Sigurd, Opéra de Marseille, 4 avril 2025
Poursuivant, en cette année du centenaire de la réouverture de la salle Reyer, une programmation souhaitant rendre tout son lustre d’antan au patrimoine musical français, la direction artistique de Maurice Xiberras met légitimement à l’affiche, après Les Huguenots et L’Africaine donnés lors des saisons précédentes, le fameux Sigurd d’Ernest Reyer, cheval de bataille de tous les fort ténors de jadis…
Du bon goût d’une production sobre
Nous avions gardé de la série de représentations de Sigurd données en clôture de saison 1994-95 le souvenir scénique d’une production lorgnant délibérément vers le côté grandiloquent du « Grand Opéra » et d’un wagnérisme à l’ancienne, truffé de lances, d’épées, de casques et de flambeaux…
Rien de tel dans la nouvelle production de Charles Roubaud, metteur en scène dont l’Opéra de Marseille aura pu s’enorgueillir, depuis bientôt quarante ans (un inoubliable Don Quichotte avec Pierre Thau en 1986 pour commencer…nous étions déjà dans la salle !), d’apports scéniques parmi les plus intelligents et les plus efficaces, laissant dans la mémoire collective des amateurs des souvenirs inoubliables (Salomé, Elektra, L’Or du Rhin, La Walkyrie, Turandot…) jusqu’à celui, sommital, d’une Femme sans ombre, en ouverture de saison 1992-93, qui se vit à juste titre décerner le Prix de la Critique. Maitrisant parfaitement les scènes impliquant le chœur, Charles Roubaud sait donner d’emblée à la nation burgonde de Sigurd tout le mouvement qu’il convient dans un ouvrage où l’effectif choral – acteur à part entière comme il l’est déjà chez Cherubini, Berlioz ou Meyerbeer – doit commenter, observer et relancer, au besoin, l’action dramatique. En totale osmose avec les costumes de Katia Duflot, à la fois raffinés – façon robes cocktails années 1930-40 des dames de la cour de Gunther, intemporels et didactiquement efficaces – les émissaires d’Attila sont bien ici les envoyés d’un pouvoir autoritaire, Sigurd et Brünehilde sont vêtus d’habits de lumière comme le requiert leur statut divin ou presque … – la mise en scène trouve également un appui capital dans les décors d’Emmanuelle Favre, se souvenant de l’élément minéral, mégalithique et forestier de La Walkyrie de Roubaud et, quelque part, des toiles du Bayreuth des premières décennies… On n’est ainsi pas prêt d’oublier le bois de la forêt sacrée d’Islande, au lever de rideau de l’acte II ni l’ouverture de la scène sur l’espace majestueux de la vallée du Rhin, vu depuis la terrasse du burg de Gunther. Enfin, ce travail artistique d’un goût noble et parfait est parachevé tout à la fois dans le choix des lumières créées par Jacques Rouveyrollis, s’inscrivant dans un nuancier allant d’un romantisme allemand de bon aloi à des visions proches de celles d’un tableau de Turner, et dans une utilisation de la vidéo – signée Julien Soulier – qui permet de donner à la scène des épreuves conduisant Sigurd au réveil de Brünehilde tout son aspect heroic fantasy, totalement parlant à un public actuel adepte de certaines séries Netflix !
Un opéra faisant la part belle au chœur et à l’orchestre
Sortons d’emblée du jeu des comparaisons – cruelles pour la plupart – avec ses contemporains français (Gounod, Bizet, Massenet) à la toute autre veine mélodique, et n’allons pas, de même, chercher de l’autre côté des Alpes (Verdi) ou… du Rhin (Wagner), ce qu’il serait vain de trouver chez Ernest Reyer : une forme de génie. L’affaire est entendue : notre héros d’un soir retrouvé n’est pas de cette trempe !
Que peuvent alors faire de cette partition hybride un chef de chœur aussi professionnel que Florent Mayet, à la manœuvre auprès du chœur de la cité phocéenne depuis 2023, et l’un des chefs d’orchestre les plus doués de sa génération, Jean-Marie Zeitouni, pour ses débuts in loco ? Ne tomber déjà, ni l’un ni l’autre, dans le piège d’une grandiloquence musicale faussement wagnérienne – si tant est qu’elle existe chez l’enchanteur de Bayreuth ? – et aller davantage rechercher les influences du compositeur marseillais dans la tragédie lyrique alla Gluck, Berlioz ou Cherubini. Pari parfaitement tenu qui permet ainsi aux deux maîtres d’œuvre de faire entendre une écriture à la noblesse empreinte d’un classicisme reposant davantage sur l’art de la déclamation plus que sur celui du leitmotiv (malgré sa présence à quelques occasions dans la partition).
Ce qui frappe l’oreille, pendant ces quelque trois heures de musique dont il serait sans doute exagéré de vouloir démontrer l’intérêt égal, c’est avant tout, une savante capacité à construire des équilibres, tant dans le travail sur le chœur que sur l’orchestre, et à ne jamais perdre de vue que le souffle – peut-être encore vivace – de cette musique ne doit surtout pas émaner de son taux de testostérone (!) – qui en faisait pourtant les délices de certains des anciens du poulailler de notre Opéra ! – mais bien d’un lyrisme nuancé où violoncelle, petite harmonie et double harpe doivent absolument se faire entendre ! Pari amplement réussi et qu’il convient donc de saluer.
