En tout point très différent de celui récemment proposé au public parisien, ce nouveau Werther séduit et émeut le public liégeois.
Les Werther se suivent et ne se ressemblent pas… Après la lecture de Christof Loy, applaudie à la Scala puis tout récemment au TCE, c’est celle de Fabrice Murgia que l’on peut actuellement découvrir à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège. À rebours de la tendance actuelle, le metteur en scène ne propose nulle transposition dans le monde contemporain, mais choisit, au-delà de l’époque où est censée se dérouler l’histoire, de centrer son propos sur les relations entre les personnages et le poids des conventions sociales qui leur interdit de vivre librement leur passion amoureuse. Toujours à rebours de ce qu’on voit sur la plupart des scènes lyriques, avec la complicité de Rudy Sabounghi (décors), Marie-Hélène Balau (costumes) et Emily Brassier (lumières), il ne choisit pas le parti-pris de la laideur et offre aux regards un spectacle plaisant toujours en relation avec les situations dramatiques. D’aucuns jugeront peut-être le résultat un peu sage et attendu, surtout au regard de l’intéressante note d’intention présente dans le programme. Mais l’utilisation de la « performance filmique » (terme désignant le fait de filmer et de diffuser en direct une vidéo, utilisé par Cyril Teste qui l’emploie quasi systématiquement dans ses spectacles) apporte un vent de modernité à la mise en scène (sont ainsi mises en valeur les réactions de tel ou tel personnage aux moments clés de l’action sans que, fort heureusement, le procédé se faille trop intrusif), ainsi que quelques trouvailles (Albert découvrant sur une vitre le message que Werther a écrit à son intention), dont certaines ont cependant déjà été vues dans d’autres mises en scène de l’œuvre (Albert lisant les lettres de Charlotte pendant la scène finale).
Le public a fait fête aux interprètes musicaux, qui ont tous apporté une contribution de qualité au spectacle – à commencer par l’orchestre maison : si l’on note quelques imprécisions dans certaines attaques (le premier accord du tutti par lequel s’ouvre le prélude de l’œuvre, ou celui ouvrant le troisième acte), les musiciens excellent à rendre compte de l’atmosphère à la fois tendre et mortifère si caractéristique de l’œuvre, notamment dans les préludes déjà nommés des actes I et III et dans le premier tableau du dernier acte (« La nuit de Noël »), avec ici et là de belles interventions solistes (le saxophone alto notamment, dans l’émouvante introduction de l’Air des larmes). La passion que Giampaolo Bisanti insuffle à sa direction, tout à tour rêveuse (délicat et vaporeux « Clair de lune »), tourmentée (l’envolée lyrique du « Je donnerais à jamais ma vie pour garder à jamais ces yeux » de Werther au premier acte), dramatique (la « Nuit de Noël »), en un mot : éminemment romantique, confirme s’il était besoin la sensibilité et l’impeccable goût du musicien, ainsi que ses affinités avec le répertoire français.
La distribution réunie par l’Opéra de Liège est très différente de celle entendue il y a quelques jours à Paris, mais tout aussi homogène dans la qualité, jusque dans les petits rôles : Pierre Derhet et Samuel Namotte sont parfaits en Schmidt et Johann. Ugo Rabec est un bailli sobre et particulièrement bien chantant, évitant judicieusement de grossir le trait dans l’incarnation d’un personnage souvent caricaturé. Elena Galitskaya, qui fut tout récemment une belle Edwige dans Guillaume Tell, tire habilement son épingle du jeu en Sophie, dont elle propose une image fraîche mais dépourvue de mièvrerie. Ivan Thirion est un Albert inhabituellement jeune de silhouette et de voix : même si l’on est en droit d’attendre un timbre plus sombre et peut-être un peu plus de mordant dans l’interprétation, cette jeunesse confère finalement une nouvelle couleur au personnage et en renouvelle notre approche.
L’opulence des moyens de Clémentine Margaine en font une Charlotte très différente de celle récemment campée par Marina Viotti. La voix, puissante, large, épaisse, renoue avec les Charlotte « grand format » (façon Rita Gorr) dont nous avons un peu perdu l’habitude. Pleinement femme dès sa première apparition, elle ne donne pas à voir la métamorphose de l’adolescente, mais incarne dès le premier acte une femme prise au piège d’un rôle que sa mère lui a imposé mais qu’elle n’était pas prête à endosser, ni, peut-être, ne souhaitait véritablement : celui d’une mère de substitution et d’une femme mariée avant l’heure. L’importance des moyens n’empêche pas la chanteuse de traduire les faiblesses et la fragilité du personnage, mêle si les moments les plus dramatiques la trouvent encore plus à son avantage.
Arturo Chacón-Cruz est lui aussi un Werther en tout point différent de celui incarné par Benjamin Bernheim. Le ténor mexicain ne peut bien sûr rivaliser avec son homologue franco-suisse pour ce qui est de la clarté du timbre ou de l’idiomatisme de la diction – même si son français est comme on sait des plus convenables. Mais sa voix, plus ancrée dans le grave que celle de Bernheim, aux couleurs plus immédiatement mélancoliques, lui permet de dessiner un Werther sombre, grave, d’emblée touchant et marqué au sceau de la mélancolie. Ne manque à ce Werther qu’un art plus consommé de la demi-teinte et de la mezza voce, mais en l’état il émeut pleinement le public qui lui fait un triomphe après un lied d’Ossian de haute tenue, ainsi qu’au rideau final. Mention spéciale aux enfants de la maîtrise, préparés par Véronique Tollet : en dépit d’un léger décalage au dernier tableau (l’idée, séduisante visuellement, de les placer de part et d’autre de la scène dans les loges latérales, n’a peut-être pas facilité les choses musicalement), ils se sont montrés à la hauteur de l’enjeu et parfaitement intégrés au spectacle !
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Retrouvez Giampaolo Bisanti en interview ici !
Werther : Arturo Chacón-Cruz
Charlotte : Clémentine Margaine
Sophie : Elena Galitskaya
Albert : Ivan Thirion
Le Bailli : Ugo Rabec
Schmidt : Pierre Derhet
Johann : Samuel Namotte
Bruehlmann : Jonathan Vork
Kätchen : Lucie Edel
Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège , dir. Giampaolo Bisanti
Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège
Mise en scène : Fabrice Murgia
Décors et scénographie : Rudy Sabounghi
Costumes : Marie-Hélène Balau
Lumières : Emily Brassier
Vidéo : Giacinto Caponio
Werther
Drame lyrique en 4 actes de Jules Massenet, livret d’Edouard Blau, Paul Millet et Georges Hartmann d’après Goethe, créé (en allemand) à l’Opéra Impérial de Vienne le 16 février 1892 (création dans la langue originale française le 27 décembre 1892 à Genève).
Opéra Royal de Wallonie Liège, représentation du dimanche 13 avril 2025.