Retour de la Salome de Manfred Schweigkofler, cette fois-ci à Naples : un spectacle qui ne convainc pas vraiment, en raison d’une lecture manquant d’originalité.
Alcina il y a quelques jours à Rome, ce soir, à Naples, Salomé. Autre enchanteresse et femme tout aussi dangereuse, autre vouée à l’échec. 170 ans séparent la magicienne de Händel de la nécrophile de Strauss, l’une rejetée par Ruggiero qui avait été ensorcelé, l’autre rejetée par Jochanaan, prophète éclairé par le divin.
Quelque 120 ans plus tard, nous retrouvons une production qui n’est pas nouvelle pour le San Carlo : il s’agit en effet de la reprise de la mise en scène de Manfred Schweigkofler datant de novembre 2014, une production qui avait été montée trois ans plus tôt pour les théâtres de Bolzano, Modène et Plaisance. Et il y aurait également eu une reprise en 2021 sans l’annulation due au Covid. Il ne s’agissait pas d’un spectacle particulièrement nouveau à l’époque, et les années suivantes, Van Hove, Castellucci, Warlikowski, Michieletto, Loy, Steier, Černjakov, Mondtag, Mundruczó et Kosky (ce dernier il y a tout juste un an à Rome), allaient proposer leurs propres versions de l’œuvre. Celle de Schweigkofler n’est pas vraiment originale et il ne reste que peu de choses de ses intentions exprimées dans l’interview publiée dans le programme. Sa lecture n’est guère éclairante sur la psychologie des personnages et les relations morbides des trois hommes avec la princesse de Judée : Jochanaan, Hérode et Narraboth. L’histoire est traitée de manière didactique dans un cadre intemporel : la scénographie de Nicola Rubertelli, éclairée par les lumières froides de Claudio Schmid, montre un escalier enfermé entre deux hauts murs, tandis qu’un miroir à 45° reflète la scène d’en haut – révélant un dessin rappelant une toile de Chagall – ainsi que l’intérieur de la citerne, une trappe banale avec une échelle menant à la zone située sous la scène. Ce miroir est en fait inutile dans le spectacle, si ce n’est pour montrer le plateau au public des derniers gradins.
Si les metteurs en scène susmentionnés ont tous évité d’une manière ou d’une autre l’image impressionnante de la tête coupée – cachée dans une boîte pour Warlikowski, transformée en tête de cheval pour Castellucci… – Schweigkofler ne renonce pas, en revanche, à montrer la tête sanglante du prophète pour susciter de façon assez facile l’horreur du public. Même la danse des sept voiles, qui a suscité chez d’autres metteurs en scène des solutions inédites, est ici banalement exécutée par sept jeunes filles, une pour chaque voile… La sensualité morbide de la danse demeure entièrement dans la musique, mais pas dans la chorégraphie naïve de Valentina Versino, au sein de laquelle les mouvements de la chanteuse sont inclus, avec des résultats pas vraiment convaincants.
Une nouveauté par rapport à la production de 2014 : les costumes sont ici conçus avec des touches orientales par Daniela Ciancio et réalisés avec un nouveau matériau, le ScobySkin, un textile bio-sourcé qui n’utilise ni arbres, ni animaux, ni produits chimiques artificiels, mais qui est fabriqué à partir de feuilles de nanocellulose obtenues par un processus de fermentation bactérienne à partir de déchets de fruits récoltés localement. Un exemple vertueux de réduction de l’impact environnemental tout au long du cycle, de la fabrication à la destruction, comme l’indique le programme de la salle.
