Gênes, L’Amour de Danaé, 9 avril 2025
Le Carlo Felice ne se contente donc pas de l’effet « scoop » de cette première Danaé italienne, mais propose une lecture vraiment intéressante de cette œuvre, portée par une interprétation musicale de grande qualité.
La première italienne de L’Amour de Danaé de Strauss, à Gênes, devait avoir lieu le dimanche 6 avril : en raison d’une grève, causée par la reprise du conflit entre les salariés de la Fondation Teatro Carlo Felice, la direction et la mairie, elle a finalement eu lieu le mercredi 9 avril.
C’est un objet étrange que ce dernier opéra de Strauss, comédie mythologique dans la grande mode du XIXe siècle, imaginant un improbable triangle amoureux entre Danaé, Jupiter et Midas, mais achevé sous les bombes de la Seconde guerre mondiale.
Laurence Dale prend à bras le corps cette incongruité pour en faire le point focal de sa lecture de l’œuvre : dans une mise en abyme du théâtre, les personnages semblent jouer, comme dans un rêve, la fiction de la fin d’un monde. C’est une mise en scène empreinte d’une certaine nostalgie : un cadre de scène délabré, un piano renversé et quelques ruines constituent le décor fixe qui relie ceux des trois actes, qui eux en revanche recréent des décors psychédéliques – pour le premier acte – ou mythologisants – pour les deuxième et troisième acte – confinant au clinquant ou au rococo. Ils suggèrent la fin d’une civilisation qui continue, aveugle, à se rejouer son passé doré, ou le souvenir mélancolique d’un monde désormais en flammes. On pense évidemment au regard d’un Strauss octogénaire, ainsi qu’aux autres artistes cosmopolites de sa génération, comme son ami Stefan Zweig, sur la destruction d’une certaine idée de la culture et de l’Europe, mais aussi aux pratiques théâtrales que l’on perpétuait dans les camps de concentration, parfois pour des raisons propagandistes, comme à Theresienstadt – la paroi en briques nues de la partie latérale du cadre de scène évoquait en effet une construction civile ou militaire, et pas seulement théâtrale.
La mise en scène de Laurence Dale insiste d’ailleurs sur cette dimension autobiographique, testamentaire : au-delà du parallèle entre le mythe et la dissolution de la culture germanique dans les horreurs du Troisième Reich et de la guerre, il thématise aussi l’adieu de Strauss, en faisant un personnage de l’opéra, d’abord spectateur, en compagnie de sa femme, du premier acte, puis descendant sur scène, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du drame, créateur évoluant dans sa création. En revanche, un peu plus poussive et moins efficace la projection de vidéos du « vrai » Strauss en fond de scène, qui devient redondante par sa longueur. L’usage de la vidéo pour animer le fond de scène n’est en effet pas toujours heureux : si au premier acte, la rupture brutale entre l’or hyperbolique du rêve de Danaé et l’ambiance crépusculaire et brumeuse qui la suit immédiatement s’avère très efficace, d’autres illustrations de fond de scène pèchent par une forme de kitsch, dont on peut cependant se demander s’il n’est pas volontaire, tant il fait écho au rococo de certains décors (le lit de Jupiter par exemple) évoquant l’univers de l’opérette. Les interventions des quatre danseurs symbolisant l’Or sont parfois dispersives et n’apportent pas grand-chose.
Du point de vue de la partition et de son interprétation, c’est un bonheur que ce flot de musique ; l’orchestre du Carlo Felice est mené par le sang-froid et la maestria de Michael Zlabinger, qui accomplit en outre le prodige de remplacer au pied levé Fabio Luisi, empêché. Largement augmenté par rapport à son volume habituel, en particulier du côté des bois, des cuivres et des percussions, l’orchestre jubile de cette opportunité de mouvoir de telles masses sonores (quels effets de basses !) ne maîtrisant d’ailleurs pas toujours cet enthousiasme et couvrant par moment les chanteurs – mais qu’importe ! La concentration et la précision sont au rendez-vous. Sublime le « Midas – Geliebter – Bleibe mir hold » de la fin du deuxième acte, trio suspendu entre Danaé, un tapis de vents et le solo du premier violon, Giovanni Battista Fabris. En général, les actes II et III ont été une grande réussite musicale. Par ailleurs, détail qui a son importance, pour le non-natif expatrié en Italie, pouvoir jouir de trois fois une heure de musique vocale, sans les sempiternels applaudissements après chaque air, est un luxe inouï qui se déguste. À quand la prochaine fois ?
