Montpellier : Mithridate, mardi 8 avril 2025
Après Lausanne, la production de Mitridate, rè di Ponto est accueillie à Montpellier avec une distribution différente, conduite par Philippe Jaroussky. Dans la mise en scène d’Emmanuelle Bastet, l’opera seria mozartien témoigne des passions conflictuelles intrafamiliales sur fond guerrier … tout aussi toxiques dans notre monde.
Assimiler les canons de l’opera seria : en 1770 comme en 2024
En mars 1770, au cours de son premier voyage italien (il y en aura trois), Wolfgang Amadeus reçoit la commande milanaise de Mitridate rè di Ponto sur un livret de Cigna-Santi d’après la tragédie éponyme de Jean Racine (1673). Créé pour les fêtes natales au Teatro Regio Ducale, l’œuvre constitue ses premiers pas flamboyants vers l’opera seria et précède son Lucio Silla (1772, Milan). Certes, ce séjour de 15 mois lui permet d’ assimiler les codes du genre dominant en Europe, depuis Milan jusqu’au Teatro San Carlo de Naples, en sus du perfectionnement qu’il recherche auprès du docte Padre Martini (Bologne).
Mais comment un adolescent de 14 ans parvient-il à démêler les passions conflictuelles agitant le clan familial du roi Mitridate (ténor) ? Sur le déclin dans son combat contre les Romains, ce monarque jalouse ses fils – Sifare (contre-ténor), l’auto-proclamé vertueux, et Farnace (alto), le mal aimé qui se rebelle. Au cœur de ces enjeux, l’intègre princesse Aspasia (soprano), promise de Mitridate, mais amante de Sifare, et la généreuse Ismene (soprano) guident les hommes vers les chemins de la réconciliation. Au fil de 22 arias, le jeune Amadeus, sans doute aidé de Léopold (son père), parvient à cristalliser la psyché tourmentée ou fracturée de chaque protagoniste.
En 2025, Emmanuelle Bastet et le scénographe Tim Northam choisissent de traduire les méandres complexes de l’œuvre plutôt que son héroïsme guerrier dans un univers intemporel où le bleu-violet domine. Couleur de la mer, puisque l’action se situe au port de Ninfea en Crimée. Le dispositif de multiples escaliers, latéraux et rétractables, reconfigure adroitement chaque confrontation entre les dominants (Mitridate et ses fils) et les couples amoureux par la faculté de descendre, gravir, se coucher sur les marches, voire de s’y abriter (la geôle de Farnace). Ces hauteurs ne symbolisent pas exclusivement les instruments de pouvoir du palais royal. Ils peuvent aussi représenter l’espace mental des protagonistes (les secrets, trahisons, désirs refoulés), espace labyrinthique à la manière des architectures de Piranesi. La direction d’acteur joue sur les déplacements dans ces espaces, décuplés par de lumineuses projections quadrillées au sol, ou d’ombres menaçantes sur les parois (lumières de François Thouret). Dernier dispositif, la descente de rideaux perlés (scène de l’empoisonnement tenté par le couple d’Aspasia) ou celle d’un rideau-vitrail en fond de scène (incendie du camp romain) contribuent à la flamboyance de huit-clos raciniens. Lesquels se soldent par l’apaisement empreint de l’optimisme des Lumières.
Belle et jeune distribution
En 2025, comment faire vivre un opera seria avec un seul (et bref) quintette en guise de conclusion ? En misant sur l’excellence de la préparation et de la distribution, au prix de quelques coupures. Selon le canon métastasien, le recitativo secco (récitatif) introduit chaque aria da capo. Si la continuiste Yoko Nakamura (clavecin) l’accompagne avec réactivité (parfois trop inventive), l’auditoire s’accroche davantage à l’animation des recitativi accompagnati (par l’orchestre). Leur nombre et leur puissance chahutent la dramaturgie corsetée du seria. Par ailleurs, l’écriture symphonique de quantité d’arias singularise chaque rôle, notamment par les flûtes et hautbois (Aspasie), les trompettes et timbales (finale) et le cor concertant qui enrobe la vindicte de Mitridate. A la tête de l’Orchestre national de Montpellier, Philippe Jaroussky dynamise ces orchestrations dans les ritournelles introductives qui assurent de trépidantes transitions avec le tempo des recitativi (préparation de Marco Crispo, chef assistant).
