Fontes, Elisabeth Gillming, Mariel Aguilar
Orchestre symphonique du Grand Théatre du Liceu, dir. Josep Pons, assisté de P. Mauricio Sotelo-Romero
Chœur du Grand Théatre du Liceu, dir. Pablo Assante
Mise en scène : Katharina Wagner
Scénographie : Marc Löhrer
Costumes : Thomas Kaiser
Lumières : Peter E. Younes
Dramaturgie : Daniel Weber
Lohengrin
Opéra romantique en trois actes de Richard Wagner, livret du compositeur, créé au Großes Fürstliches Hoftheater de Weimar le 28 août 1850.
Barcelone, Grand Théâtre du Liceu, représentation du Lundi 17 mars 2025.