On peut ainsi profiter à plein de la maestria d’Angela Meade, à la fois grandiose et aérienne dans ce rôle : au-delà des qualités vocales, elle incarne une Danaé troublante, pour laquelle l’or est aussi une malédiction, une séduction mortifère. L’aveu d’amour pour Midas, à Jupiter inconsolable, « Ew’ge Pfanne trennen sich », est un grand moment.
Meade forme un excellent duo avec le ténor John Matthews Myers, qui conjugue la puissance nécessaire pour passer au-dessus de la masse orchestrale, et les qualités expressives. Scott Hendricks campe un Jupiter à la fois drôle et émouvant, irréprochable dans son interprétation vocale, bien qu’on puisse regretter un volume parfois limité pour ce rôle.
Les quatre reines, Anna Graf, Agnieszka Adamczak, Hagar Sharvit et Valentina Stadler, accomplissent un tour de force, gérant avec une grande précision l’imbrication complexe des quatre lignes mélodiques, tout en faisant des pitreries. Tuomas Katajala en Pollux et Timothy Oliver en Mercure contribuent à l’efficacité comique de l’ensemble par un jeu excellent et une interprétation musicale sans reproche.
On peut se féliciter que le Carlo Felice ne se contente donc pas de l’effet « scoop » de cette première Danaé italienne, mais propose une lecture vraiment intéressante de cette œuvre. La mise en scène de Dale, imitant le geste musical de Strauss, mêle citations visuelles (on croise le Radeau de la Méduse, la valse viennoise, les foules de migrants), suggestions par petites touches, tout en maintenant un langage clair. C’est d’ailleurs une gageure que de rendre lisible ce livret assez tortueux. Malgré les accents wagnériens, le final de cette œuvre est lumineux, et l’or du Rhin ne se dissout pas dans un crépuscule, mais laisse la place à un bonheur trouvé dans la simplicité et la bonté. Les mots de Jupiter, dans le final, sonnent comme un testament de Strauss, peut-être utile à garder à l’esprit dans cette époque troublée : « Menschenliebe : Göttergeschenk ! / Menschenliebe : Gefahr dem Gotte », c’est-à-dire « L’amour des hommes : un don divin/ L’amour des hommes : un danger pour le dieu ».
E per leggere la recensione (altrettanto entusiasmante!) di Renato Verga, cliccate qui!
Danaë : Angela Meade
Midas : John Matthew Myers
Jupiter : Scott Hendricks
Mercure : Timothy Oliver
Pollux : Tuomas Katajala
Xanthe : Valentina Farcas
Premier roi : Albert Memeti
Deuxième roi : Eamonn Mulhall
Troisième roi : Nicolas Legoux
Quatrième roi : John Paul Huckle
Semele : Anna Graf
Europe : Agnieszka Adamczak
Alcmène : Hagar Sharvit
Leda : Valentina Stadler
Quatre gardes : Domenico Apollonio, Bernardo Pellegrini, Luca Romano, Andrea Scannerini
Une voix : Valeria Saladino
Orchestre et choeur de l’Opéra Carlo Felice de Gênes, dir. Michael Zlabinger
Chef du choeur : Claudio Marino Moretti
Mise en scène : Laurence Dale
Décors et costumes : Gary McCann
Lumières : John Bishop
Balletto Fondazione Formazione Danza e Spettacolo “For Dance” ETS
Der Liebe der Danae
Comédie mythologique en trois actes de Richard Strauss, livret de Joseph Gregor, créé à Salzbourg le 14 août 1952.
Nouvelle mise en scène de la Fondazione Teatro Carlo Felice di Genova. Première représentation italienne de la version originale avec des équipes artistiques italiennes.
Teatro Carlo Felice di Genova, représentation du mercredi 9 avril 2025.