Dans le rôle-titre, le ténor Levy Sekgapane (Mitridate) fait exploser sa rage de guerrier défait (« Se di lauri il crine adorno ») et la cruauté de son amour malheureux avec un engagement physique impressionnant. Le registre belliqueux des arie di furore (une quinte aigue valeureuse) est bien conduit jusqu’ au climax atteint dans celle avec le cor concertant (Eloy Schneegans).
Au sein du quatuor des jeunes couples, la prépondérance des voix aiguës (fruit du cahier milanais des charges) est un véritable défi pour les programmateurs du XXIe siècle choisissant les timbres de contre-ténor pour remplacer ceux des castrats. Avec des choix différents du bel enregistrement de Mitridate (3 CD Erato, 2022), la distribution montpelliéraine brille par son éclat et sa jeunesse. Le couple de « Prima donna » et de « Primo uomo » (terminologie de 1770) est confié à la soprano Marie Lys (Aspasia) et au contre-ténor Key’mon Murrah (Sifare). L’une assure avec professionnalisme un parcours assassin d’arie (vocalises impeccables, mais dures) jusqu’à la pamoison de l’extatique « Pallid’ombre ». Ce rôle préfigure la galerie des victimes mozartiennes de l’amour, de Fiordiligi à Elvira. Indéniablement, la fleur de cette production est celle du contre-ténor américain Key’mon Murrah dont le timbre d’une douce et frémissante chaleur s’enflamme lors de coloratures sous contrôle ou s’adoucit en pianissimi envoûtants. Aussi, leur seul duo de la partition (« Se viver, non degg’io » ) s’écoute con piacere !
Interprété par Hongni Wu (Farnace) et Lauranne Oliva (Ismène), le second couple délivre une musicalité expressive en relation avec leur psyché plus complexe. La mezzo-soprano (Farnace) aux graves moelleux séduit par la meilleure accentuation italienne du recitativo, tout en émouvant le public par une belle sincérité. Quant à la jeune Lauranne Oliva, sa vivacité scénique et vocale anime sa vertueuse interposition entre le roi et le fils félon, sans omettre de rayonnantes coloratures jusqu’au contre ré. Dans le rôle du gouverneur et confident du roi, le contre-ténor Nicolò Balducci (Arbate) déploie une projection énergique, tandis que la seule aria conservée pour le tribun romain vivifie le finale grâce au ténor Remy Burnens.
Si certains amoureux de l’opera seria mozartien préfèrent les titres de la maturité – Idomeneo ou La clemenza di Tito – cette production de Mitridate a l’immense mérite de légitimer sur scène l’inventivité native de Wolfgang. A l’Opéra-Comédie de Montpellier, le vif succès public rappelle celui de la première milanaise en 1770 qui proclamait « Viva il Maestrino ! »
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Pour aller plus loin :
- Mitridate, rè di Ponto de W. A. Mozart. Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski, avec Michael Spyres, Elsa Dreisig, Paul-Antoine Bénos-Djian, Julie Fuchs, Sabine Devieilhe. Coffret de 3 CD, Erato, 2022.
Mitridate : Levy Sekgapane
Farnace : Hongni Wu
Sifare : Key’mon Murrah
Aspasia : Marie Lys
Ismène : Lauranne Oliva
Arbate : Nicolò Balducci
Marzio : Remy Burnens
Orchestre national de Montpellier Occitanie, dir. Philippe Jaroussky
Marco Crispo, chef assistant
Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Scénographie et costumes : Tim Northam
Lumières : François Thouret
Mitridate, rè di Ponto, K.87
Opera seria en trois actes de W. A. Mozart, livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi, créé le 6 décembre 1770 au Teatro Regio ducale de Milan
Montpellier, représentation du mardi 8 avril 2025
1 commentaire
Magnifique éclairage de Sabine Teulon Lardic qui ajoute encore au plaisir d‘’assister à ce Mitridate que j’ai trouvé magnifique.