Une distribution à l’homogénéité bienvenue
Du précédent de 1995, on se souvenait sans émotion particulière du Sigurd nasal – comme souvent – mais claironnant d’Alberto Cupido ! Avec Florian Laconi, on est au contraire propulsé dans le monde ancien des ténors héroïques – les fameux « fort ténors » en France – au médium ample et corsé et à l’aigu vaillant. Dès un attendu air d’entrée « Prince du Rhin au pays de mon père » – l’un des Must de ce type de répertoire ! – puis dans sa cantilène « Le bruit des chants s’éteint dans la forêt immense », Florian Laconi donne à entendre une palette vocale aux couleurs fauves et moirées, couronnée par une tierce aiguë des plus brillantes. En outre, la prononciation du français, parfaite, tire davantage l’ouvrage du côté de la déclamation néo-classique d’un Jason de Médée, ce qui permet d’éviter l’écueil d’un chant débraillé qui, souvent ici autrefois, voulait donner de la glotte…
Si une certaine tradition semblait laisser croire que tout repose, dans cet ouvrage, sur le rôle titre, les représentations de l’Opéra de Marseille auront de façon bienvenue permis de constater que les autres emplois sont dotés de forts belle parties.
Du quatuor des envoyés d’Attila, composé de Marc Larcher, Jean-Vincent Blot, Kaëlig Boché et Jean-Marie Delpas, on retiendra la force d’expression dramatique totalement à propos tout comme celle, davantage poétique, du barde de Gilen Goicoechea, baryton toujours bien chantant, et du prêtre d’Odin de Marc Barrard au style français toujours aussi remarquable, comme nous avions pu en juger dans un inoubliable Sancho de Don Quichotte. S’il nous aura fallu un temps d’adaptation pour comprendre que le Hagen reyerien n’a strictement aucun rapport vocal ni psychologique avec son homonyme wagnérien, force est cependant de constater que la conduite scénique qu’a souhaité en donner Charles Roubaud fait de ce personnage une sorte de décadent fin-de-siècle dont Nicolas Cavallier, bien en voix (mais plus baryton-basse que basse comme pourtant inscrit dans la partition), ne fait qu’une bouchée.
Avouons avoir été déçu, lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, par le chant bien ordonné mais peu coloré d’Alexandre Duhamel, Gunther à l’émotion palpable mais souvent en tension dans la partie aigüe de la voix.
C’est plus encore du côté des voix féminines que, dans Sigurd, la concurrence est rude pour le rôle titre : préparatrice des breuvages, la nourrice Uta de la mezzo-soprano Marion Lebègue séduit davantage par une impeccable projection que par des moyens vocaux modestes, ici. C’est, en revanche, une fort belle prise de rôle que nous donne à entendre Charlotte Bonnet, Hilda de grande école, s’inscrivant pleinement dans la tradition de ces grands sopranos lyriques français à l’organe lumineux sur tout l’ambitus – comme sa dernière Musette avignonnaise nous l’a récemment fait entendre ! – à la projection superbe, pouvant passer d’Hilda à Suzel (L’Amico Fritz l’été prochain au festival de Gattières) et, bientôt, à Mireille… Une artiste décidemment à suivre dans son évolution vocale !
Si la Brünhilde de Sigurd dispose, elle aussi, de son salut à la splendeur du jour, elle doit davantage faire montre d’une voix centrale plutôt que d’aigus stratosphériques comme son homonyme chez Wagner. Habituée des grands rôles wagnériens, Catherine Hunold déçoit davantage dans son réveil, curieusement sourd, que dans les duos qui suivront avec Gunther à l’acte III puis avec Sigurd à l’acte IV où la puissance vocale est bien au rendez-vous.
Malgré une assistance plutôt clairsemée, lors de la soirée à laquelle nous avons assisté – et la longueur de la représentation – le public a répondu de façon enthousiaste et sonore aux saluts finaux, pouvant ainsi persuader les organisateurs qu’il demeure indispensable de défendre ce répertoire et de continuer, avec un véritable projet scénique, à lui donner toutes ses chances.
Brünhilde: Catherine Hunold
Hilda : Charlotte Bonnet
Uta : Marion Lebègue
Sigurd : Florian Laconi
Gunther : Alexandre Duhamel
Hagen : Nicolas Cavallier
Un prêtre d’Odin : Marc Barrard
Un barde : Gilen Goicoechea
Inrfrid : Marc Larcher
Hawart : Kaëlig Boché
Rudiger : Jean-Marie Delpas
Ramunc : Jean-Vincent Blot
Orchestre de l’Opéra de Marseille, dir. Jean-Marie Zeitouni
Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Florent Mayet
Mise en scène : Charles Roubaud
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Katia Duflot
Lumières : Jacques Rouveyrollis
Vidéos : Julien Soulier
Sigurd
Opéra en quatre actes d’Ernest Reyer, livret de Camille Du Locle et Alfred Blau, créé à la Monnaie de Bruxelles le 7 janvier 1884.
Opéra de Marseille, représentation du vendredi 4 avril 2025.