Un des spectacles les plus intelligents et les plus aboutis musicalement auxquels nous ayons assisté ces derniers mois !
Sauf erreur, Paris n’avait pas vu de Werther en version scénique depuis la reprise du beau spectacle de Benoît Jacquot à l’Opéra Bastille en 2016. Cette production, qui est la reprise d’un spectacle créé à la Scala en juin dernier (et chroniqué dans nos colonnes par Raffaele d’Eredita), était donc particulièrement attendu, d’autant que la mise en scène est signée du talentueux Christof Loy et que la distribution est, sur le papier, des plus alléchantes… De fait, cette soirée de première au Théâtre des Champs-Élysées s’est achevée par un spectaculaire triomphe.
Après Bordeaux, Paris découvre enfin le Werther de Benjamin Bernheim. Dans une forme vocale absolument époustouflante, le ténor franco-suisse a littéralement bouleversé le public du TCE par une incarnation d’une émotion constante – mais aussi d’une justesse stylistique et d’une maîtrise technique admirables. Disposant d’un instrument dont il semble pouvoir faire absolument tout ce qu’il veut, l’incarnation vocale du personnage émeut par un jeu subtil de nuances jamais gratuites mais toujours intelligemment dispensées à des fins dramatiques ou poétiques. Du très grand art qui fait d’ores et déjà de Bernheim l’une des références absolues dans un rôle où il est aujourd’hui sans rival.
Le personnage de Charlotte est tantôt confié à des chanteuses aux voix larges et puissantes (telles celles, jadis, de Gorr ou Crespin), tantôt à des mezzos aux timbres plus clairs et aux voix plus (parfois trop) légères. La Charlotte de Marina Viotti se situe exactement entre ces deux extrêmes : légère, réservée, pudique aux deux premiers actes, la voix prend une ampleur inattendue à partir de l’acte III, avec notamment un « Ah ! Mon courage m’abandonne ! » d’une violence désespérée bouleversante et d’admirables envolées lyriques ou dramatiques. La diction, comme celle de son partenaire, est extrêmement soignée : dans l’air des larmes, au troisième acte, la chanteuse fait preuve de la même délicatesse dans le phrasé, de la même attention poétique aux mots que celles qu’elle mettrait dans l’interprétation d’une mélodie ou d’un lied. Une incarnation justement acclamée au rideau final.
Totalement investi dans son personnage, Jean-Sébastien Bou est un Albert à la projection impeccable et à la diction là encore irréprochable. Sandra Hamaoui est une Sophie un peu moins légère que celles habituellement entendues dans le rôle, ce qui n’est pas un mal et correspond bien à la volonté du metteur en scène de faire de la sœur de Charlotte un personnage fort sur le plan dramatique. Les seconds rôles sont excellemment tenus, avec une mention particulière pour le bailli de Marc Scoffoni et les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, aux interventions absolument impeccables.
À la tête d’un orchestre Les Siècles éclatant, le chef Marc Leroy-Calatayud, que nous avions découvert à Genève dans Roméo et Juliette (avec, déjà, Benjamin Bernheim) et qui vient par ailleurs de diriger le premier Werther de Pene Pati), délivre une interprétation qui aura peut-être ses détracteurs en ceci qu’elle assume certains partis pris – qui nous ont pour notre part tout à fait convaincu : d’un grand raffinement, d’une attention constante aux moindres détails de l’orchestration, elle laisse parfois éclater une violence orchestrale étonnante – et ce dès le prélude –, offrant ainsi un parfait équivalent sonore à la lecture scénique proposée par Christof Loy, où le vernis très policé du milieu bourgeois dans lequel évoluent les personnages craque parfois et met au jour la violence des relations qu’ils entretiennent entre eux. À noter également certains tempi assez lents (celui de « Je vous écris de ma petite chambre », par exemple, ou encore de l’air des larmes), qui semblent figer le temps et ouvrir une parenthèse introspective dans la progression dramatique.
