Turin, La Dame de Pique, 3 avril 2025
Reprise à Turin d’une Dame de Pique berlinoise (avec Jennifer Larmore dans le rôle-titre), qui devait initialement être confiée au metteur en scène anglais Graham Vick récemment disparu.
Une œuvre truffée de références
En 1890, Tchaïkovski avait écrit huit de ses dix opéras, cinq de ses symphonies, deux de ses principaux ballets et la plupart de ses œuvres concertantes et pianistiques. Il lui reste trois ans à vivre. Il est au sommet de sa popularité, mais malheureux. Au cours d’un voyage à Florence, il commence à composer La Dame de pique sur un livret de son frère Modeste, d’après le roman homonyme de Pouchkine. À son retour en Russie, il reçoit une lettre de Nadežda von Meck l’avertissant qu’elle ne peut plus le subventionner : la bienfaitrice de longue date traverse une période de maladie et la vieillesse la rend de plus en plus dépendante de ses enfants, qui n’approuvent plus le mécénat de leur mère. Les tentatives de Tchaïkovski pour rétablir les relations sont vaines et causent en lui un profond malaise… Qui sait s’il n’y a pas un peu de cette von Meck dans le personnage de la Comtesse du nouvel opéra…
Le sujet avait déjà été mis en musique par Halévy (La dame de pique, 1850) et par von Suppé (Pique Dame, 1864), mais le thème de l’obsession d’Hermann, d’abord pour l’amour puis pour le jeu, n’a pu trouver chez Tchaïkovski q’une expression on ne peut plus appropriée dans une partition qui présente des affinités musicales avec ses dernières symphonies, mais qui utilise aussi des emprunts et des références explicites : Carmen avec le chœur des enfants-soldats dans la première scène et le dernier air d’Hermann au troisième acte ; les citations contenues dans la scène du bal, avec des échos de Mozart (Quintette en ut mineur KV 406) dans le duo des bergers, tandis que le thème du menuet provient d’un chœur du Figlio rivale de Bortnjansky ; l’arrivée de l’impératrice est accompagnée par la polonaise avec chœur « Retentis, tonnerre de la victoire », écrite en 1791 par le compositeur russe Ossip Kozlowski à l’occasion d’une victoire militaire de Catherine. Enfin, l’aria de la comtesse « Je crains de lui parler la nuit » est tirée de Richard Cœur de Lion de Grétry.
Belle exécution musicale
La difficulté pour le chef consiste à donner une unité de sens à une œuvre aussi fragmentée en tableaux très différents. Ici, à la tête de l’orchestre du Regio – en grande forme – se trouve Valentin Uryupin, que nous avions apprécié il y a deux ans dans l’interprétation en version de concert de La Fiancée du Tsar de Nikolaï Rimski-Korsakov, et qui avait également donné une interprétation intense d’une autre œuvre de Tchaïkovski, L’Enchanteresse, à l’opéra de Francfort l’année précédente. Uryupin met en valeur la chaleur des bois et des cordes dans les moments intimes de a partition, l’obsession du protagoniste étant rendue palpable par une musique palpitante et, littéralement, obsédante. Il est d’autant plus regrettable que nous ne puissions entendre ce que le jeune chef ukrainien aurait fait de la « Pastorale ». La page est en effet expurgée dans cette version, certainement par le metteur en scène qui aurait eu du mal à en rendre l’esprit dans son interprétation. La suppression de cette page essentielle dans l’économie de l’opéra, qui se nourrit de cette ambiguïté stylistique mêlant Mozart (tel qu’on le connaissait en 1890, certes), opéra français et thèmes populaires, ne trouve pas selon nous de justification valable.
La distribution mise en place par le Regio est excellente, avec des interprètes presque tous originaires de la région slave, ce qui permet une diction sûre. Lisa a la voix chaude mais peu étendue de Zarina Abaeva, à l’aise dans les moments lyriques, moins dans les moments dramatiques, et dont la présence en scène n’est pas très exaltante. Confrontée au Hermann de Michail Pirogov, le feu ne prend pas – peut-être également parce que le chanteur ne s’investit guère dans son jeu d’acteur. Néanmoins, le ténor de Bouriatie (anciennement Sibérie) offre une performance vocale respectable qui s’améliore au cours de la soirée. Le beau timbre et les intentions expressives s’adaptent aux différents états d’âme du personnage grâce à un instrument bien rodé. Le Tomsky d’Elchin Azizov, baryton à la projection aisée et à la présence scénique autoritaire, est pleinement convaincant. Vladimir Stoyanov en Prince Eleckij a pour lui le plus bel air de l’opéra, le fameux « Ia vas liubliu », rendu avec émotion, une grande élégance et un phrasé impeccable, même si la voix est parfois couverte par l’orchestre. Pauline a la voix agréable de la turco-allemande Denis Uzun, à qui on reproche malgré tout dans l’ineffable duo avec Lisa quelques écarts d’intonation. La Comtesse de Jennifer Larmore n’est pas tout à fait annonciatrice de la mort qui guette le personnage, la chanteuse se montrant vocalement en pleine forme avec un timbre encore clair. Mais l’interprète joue bien son rôle, avec une attention précise aux mots et une présence magnétique. Le reste de la distribution a fait bonne figure : Ksenia Chubunova (Gouvernante) et Irina Bogdanova (Maša), souvent présentes au théâtre de Turin, Alexeij Dolgov (Čekalinsky), Vladimir Sazdovski (Surin), Joseph Dahdah (Čaplickij), Viktor Ševčenko (Narumov), et Luca Degrandi (Le Commandant des enfants). Le chœur dirigé par Ulisse Trabacchin et celui des voix d’enfants dirigé par Claudio Fenoglio ont été impeccables.