Le directeur musical Dan Ettinger dirige l’opéra et, de la partition luxuriante, il accentue les tons barbares et brutaux plutôt que la sensualité, avec des niveaux sonores qui couvrent les voix sur scène ; mais grâce à l’orchestre du théâtre (en grande forme !), il se révèle très habile pour louvoyer au sein de ce réseau thématique dense et des changements soudains de rythme, et pour rendre, dans toute leur plénitude, les couleurs tantôt brillantes, tantôt livides de cette musique. Ricarda Merbeth est une chanteuse ayant développé une carrière très diversifiée au fil du temps, de soprano colorature à soprano wagnérienne. Elle dispose d’un instrument puissant s’exprimant dans une tessiture exigeante, mais elle ne parvient pas à recréer la personnalité complexe de la belle-fille d’Hérode et sa présence scénique semble se référer à des modèles du passé tels que Theda Bara dans le film d’Edwards de 1918, avec de grands mouvements de capes et des regards intenses, plutôt qu’à des interprétations plus modernes.
Le baryton américain Brian Mulligan sera à nouveau Jochanaan dans un mois pour l’ouverture du prochain Festival du Maggio Musicale Fiorentino. Le timbre est clair, le chant déclamatoire élégant, mais (peut-être à cause de la mise en scène ?), le chanteur ne possède pas l’autorité du personnage : il n’émerge pas scéniquement avec la singularité attendue – peut-être également parce que, habillé comme il l’est, on ne comprend guère comment Salomé peut tomber amoureuse de son corps : « Ton corps est blanc comme les neiges qui couchent sur les montagnes, de Judée, et descendent dans les vallées. Les roses du jardin de la reine d’Arabie ne sont pas aussi blanches que ton corps. […] Il n’y a rien au monde d’aussi blanc que ton corps… », comme écrit dans le texte original d’Oscar Wilde.
Hérode est souvent caricaturé, mais ce n’est pas le cas ici : Charles Workman redonne au monarque sa dignité royale même si la voix est souvent couverte par l’orchestre et que les subtilités de son interprétation s’en trouvent perdues. Il en va de même pour l’Hérodiade de Lioba Braun, mais il faut ici tenir compte de l’usure de l’instrument vocal. Les seconds rôles sont fort bien tenus, avec le Narraboth lyrique de John Findon et le Page de Štěpánka Pučálková. Efficaces dans la complexité de leur intervention sont les membres du quintette de juifs querelleurs : Gregory Bonfatti, Kristofer Lundin, Sun Tianxuefei, Dan Karlström et Stanislav Vorobyov. Les autres chanteurs, dont deux des artistes du chœur du théâtre, sont également appréciables.
Après le finale sanglant de l’œuvre, on ne peut parler d’un tonnerre d’applaudissements de la part des spectateurs, dont plusieurs semblaient impatients de regagner le vestiaire…
Hérode : Charles Workman
Hérodiade : Lioba Braun
Salomé : Ricarda Merbeth
Jochanaan : Brian Mulligan
Narraboth : John Findon
La page d’Hérodias : Štěpánka Pučálková
Premier Juif : Gregory Bonfatti
Deuxième Juif : Kristofer Lundin
Troisième Juif : Sun Tianxuefei #
Quatrième Juif : Dan Karlström
Cinquième Juif : Stanislav Vorobyov
Premier Nazaréen : Liam James Karai
Deuxième Nazaréen : Žilvinas Miškinis
Premier Soldat : Dominic Barberi
Deuxième Soldat : Artur Janda
Un Cappadocien : Giacomo Mercaldo ♮
Un Esclave : Vasco Maria Vagnoli ♮
Orchestre et Ballet du Teatro di San Carlo, dir. Dan Ettinger
Directrice du Ballet : Clotilde Vayer
Mise en scène : Manfred Schweighofler
Scénographie : Nicola Rubertelli
Costumes : Daniela Ciancio
Lumières : Claudio Schmid
♮ Chœur du Teatro di San Carlo
# Accademia del Teatro di San Carlo
Salome
Opéra en un acte de Richard Strauss, livret du compositeur d’après la traduction allemande par Hedwig Lachmann de la pièce de théâtre Salomé d’Oscar Wilde, créé au au Königliches Opernhaus de Dresde le 9 décembre 1905.
Teatro dell’Opera di Roma, représentation du jeudi 20 mars 2025.