La mise en scène de Christof Loy, enfin, est un modèle d’intelligence et de cohérence, et se situe aux antipodes des innombrables productions qui inondent les scènes lyriques nationales et internationales dans lesquelles les metteurs et metteuses en scène se contentent de plaquer pour la énième fois, et quelle que soit l’œuvre, le même discours déjà tout prêt, dans un décor forcément très laid. Rien de tel ici : l’œuvre a été pensée en elle-même et pour elle-même, avec notamment une analyse des caractères et de la psychologie des personnages très poussée et en tout point convaincante. Le décor de Johannes Leiacker (un grand mur clair percé d’une large porte laissant apparaître une véranda derrière laquelle se distingue la silhouette d’un arbre) contribue à enfermer les personnages dans un huis clos, en leur refusant l’accès à l’extérieur et à la nature qui pourrait, peut-être, apporter un apaisement à leurs souffrances. Devant ce mur, les personnages, parfois épiés par des représentants de la « bonne société », se révoltent contre le « devoir » imposé par les normes sociales et se déchirent de façon particulièrement violente : comme dans l’Andromaque de Racine, le drame naît d’une succession d’amours non partagées : Charlotte aime Werther, mais est mariée à Albert, qui aime Sophie, qui aime Werther…
Le héros éponyme n’est pas seulement le personnage animé d’une mélancolie noire et suicidaire, suscitant immédiatement l’empathie du public : il est avant tout malade, et s’il dégage certes une indéniable aura poétique, il suscite également une forme de malaise, perceptible dès avant son entrée en scène, par le jusqu’au-boutisme de son attitude et la violence de certains gestes.
Dans cette lecture, les personnages de Sophie et Albert prennent également un relief inattendu. Sophie est très clairement jalouse de sa sœur, et l’exclamation qu’elle prononce (« Charlotte ! Albert est de retour[i] ! ») alors qu’elle trouve sa sœur dans les bras du héros éponyme sonne très clairement comme un reproche – doublé d’un dépit amoureux. Albert, quant à lui, bien que devant épouser Charlotte, n’est pas insensible aux charmes de Sophie, au point qu’on ne sait si le « elle » de l’exclamation « Elle m’aime ! », prononcée juste après avoir reçu un baiser de Sophie, désigne celle-ci ou Charlotte… Quant à la scène finale, qui se passe non dans le cabinet de travail de Werther mais toujours dans la maison du bailli, en présence de Sophie et d’Albert qui découvre et lit, abasourdi, toutes les lettres adressées par Werther à sa femme, elle laisse, après la mort du poète, Charlotte, sa sœur et son époux littéralement, définitivement dévastés par le drame qu’ils viennent de vivre…
Une lecture forte, intelligente, remarquablement pensée et réalisée, à laquelle on peut bien sûr ne pas adhérer mais qui ne justifie nullement les quelques (inévitables) huées entendues au rideau final – au demeurant vite couvertes par les applaudissements chaleureux adressés à toute l’équipe scénique, lesquels applaudissements sont vivement encouragés par un Benjamin Bernheim visiblement conquis par sa collaboration avec le metteur en scène !
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[i] Exclamation qui, dans le livret, échoit au bailli.
Pour lire l’interview Première Loge de Benjamin Bernheim, c’est ici !
Pour lire l’interview Première Loge de Marina Viotti, c’est là !
Werther : Benjamin Bernheim
Charlotte : Marina Viotti
Albert : Jean-Sébastien Bou
Sophie : Sandra Hamaoui
Le bailli : Marc Scoffoni
Johann : Yuri Kissin
Schmidt : Rodolphe Briand
Kätchen : Johanna Monty*
Brühlmann : Guilhem Begnier*
* membre du chœur Unikanti
Comédiens : Agnès Aubé, Jean-Pierre Cormarie, Roland David, Martine Demaret, Rita Falcone, Danièle Gouhier-Rezzi, Laurent Letellier, Odile Morhain, Catherine Pepinster
Les Siècles, dir. Marc Leroy-Calatayud
Solistes enfants et Chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine
Mise en scène : Christof Loy
Reprise de la mise en scène : Silvia Aurea De Stefano
Scénographie : Johannes Leiacker
Costumes : Robby Duiveman
Lumières : Roland Edrich
Werther
Drame lyrique en 4 actes de Jules Massenet, livret d’Edouard Blau, Paul Millet et Georges Hartmann d’après Goethe, créé (en allemand) à l’Opéra Impérial de Vienne le 16 février 1892 (création dans la langue originale française le 27 décembre 1892 à Genève).
Paris, TCE, représentation du samedi 22 mars 2025.
3 commentaires
Admirable critiques merci monsieur Lelièvre .
Un grand merci à vous Monsieur Gaucheron-Pérol !
Je ne savais pas qu’Albert aimait Sophie…
J’ai détesté cette mise en scène, laide et inutile