Un spectacle initialement commandé à Graham Vick
Avoir été l’assistant d’un grand metteur en scène n’est pas toujours une garantie. Cela se confirme avec cette Dame de Pique qui, initialement prévue dans la mise en scène de Richard Jones vue au Costanzi il y a dix ans, a été remplacée par une production de la Deutsche Oper de Berlin réalisée par Sam Brown, assistant de Graham Vick. Le défunt metteur en scène anglais devait mettre en scène le chef-d’œuvre de Tchaïkovski en 2021, mais la pandémie, puis son décès ont conduit à l’annulation du projet, recréé l’année dernière par l’Opéra de Berlin par Brown et donné maintenant au Regio di Torino avec une mise en scène reprise par Sebastian Häupler. Trois étapes séparent donc la production actuelle des intentions initiales de Vick, et le résultat est tout sauf excitant.
L’une des idées qui sous-tendent la mise en scène est l’engouement de la vieille comtesse pour son agresseur : elle continuera à le suivre post mortem. Une idée irrévérencieuse et intrigante, mais totalement illogique puisque la femme lui révèle les mauvaises cartes et provoque sa chute. La scène de la comtesse – non pas une vieille femme décrépite, mais une ravissante milf dont les sens sont loin d’être endormis – mourant non pas de peur, mais dans les spasmes du dernier orgasme provoqué par le canon du pistolet que German lui met dans la bouche, restera dans les mémoires comme l’une des plus gênantes vues au théâtre. Presque autant que le bal masqué de l’acte II dans la « grande salle de la maison d’un riche dignitaire » transformée ici en discothèque psychédélique par les lumières se reflétant sur la boule à facettes du plafond. Pour ne rien dire des mouvements érotiques des danseurs dans la chorégraphie de Ron Howell réadaptée par Angelo Smimmo, avec les danseurs strictement regroupés selon différentes combinaisons : lui avec elle, lui avec lui, elle avec elle. Les erreurs de mise en scène sont également évidentes dans cette scène, lorsque les chaises sont d’abord placées en cercle, mais ne sont pas utilisées, puis regroupées à l’arrière pour la « Pastorale », qui n’a cependant pas lieu ! L’éclairage de Linus Fellbom s’avère également malheureux lorsqu’il laisse une partie de la scène dans l’obscurité ou avec de vilaines ombres rasantes, sans parler d’un effet de timing mal pensé au premier tableau, interrompant l’atmosphère ensoleillée du jardin. Le décor choisi par le metteur en scène s’étend sur trois siècles – XVIIIe, XIXe et XXe, et les costumes de Stuart Nunne sont impitoyables envers l’interprète de Lisa, habillée d’abord en ménagère pour la messe du dimanche, puis en princesse Barbie, mais avec les plumes de la Veuve joyeuse sur la tête. Nunne signe également la scénographie, un demi-cercle de panneaux tournants montrant d’un côté une boiserie du XVIIIe siècle et de l’autre les murs tapissés de portraits de Lisa dans la caserne d’Hermann.
Après les références cinématographiques des trois Manon en début de saison, il manquait un autre film pour accompagner d’images l’histoire de La Dame de Pique ! C’est chose faite avec des images filmiques se présentant comme un commentaire sur le passé de la comtesse ; puis, dans le boudoir de la comtesse qui, telle Norma Desmond dans Sunset Boulevard, se remémore un film dans lequel elle était elle-même une jeune Lisa, défilent des plans du film muet La Dame de Pique réalisé par Jakov Aleksandrovič Protazanov en 1916.
À la fin des quatre heures de spectacle, applaudissements chaleureux pour les chanteurs et le chef d’orchestre, quelques contestations pour les auteurs de la mise en scène.
Hermann : Mikhail Pirogov
Lisa : Zarina Abaeva
La Comtesse : Jennifer Larmore
Le comte Tomskij : Elchin Azizov
Le Prince Eleckij : Vladimir Stoyanov
Pauline : Deniz Uzun
Čekalinskij : Alexey Dolgov
Surin : Vladimir Sazdovski
La gouvernante : Ksenia Chubunova
Le maître de cérémonie : Joseph Dahdah
Narumov : Viktor Shevchenko
Maša : Irina Bogdanova
La Dame de Pique
Opéra en trois actes et sept scènes de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Modeste Ilitch Tchaïkovski (neveu du compositeur) d’après Pouchkine, créé le 19 décembre 1890 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
Teatro Regio de Turin, représentation du jeudi 3 avril 2025.